Dans la grande famille des
écrivains oubliés de notre littérature, Georges Darien, de son vrai nom Georges Hippolyte Adrien
(1862-1921), occupe une place toute particulière. Un peu plus jeune que Léon
Bloy, animé de la même verve pamphlétaire,
pauvre lui aussi, il ne connut jamais une gloire semblable à celle de son
illustre aîné. Ce n’est pourtant pas tant le talent qui les a distingués, mais
peut-être les appuis, les amis. Bloy fut le disciple de Barbey
d’Aurevilly et c’est à ce dernier qu’il
dut son lancement dans les lettres, là où Darien, farouchement indépendant,
mena sa carrière, à la lettre, seul contre tous. Le résultat est aujourd’hui
devant nous.
Né en 1862 au sein de la petite
bourgeoisie protestante, Georges Darien entra très jeune en rébellion, d’abord
contre l’armée, ensuite contre la société entière, c’est-à-dire en vrac les
cléricaux, les nationalistes, les antisémites, les marxistes, les bourgeois,
les pauvres, etc. Révolté par l’hypocrisie, la bassesse et la lâcheté de ses
contemporains, il accompagna de ses écrits les tumultes du mouvement
anarchiste qui à coups d’attentats et
d’assassinats fit trembler l’Europe à la fin du XIXe siècle. De son vivant, son
œuvre ne lui valut pas plus qu’un succès d’estime auprès d’auteurs comme Alfred
Jarry ou Alphonse Allais. Renié par sa famille, ignoré par la critique qui
ne pouvait lire sans rougir ses livres assassins, il vivota quelque temps en
publiant des articles, puis disparut à plusieurs reprises à l’étranger. On suppose
qu’il fut voleur à l’instar de Randal, héros de son roman aujourd’hui le plus célèbre, quoiqu’à notre avis
le moins bon, Le voleur. Lorsqu’il mourut en 1921, Darien n’avait donc rien à
perdre ; c’était déjà un inconnu.
C’est à Jean-Jacques Pauvert, grand et courageux éditeur s’il en fut, que l’on
doit la redécouverte de cet écrivain. L’essentiel de son œuvre fut republié
chez 10/18 à partir des années
1960, Le voleur ayant même droit aux honneurs de la collection Folio de Gallimard. Si ce dernier livre a connu un succès plus large, il le doit sans
doute à son originalité (les péripéties d’un voleur, pas gentleman, mais qui
vole surtout les bourgeois), aux déclarations enthousiastes d’André
Breton, à la belle adaptation de Louis
Malle pour le cinéma, mais encore et
surtout à son ton, très critique à l’égard de la société bourgeoise et des
mouvements politiques (nationalistes, socialistes et même anarchistes).
Toutefois, ce roman reste bien moins virulent que la plupart des autres livres
de Darien, ce qui n’est probablement pas étranger non plus à sa meilleure
diffusion…
Le pamphlet, voilà en effet l'art où Georges Darien excelle en virtuose. Chacun de ses ouvrages,
qu’il emprunte ou non le genre du roman, est l’occasion de le prouver. L’auteur
y règle ses comptes, mais au-delà des seules considérations personnelles, c’est
surtout son profond désir de vérité, sa sincérité désespérée, qui lui donnent
ses armes les plus redoutables.
Ainsi, depuis son premier jusqu’à
son dernier livre, Darien combattit la société bourgeoise et ses corps. Il
commença par s’attaquer à l’armée, institution qu’il exécrait pour
d’excellentes raisons : alors qu’il effectuait son service militaire, il
fut chassé de son régiment pour insoumission et aussitôt expédié au bagne où 33
mois durant il subit le régime des forçats. En 1888, il tira de cette
expérience son premier roman, Biribi, discipline militaire, terrible description de ces
camps militaires d’Afrique du Nord où
les soldats insoumis purgeaient leur peine : travaux forcés, humiliations,
mauvais traitements, tout le régime savamment imaginé par l’armée pour briser
les fortes têtes y est dénoncé avec fracas. Par son sujet polémique, ce premier
livre ne passa pas totalement inaperçu, ayant en outre suivi de près la publication
de Sous-offs de Lucien Descaves qui
fit grand scandale.
Les livres suivants poursuivirent
dans cette voie. Après Bas les cœurs ! (1889) qui décrit les lâchetés et
compromissions de la bourgeoisie versaillaise en 1870-71, Les Pharisiens (1891) dénonce l’antisémitisme
des milieux journalistiques et littéraires. Tous les personnages y sont
facilement identifiables, à commencer par l’Ogre, incarnation très amusante d’Édouard
Drumont, qui plastronne depuis le succès
magistral de son livre La Gaule sémitique (La France juive, faut-il le dire ?). Léon Bloy
fait quant à lui une sympathique apparition sous les traits transparents de Marchenoir, tandis que Vendredeuil, le jeune écrivain écœuré par les méthodes
crapuleuses des antisémites, n’est autre que Darien lui-même. Ce livre, très
mal vendu, donna à l’écrivain quelques amis (Bernard Lazare notamment) et beaucoup de nouveaux ennemis…
Enfin, somme de ces romans, le
véritable pamphlet vint en 1898 : La belle France. Mûri pendant de longues années,
cet ouvrage touffu et foisonnant vomit un torrent de révolte. Cette fois-ci,
tous les sujets y passent : condition féminine, nation, antisémitisme,
armée, colonialisme, Église, marxisme… Il contient tant de colère, tant
d’impitoyables jugements, qu’il est bien difficile d’en résumer la substance.
Le mieux est encore d’en donner quelques extraits.
Ainsi, l’armée, naturellement,
reste un sujet de prédilection :
« On pourrait exposer sans
peine […] de quelle façon les officiers ont à maintes reprises, et surtout
depuis ces dernières années, fait de la France la risée du monde entier. Depuis
1871, ils mascaradent comme les représentants attitrés, le symbole vivant de la
patrie. On a osé écrire qu’ils portent dans leurs fourreaux l’honneur et
l’avenir de la France. On a osé écrire ça. J’écris que ce qu’ils ont dans leurs
fourreaux, c’est une lame mal trempée, qui fut présentée aux Prussiens la
poignée en avant, qui donna le signal du feu contre les Français de Paris, de
Fourmies et d’ailleurs, qui égorgea des nègres sans défense et coupa leurs
bourses après avoir coupé leurs gorges. J’écris que cette lame qu’Esterhazy, à
l’image de tant d’autres, sut utiliser comme pince-monseigneur, et qu’Anastay essaya
vainement de croiser avec le couperet du bourreau, sera brisée par l’épée de
l’ennemi ou rompue entre les poings du peuple. Cette lame, dont les moulinets
émerveillent la foule imbécile, n’est pas l’arme dont doit se servir la France
dans une lutte qui est proche, probablement, et qui sera suprême, certainement.
Ces officiers ne sont pas ceux qui doivent mener au feu les troupes de la
République française dans une guerre où elles combattront, forcément, pour la
liberté et l’égalité. »
Mais plus originaux sont les
développements consacrés au socialisme marxiste, développements qui furent
d’ailleurs habilement escamotés de l’édition donnée par Jean-François Revel dans les années 1960, sous l’officiel prétexte que « la
verve de Darien [n’y était] pas sur son meilleur terrain ». Que
l’on juge plutôt :
« La lutte des classes est
un des dogmes fondamentaux du socialisme. Pourquoi les classes doivent être en
lutte, c’est ce que personne ne pourrait dire ; mais il ne faut pas
discuter les dogmes. On ne pourrait pas dire davantage pourquoi il y aurait un
parti socialiste ; pourquoi il y aurait, en face des différents partis des
riches, d’autre parti que celui de tous les opprimés ; et pourquoi, même,
ces opprimés, jusqu’au moment au moins où ils pourront agir, formeraient un
parti. Il est probable qu’un parti exclusif, dogmatique, autoritaire, est
nécessaire à la vanité risible et à l’ambition creuse des ouvriers sans honte
et des bourgeois honteux qui se sont donné la mission d’émasculer les pauvres
et de museler la misère. »
Sans surprise, ce livre fut
d’abord refusé par les éditions de la Revue Blanche dans une lettre qui pourrait servir de modèle de
dérobade aux plus professionnels des lâches. Lorsqu’il fut enfin publié en 1900
(chez Stock), un seul article en
signala l’existence ; il fut aussitôt relégué à la place qui d’avance
semblait devoir lui être assignée : les oubliettes. Maintenant qu’il en est
enfin sorti, il n’est que temps de le découvrir. Si l’on veut en effet
connaître la pensée de cet écrivain bien injustement bâillonné, c’est La
belle France qu’il faut lire en premier. Darien ne s’y contente
d’ailleurs pas de dénoncer, il y propose, expose les réformes qui doivent venir
et qui, de fait, viendront pour certaines (séparation de l’Église et de l’État,
libération des femmes, fin des colonies…). On est stupéfait par la modernité de
ses jugements, par la justesse de ses propos, à une époque où même chez les
plus humanistes des intellectuels les préjugés ne manquaient guère. Enfin, les
prophéties sont légion elles aussi, et combien vérifiées hélas ! L’avenir
de la France, selon Darien, se résumerait peut-être dans cette phrase :
« Si le nom français ne doit
pas être à jamais rayé de l’histoire, il faut que la France des Nationalistes,
c’est-à-dire la France de Rome, trouve demain devant elle la France des Juifs,
des Protestants, des Intellectuels et des Cosmopolites, c’est-à-dire la France
de la Révolution – et qu’elle triomphe, si elle peut ; ou qu’on lui foute
les tripes au soleil, une fois pour toutes. »
On voit comme il serait réducteur
de qualifier La belle France de simple
pamphlet. C’est Darien lui-même qui conclut sur ces mots qui lui
ressemblent tant : « Je ne sais pas si c’est un livre, je
voudrais que ce fût un cri ».
Lucien JUDE
Images : portrait de Darien (source ici), couverture du Voleur chez Pauvert (source ici), couverture de Biribi chez 10/18 (source ici), couverture de La belle France, éditée chez Pauvert avec d'importantes coupures (source ici), puis chez 10/18 en version intégrale (source ici).