On sait que les francs-maçons
inspirent toutes sortes de légendes et de rumeurs ; les malheureux n’en
finissent plus d’occuper les unes du Point et de L’Express,
hebdomadaires fort préoccupés de comprendre les opaques mystères qu’on leur
cache. Il faut reconnaître que le folklore entourant les rites et symboles de
la franc-maçonnerie n’a pas peu contribué à la fascination/répulsion que porte
sur elle le grand public. À y bien regarder, quelques-uns de ces rites sont même
à peine croyables tant le grotesque y atteint des proportions délirantes… Il en
va ainsi du fameux signe de détresse maçonnique.
Les francs-maçons utilisent
(utilisaient ?) différents signes afin notamment de se reconnaître entre
eux. La réglementation est assez compliquée suivant les grades et les loges
mais toujours est-il qu’un code existe qui comprend entre autres le signe d’horreur
(sic) et le signe de détresse, ce dernier ne pouvant a priori être utilisé que
par les grands maîtres et dans un cas d’extrême nécessité. Le brave sapeur
Camember, rappelons-le, possédait quelques rudiments dudit code.
D’après la légende, le signe
de détresse eut une réelle utilité en permettant à de nombreux francs-maçons de
sauver leurs vies dans des situations désespérées. Ainsi lors d’une bataille,
le frère accomplissant le signe pouvait être aussitôt reconnu par un ennemi
franc-maçon et par la même occasion voir sa vie épargnée. On prétend que ce fut
souvent le cas lors des guerres napoléoniennes. Plus curieusement, un maçon
tombé entre les mains d’Indiens d’Amérique aurait eu la vie sauve en faisant le
signe car il fut ainsi reconnu du chef de la tribu qui, miracle ! avait été
élevé en Angleterre et judicieusement initié. En bref, les maçons étant
partout, il ne coûte rien d’essayer. L’histoire ne dit pas hélas combien de
malheureux périrent après avoir tenté le fameux signe.
Mais ce signe de détresse,
en quoi consiste-t-il au juste ? La réponse n’est pas aisée, car, comme
toujours, les pratiques divergent suivant les loges. En France, du moins, il
est souvent défini comme suit : porter la jambe droite derrière la gauche,
incliner le buste en arrière ; placer les mains, doigts entrelacés, paumes vers
le ciel au-dessus de la tête et, dans cette position, s’écrier : « À moi les
enfants de la veuve ! ». Simple comme bonjour, surtout dans un cas de danger
extrême !
L’exemple le plus frappant d’utilisation
de ce signe original se devait d’être français. La franc-maçonnerie était bien
représentée parmi les parlementaires de la IIIe République, notamment
conservateurs. Lorsque le 23 juin 1899, M. Waldeck-Rousseau présenta à la
Chambre son gouvernement de défense républicaine, une hostilité générale se
manifesta dans l’hémicycle. Il faut dire que le gouvernement comprenait pour la
première fois un socialiste, M. Millerand (qui du reste allait bientôt prendre
goût au pouvoir), et un certain général Gallifet, marquis aux talons rouges
devenu « républicain » anticlérical. Bref, tout portait à croire que
ce curieux gouvernement d’union ne serait pas accepté lorsque soudain,
surgissant de nulle part, le député franc-maçon Henri Brisson demanda la
parole. Il s’avança à la tribune et exhorta les députés à voter la confiance au
gouvernement Waldeck-Rousseau. Terminant son discours, on affirme qu’il fit
alors le signe de détresse maçonnique à plusieurs reprises, permettant de
rallier aussitôt tous les francs-maçons de la Chambre. Comme par hasard, le
gouvernement fut immédiatement investi. Voici ce qu’en dit avec effroi le
journal La Croix quelques jours
après (29 juin 1899) :
LE SIGNE DE DÉTRESSE
Tout le monde, à la Chambre,
a été frappé du revirement subit que l’intervention de M. Brisson a produit
dans les dispositions d’un grand nombre de députés radicaux et socialistes.
Que s’est-il donc passé ?
M. Brisson a fait, à
plusieurs reprises, le signe de détresse maçonnique, et tous les députés maçons
ont obéi.
Voici, d’ailleurs, la déclaration
qu’un député républicain, très estimé dans son parti, a fait à un rédacteur de
l’Événement :
« Au lendemain du jour
où parut la liste du Cabinet Waldeck-Gallifet-Millerand, il ne se serait pas
trouvé cent voix à la Chambre des députés pour lui accorder une confiance
quelconque.
Les membres de l’extrême-gauche,
radicaux-socialistes, socialistes purs et révolutionnaires, étaient les plus
exaltés contre l’étrange mixture qui représentait le gouvernement.
Cette impression se
prolongea du commencement de la séance jusqu’à la dernière demi-heure des débats.
M. Mirman, dans son éloquent discours, avait écrasé le ministère et M.
Waldeck-Rousseau n’avait pu prendre le dessus avec sa harangue glacée de
pasteur anglican.
Mais voici que le parti
radical donne à fond. M. Brisson monte à la tribune.
Alors un spectacle curieux
est offert à ceux qui savent le comprendre. M. Brisson adjure avec véhémence
ses collègues radicaux de soutenir le Cabinet et cinq fois (on les a comptées)
il fait le signal d’appel maçonnique qui n’est permis qu’aux grands chefs et
dans les occasions les plus graves.
L’effet est produit :
tous les radicaux dissidents se rallient. Pelletan, Decker-David, Zévnès, qui s’étaient
montrés, quelques heures auparavant, si ardents contre le Cabinet, déclarent qu’ils
s’abstiendront ; les autres radicaux et socialistes accordent leur
confiance. »
Terminons en signalant qu’il
est beaucoup plus aisé d’accomplir le signe de détresse maçonnique de nuit car,
faute de pouvoir rien distinguer, on se contentera de crier : « À moi
les enfants de la veuve ! ».
Lucien JUDE
Images : signe de détresse maçonnique suivant l'un des rites (source ici), le sapeur Camember en train d'expliquer le signe franc-maçon pour entrer gratis au théâtre, représentation d'un maçon sauvé par le signe lors d'une bataille au XIXe siècle (source ici), extrait de La Croix relatant l'épisode du signe de détresse le 29 juin 1899 (source gallica).