Le purgatoire de Lucien Rebatet (1903-1972) semble toucher à sa
fin. Malgré les cris d’orfraie qui ne manquent pas de s’élever dès qu’on
l’évoque, il y a désormais suffisamment d’éditions, rééditions, citations de
ses œuvres, pour que son nom longtemps enfoui et honni devienne presque commun.
Dernier exemple en date de cette réhabilitation, la parution de son roman Les
Épis mûrs chez Le
Dilettante, plus de soixante années après
sa première et dernière édition chez Gallimard (1954).
Rebatet revient donc de loin.
Parmi les écrivains collabos, il faut dire qu’il ne fut jamais considéré comme
très sérieux. Sans le comparer à Céline
qui reste tout à fait à part, Rebatet a été durablement éclipsé par les ombres
de Drieu la Rochelle et Brasillach dont les destins tragiques (suicide pour le
premier, exécution pour le second) favorisèrent une popularité bien excessive.
Mais c’est surtout à son
pamphlet, Les Décombres, best-seller de l’Occupation, que Rebatet doit son bannissement de la république
des lettres. Dès après la guerre, ce pavé publié en 1942 fut rangé au rayon des
horreurs. Comme si des milliers de lecteurs voulaient tout à coup oublier ce
honteux ouvrage plébiscité en des temps malheureux, on mit dessus toutes les
étiquettes imaginables : entreprise de démolition de la France
républicaine, ode au nazisme,
monument antisémite, etc.
Pourtant, au-delà des haines qu’il étale, Les Décombres est avant
tout un livre sans nul pareil sur l’effroyable gabegie de 1940. Narrateur impitoyable, Rebatet y démontre en outre
un incontestable talent littéraire. Ces aspects, on s’en doute, furent de peu
de poids à la Libération. En
même temps qu’était enterré le livre, son auteur en fut récompensé par une condamnation
à mort des plus méritées, bientôt commuée en
détention perpétuelle par la grâce du
président Auriol. L’implacable
logique judiciaire de cette heureuse époque permit que, sept ans plus tard,
Rebatet fût libre…
À rebours de ses écrits
polémistes, il publia alors Les Deux Étendards, roman commencé dès la guerre et
poursuivi pendant sa détention. Ce long récit (1300 pages), directement inspiré
par une expérience de jeunesse, raconte l’histoire de deux amis amoureux de la
même jeune fille, Anne-Marie,
déchirée entre les tentations terrestres et spirituelles. Malgré d’évidentes
longueurs et quelques incohérences, un souffle formidable anime ce roman qui,
dans le Lyon des années 1920,
oppose le mécréant au croyant. Toujours vif, le style de Rebatet se métamorphose
avec les scènes, passant du plus pur lyrisme à de rares obscénités, du sarcasme
à de pathétiques déclarations d’amour, des émois du satyre au débat
théologique. Le lecteur en est tout étonné et reste émerveillé devant tant de
prodiges.
Édité par Gallimard grâce à
l’appui de Jean Paulhan, ancien
résistant dont l’honnêteté n’est plus à prouver, Les Deux Étendards
n’eut néanmoins aucun succès. À l’image de Céline à la même époque, les anciens
collabos n’étaient pas pardonnés, et Rebatet le premier, lui qui dans Les
Décombres et les colonnes de Je
Suis Partout s’était
montré l’un des plus zélés partisans du nazisme. Favorisé par la rumeur et
quelques éloges venus de littérateurs avertis, son roman n’en commença pas
moins une belle carrière de livre « maudit » qui justifia plusieurs
rééditions jusqu’à aujourd’hui (2007 pour la dernière en date).
Le deuxième et dernier roman de
Rebatet parut donc peu après le précédent, en 1954. Les Épis mûrs se veut la biographie d’un jeune musicien de génie, Pierre
Tarare, née avec cette génération qui fut fauchée par la Grande
guerre (le titre est tiré d’un vers de Péguy, « Heureux les épis mûrs et les blés
moissonnés »). À travers ce roman, l’ancien critique musical que fut
Rebatet expose largement sa passion pour la musique au fil d’interminables
conversations de mélomanes qui apparaissent bien obscures au lecteur néophyte.
Tout au contraire des Deux Étendards, l’intrigue est quant à elle
exagérément hâtive : brimé par un père obsédé par les seules sciences, le jeune
Pierre doit s’adonner à son amour pour la musique dans une clandestinité toute
romanesque, développant son génie à coup de fugues, vols et autres esclandres,
avant de trouver enfin le grand amour dans un très mauvais remake de la tour
Farnèse de La Chartreuse de Parme, scène déjà des plus exaspérantes
chez Stendhal…
Et pourtant, Les Épis mûrs n’en demeure pas moins agréable à lire. En dépit de
ces défauts, plusieurs scènes rehaussent le tout et parviennent à donner un
intérêt certain à l’ensemble. Si on reste très loin des Deux
Étendards, l’auteur a le mérite de
s’essayer à un registre plus léger, souvent plein d’humour, avec un rythme
entraînant quoique parfois trop rapide. Sans même être amateur de musique
classique, on y trouve bien des réflexions intéressantes sur cet univers,
notamment à propos des œuvres de Schoenberg et Stravinsky. Enfin, les dernières pages consacrées à la Guerre
de 14 sont tout particulièrement réussies, rappelant d’ailleurs certains
passages des Décombres, où l’on voit Rebatet décrire l’incomparable
stupidité des galonnés de l’armée française. Un extrait en hommage à notre
grande ganache Gamelin :
Aussi bien, dans cette heureuse période de guerre installée et active, chacun des chefs en vue de ce Bureau patronnait son offensive personnelle, l'alimentait, la choyait. C'est ainsi que le lieutenant-colonel Gamelin, chef justement du Troisième Bureau, et collaborateur favori du général Joffre, avait jeté son choix sur l'Hartmannswillerkop, le Vieil Armand, et consacra durant plus d'un trimestre toutes ses journées de Chantilly à le posséder. Après y avoir enterré un nombre convenable d'excellents bataillons, il l'eut, pour en perdre d'ailleurs très vite plusieurs morceaux. Ce fut alors que d'autres colonels se demandèrent, avec une logique suspecte et en tout cas de mauvais goût, à quoi le Vieil Armand pourrait bien être employé. L'état-major ennemi, qui s'était tant acharné à sa défense et à sa reprise, conçut soudain pour lui un dédain identique, et il n'y eut plus aucun combat dans ce secteur jusqu'à la fin de la guerre. Mais si les Allemands furent fondés à déplorer leurs sacrifices, l'utilité pour la France du Vieil Armand se révéla plus tard, puisqu'il servit de tombeau national et exhaustif à vingt-cinq mille chasseurs alpins, et qu'il avait été le champ de manoeuvre d'un futur généralissime.
Hélas,
l’insuccès de ce dernier livre sonna le glas de la carrière d’écrivain de
Rebatet. Tout en ébauchant quelques projets de romans (Margot l’enragée, La lutte finale), il poursuivit donc son métier
de journaliste, essentiellement dans des revues d’extrême droite comme Rivarol, mais aussi au Spectacle
du Monde où sous son
pseudonyme de François Vinneuil il
tint jusqu’à sa mort la critique cinématographique. C’est cependant le thème central des Épis mûrs qui lui ouvrit sans doute la première porte de sa réhabilitation, son Histoire
de la musique publiée en 1969 n’ayant jamais cessé de rester une solide référence.
Lucien JUDE
Autres livres de Rebatet : Lettres de prison, Le Dilettante, 1993. Mémoires d'un fasciste II, Pauvert, 1976 (raconte essentiellement la réception des Décombres et la fin de la guerre vécue par Rebatet), Dialogue de "vaincus", Berg International, 1999 (avec P.A. Cousteau, amusants dialogues écrits par les deux journalistes de Je Suis Partout durant leur captivité à Clairvaux).
Images : Lucien Rebatet lors d'une séance de dédicaces à la librairie Rive Gauche en octobre 1942 (source ici), couverture des Décombres, Denoël, 1942 (source ici), couverture des Deux Étendards, Gallimard, 2007 (source ici), hideuse couverture des Épis mûrs, Le Dilettante, 2011 (source ici), couverture d'Une Histoire de la musique, Robert Laffont, (source ici).