Jean de Tinan (1874-1898) est bien oublié aujourd’hui, c’est le
moins qu’on puisse dire. Pour autant, est-ce si étrange lorsque l’on sait que
cet écrivain est mort à l’âge de 24 ans ? Ne faut-il pas au contraire saluer
la remarquable longévité de ses œuvres — une en particulier — et la survivance
de son personnage de dandy ? Incontestablement, un mythe est né de sa mort
si brusque. Ce mythe l’a montré tel un météore, auteur maudit emporté à la
veille d’une œuvre immense. N’était-il pas à cette époque un proche de Pierre
Louÿs, André Gide ou Paul Valéry, tous encore inconnus ou presque, et aux côtés desquels sa signature
figure dans le numéro 2 du Centaure, l’une de ces revues littéraires aussi éphémères que
brillantes qui pullulaient à la fin du XIXe siècle ? D’aucuns cependant
eurent tôt fait de railler ce prétendu génie dès après sa mort. Cet
« anti-mythe » montra Tinan sous les traits d’un habile mirliflor
déguisé en littérateur. Mort à 24 ans, certes, et quel chef d’œuvre ?
N’est pas Lautréamont qui
veut !
Faisons la part des choses, comme
on dit. La très belle édition des Œuvres complètes de Jean de Tinan est parue chez 10/18, en 1980, dans l’intéressante série « Fins de
siècles » dirigée par Hubert Juin. En deux volumes, elle recense tous les textes importants publiés par
le jeune homme dans sa courte vie littéraire, soit deux romans (dont un
inachevé), un essai, une chronique, une biographie et quelques articles. Beau
bilan quoi qu’on en pense.
Parce qu’elle permet de saisir
toute l’étendue du champ littéraire dans lequel s’inscrivait le jeune écrivain,
la lecture de cet ensemble s’avère passionnante en dépit de l’inégale qualité
des œuvres présentées. Ainsi, il faut d’emblée écarter le très médiocre Document
sur l’impuissance d’aimer, sorte d’essai maladroit sous forme de journal qui aboutit à un plat
recueil de jérémiades. De même, les articles et chroniques de Jean de Tinan au
Mercure de France
ou au Centaure ont beaucoup perdu
de leur intérêt. La plupart des noms cités sont parfaitement oubliés et le tout
est emberlificoté de telle façon que, sans connaissance des personnages
évoqués, on y perd tout à fait pied. Mais il faut bien reconnaître qu’il y a un
certain talent derrière cela : de belles tournures, un style inhabituel pour
l’époque (parenthèses partout en particulier), des éloges pour de jeunes
auteurs dont les talents allaient bientôt éclater (Marcel Schwob,
Alfred Jarry, Léon-Paul
Fargue, Francis Jammes, sans parler d’André Gide et Pierre Louÿs) voire
d’amusantes insolences sur les grands contemporains, qu’il s’agisse du dandy Montesquiou ou de l’inénarrable Paul Bourget :
« M. Paul Bourget a écrit : « Le flirt est l’aquarelle de l’amour ». Les romans de M. Bourget sont l’aquarelle du roman. Il y a de belles aquarelles. »
Mais venons en à l’essentiel. Les
deux romans de Jean de Tinan ont pour héros Raoul de Vallonges, jeune homme derrière lequel l’auteur se peint sans
se cacher. Tous les personnages qui gravitent autour de cette figure sont aussi
aisément identifiables : il y a Pierre Louÿs (Silvande), le philosophe Henri
Albert (Welker) ou encore Willy (Silly), « l’époux de Colette » pour la postérité qui, en plus de sa femme,
employait aussi Tinan comme nègre. Dans Penses-tu réussir !, le premier roman de Tinan, Mallarmé avait salué une nouvelle Éducation
sentimentale. Disons
en effet que le livre est exactement ce que dit ce titre et non ce que fut
l’œuvre qui dans l’histoire littéraire y reste attachée.
Le récit est extrêmement décousu : narrateur extérieur et
pensées de Vallonges alternent parmi les points de suspension et parenthèses.
On est tout de suite frappé par la modernité de certaines phrases et
expressions, de même que par le ton, lucide et moqueur, puis si facilement
mélancolique, montrant sans crainte le ridicule de ces écarts. Tout au long du
roman, le héros poursuit l’amour, la femme, Elle, parce qu’il recherche le bonheur :
il passe par l’échec d’une passion, ses émois, ses espérances, ses illusions,
avant de montrer pourquoi il ne faut pas aimer mais se contenter de cueillir, faute de
jamais pouvoir trouver la femme qui fusionnera la tendresse et le sexe, l’amour
et le désir. On retrouve là les préoccupations propres à bon nombre de ses
contemporains au premier rang desquels André Gide dont la théorisation de cette
distinction fut esquissée dans sa préface à la réédition d’Armance de Stendhal.
Mais ce roman n’est pas une compilation de lieux communs sur
l’amour. Encore une fois, le ton y est suffisamment ironique pour empêcher ce
malheur. En exposant ses amours, en les analysant, Jean de Tinan cherche à
comprendre et raisonner sa sensibilité, son Moi. C’est là à nouveau une
thématique récurrente de la fin du XIXe siècle dont l’introduction fut l’œuvre
de Maurice Barrès.
Dans sa préface, Tinan se place d’ailleurs directement dans la lignée de ce
dernier qui avec sa trilogie du Culte du Moi régnait en maître sur la jeunesse littéraire de son époque.
Sa quête du bonheur, Tinan l’achève par un surprenant dialogue de son héros
avec une sirène. À celle qui lui offre le Rêve, Vallonges préfère opposer sa
certitude :
« Ce n’est pas votre Rêve que je méprise… mais je ne suis sûr que d’une chose, c’est de vivre, — souffrez que je m’y tienne et n’y renonce pas si facilement. Je m’y plais aujourd’hui, et cela n’a pas été sans peine… »
Penses-tu réussir ! en se terminant de la sorte clôt le questionnement qui
rongeait Raoul de Vallonges. Avec Aimienne ou le détournement de mineure, roman inachevé, Jean de Tinan poursuit
le récit de la vie de son héros sans plus revenir sur ses interrogations de
jeunesse. On perçoit nettement la maturité du personnage comme celle du
romancier. Sans doute Tinan tenait-il là son (premier) chef d’œuvre. Ce livre
publié à titre posthume en 1899 est d’une fraîcheur étonnante qui, mutatis
mutandis, rappelle
fortement celle du Paludes de Gide
publié peu avant en 1895. Reprenant l’atmosphère de Penses-tu réussir !, son héros et les amis de celui-ci,
l’auteur construit une véritable intrigue : une fillette de 14 ans qui
vient de fuguer est recueillie par hasard par Vallonges qui ne sait quoi en
faire. Ses amis s’amusent de cette aventure mais lui conseillent vivement de se
débarrasser de la petite avant que la justice ne s’en mêle. De l’autre côté,
Vallonges a du mal à réfréner son désir, Aimienne s’offrant à lui avec
l’enthousiasme de l’innocence. Toute cette histoire se déroule au milieu des
réunions littéraires du héros et de ses amis, tous aussi rentiers les uns que
les autres. Ça lit, ça écrit, ça parle et le lecteur ne s’ennuie pas une
minute. Hélas! Le récit est interrompu et l’on regrette vraiment de ne pouvoir
achever sa lecture. La fin telle qu’elle est résumée par le plan de l’auteur
promettait.
Reste que tout cela ne permet pas encore de voir dans Jean de
Tinan un écrivain de la valeur de Gide ou Louÿs dont les livres de jeunesse furent éblouissants. À sa décharge, on observera cependant que les premières
œuvres ne garantissent pas toujours la qualité des futures créations.
Pierre Louÿs ne s’est-il pas justement essoufflé après avoir si brillamment
entamé sa carrière ? Si l’on ose même citer l’exemple de Proust, de trois ans plus âgé que Tinan, on
remarquera que rien n’annonçait dans ses premières publications l’immense œuvre
qu’il allait donner, tant et si bien que le manuscrit du Côté de chez
Swann fut accueilli
comme le caprice d’un mondain en mal de célébrité. Précisément, et alors même
qu’il s’était tôt engagé dans les lettres, Jean de Tinan a souffert de son
image de dandy toujours bien mis à laquelle certains ont opposé le génie d’un
Jarry habillé comme l’as de pique. C’est selon nous une injustice. Avec un
style vraiment propre à lui, Jean de Tinan a peint comme personne la vie, les
errances et les pensées de la jeunesse intellectuelle de cette fin de siècle. À
défaut de génie, il y a incontestablement du talent chez lui. Rien ne nous
permet d’affirmer qu’il serait devenu le grand écrivain qu’il aspirait être,
mais ses minces œuvres, particulièrement ses deux romans, annonçaient au moins
un bel avenir. Atteint d’une néphrite aggravée par ses noctambulismes, on sait
qu’il ne put aller plus loin ; il est mort en 1898.
Lucien JUDE
Le roman Penses-tu réussir ! a été réédité en poche dans la
collection La Petite Vermillon (La Table Ronde), 280 pages, 2003.
Images : portrait de Jean de Tinan par Henry Bataille, 1898 (source ici), couverture du tome 1 des Œuvres complètes de Jean de Tinan chez 10/18 (source ici), couverture de Penses-tu réussir ! dans sa réédition en poche (source ici), couverture de l'édition d'Aimienne (source ici), photo de Jean de Tinan (source ici).