La retraite littéraire
Il
y a quelques semaines, les Septembriseurs ont rendu visite à Michel Tournier en son presbytère de Choisel. Arrivés à quinze heures, au son des
cloches, nous avons trouvé le Maître inspectant son jardin, béquille vissée dans
la main droite et son célèbre bonnet sur la tête. Très accueillant, il nous a
fait part de ses préoccupations botaniques avant de nous inviter à pénétrer
dans sa demeure. Du presbytère, nous n’avons vu que la pièce principale, au rez-de-chaussée,
plongée dans une relative obscurité. Le désordre y règne, les livres
candidats au prix Goncourt s’étalant un peu partout (Tournier est
membre de cette académie). Il nous a indiqué la vaste table sur laquelle il a
composé et compose encore son œuvre. On y trouve, pèle mêle, des traductions de
ses romans, des manuscrits, ses fameux carnets extimes, mais
aussi les projets actuels rangés dans des pochettes de couleur.
Michel
Tournier est aujourd’hui âgé de 85 ans. Il a derrière lui une œuvre abondante
couronnée par les plus grands prix, particulièrement le mémorable Goncourt (à
l’unanimité comme il aime à le rappeler) récompensant Le Roi des Aulnes, son œuvre majeure. Ses écrits se sont
espacés ces derniers temps, particulièrement les romans dont le dernier, Éléazar, remonte
à 1996.
Mais comme Michel Déon
à l’Académie française,
Michel Tournier a trouvé dans son couvert de l’Académie Goncourt une nouvelle manière d’exprimer ses
goûts. Depuis 1972, il y tient sa place.
En
rendant visite au grand auteur, nous avons voulu l’entretenir, bien sûr, de son
œuvre que nous admirons tous, mais aussi l’entendre à propos de la littérature
et notamment d’auteurs que nous aimons. Hélas, nous avons été quelque peu désappointés
par les réponses sans appel qu’il nous a très vite opposées : Proust ? « Il fait des phrases trop
longues, trop liquides, liquoreuses ».
Et Gide, ne fait-il
pas, lui, des phrases plus courtes et mieux ciselées ? « Gide se
raconte beaucoup trop ».
Céline alors ? « Céline,
ce n’est pas mal écrit, mais, je n’aime ni le ton ni les thèmes abordés ». Mais alors qui ? Il
leur préfère de loin Valéry
mais aussi Flaubert
pour ses Trois contes.
Par-dessus tout, il place Les Confessions de Rousseau.
Étonnant quand l’on sait que Tournier ne porte que peu d’estime à l’intime. Mais
on peut envisager la question sous l’angle de la filiation intellectuelle.
Rousseau était philosophe et si Michel Tournier, on le sait, a passé deux fois
l’agrégation de philosophie sans succès, il a toujours gardé un goût prononcé pour
la chose philosophique, que l’on retrouve particulièrement dans Vendredi
ou les limbes du Pacifique,
son best-seller (dont il existe aussi une version « pour enfant », Vendredi
ou la vie sauvage). D’ailleurs, quand on l’interroge sur
l’origine de son désir d’écrire, il nous lit quelques notes sur la beauté, qu’il
a prises en lisant Kant.
Cependant,
on ne sent pas (ou peut être plus) chez Tournier de passion pour la chose
littéraire (et les débats qui vont avec) ; il nous parle de l’écriture
comme d’un métier dans lequel il a bien réussi.
M.
Tournier, peut-être à cause de notre jeunesse, prend un ton souvent
professoral, quand il ne nous raconte pas quelques anecdotes déjà relatées dans
des articles parus à l’occasion de la récente publication de ses Écrits
de voyages. On ne
vous reparlera donc pas de Gracq
(« le meilleur écrivain de sa génération »), ni de Nimier (« un monstre de précocité »
avec qui il était au collège), ni de ses bonnets crochetés (pas tricotés, s'il
vous plaît), ni de l’invitation d’Ingrid Bergman
(chez qui tout le monde parlait anglais sauf lui), ni de son prix Nobel manqué (donné à Claude Simon)…
De
ce pèlerinage nous retiendrons en revanche l’accueil chaleureux et la grande
gentillesse de Michel Tournier. Très disponible pour répondre à nos questions,
il s’est révélé être un homme simple en plus d’un très grand auteur. Certes,
nous aurions aimé pouvoir mieux discuter littérature et création littéraire,
mais ce n’est que partie remise !
GV
Ci-dessous, le lecteur
trouvera quelques extraits de notre entretien avec Michel Tournier.
L’après-guerre
Michel Tournier : J’ai vécu des périodes historiques tellement dramatiques, tellement
violentes… Il y a eu la Libération. C’était horrible : le pouvoir a
disparu — c’était un pouvoir compromis avec les Allemands — plus de
gendarmeries, plus rien, on a vu arriver des petits merdeux de voyous pour qui
ne comptait qu’une chose, c’était premièrement fusiller, deuxièmement voler,
troisièmement violer. Et moi je vous assure que j’ai vu des scènes avec des
femmes tondues, entièrement nues, marchant dans la rue, pieds nus, sous les
crachats. C’était un spectacle atroce, alors que les petits salauds qui
faisaient ça, on n’en avait jamais entendu parler pendant l’Occupation avec la
Résistance. La Résistance a commencé après le départ des Allemands, alors là
oui, il y en avait des FFI…
Les Septembriseurs :
C’est pour ça que vous avez refusé de vous engager dans l’armée ? Parce
que vous en aviez l’âge...
MT : Tout le monde voulait s’engager dans l’armée, elle était débordée, on
manquait de tout, d’uniformes, d’armes, d’entraînement. Alors moi je suis
plutôt antimilitaire, ce n’est pas mon genre la discipline dans l’uniforme,
jamais de ma vie je n’ai porté un uniforme.
LS :
Vous n’avez pas fait votre service militaire ?
MT : Je ne l’ai pas fait parce que, à l’âge où j’aurais dû le faire, il n’y en
avait pas, on était débordé. Il y en avait tellement ! On prenait tous les
jeunes qui n’avaient pas fait leur service militaire pendant des années, pour
faire la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie. Pas brillant. Je ne tenais
pas du tout à faire la guerre d’Algérie. On manquait d’armes d’uniformes,
d’entraîneurs, on ne savait pas se servir d’un fusil.
J’ai
échappé de justesse à la déportation du service du travail obligatoire. On m’a
fait passer une visite, c’était les Français qui organisaient le STO ;
l’envoi des jeunes Français dans les usines allemandes, c’était des gens du
village. On m’a fait passer une visite médicale. On m’a trouvé très bon !
J’étais parfait pour aller faire des armes en Allemagne, mais ça n’a pas eu
lieu, car ce qui s’est produit c’est que les usines d’armement allemandes
étaient tellement bombardées par les Américains qui venaient d’Angleterre, que
finalement ils n’avaient pas besoin d’ouvriers français pour des monceaux de
ruines.
Au
lendemain de la guerre, j’étais germaniste et je n’avais qu’une idée, c’était
de faire mes études de philosophe en Allemagne. Mais attention, on n’allait pas
en Allemagne comme ça. Zone d’occupation anglaise, il n’en était pas question, il fallait être Anglais ou Américain. Pour la zone d’occupation française, il
fallait un ordre de mission militaire, et pas facile à obtenir. À force de
faire des démarches et de traîner par terre, j’ai eu mon ordre de mission
milliaire. Alors là tout s’ouvrait ! Vous étiez engagé en quelque sorte, on
vous payait votre voyage et sur place, vous aviez le droit de manger dans les
mess militaires français.
Le
métier de traducteur
LS :
On a l’impression que votre filiation intellectuelle est plus du côté de la
philosophie que de la littérature ?
MT :
À l’origine c’était la philosophie. Voilà mon histoire : j’échoue deux
fois à l’agrégation de philosophie et je renonce. À ce moment-là, je me tourne
vers la littérature, j’avais un gagne-pain TRÈS pénible, je ne vous le
conseille pas, mais ça m’a tiré d’affaire, c’était la traduction. J’ai toujours
parlé allemand et mes parents étaient germanistes, pas allemands, mais
germanistes, et je traduisais des masses de livres de l’allemand en français,
un français traduit de la langue étrangère en français. C’est très pénible, un
métier austère, solitaire, triste. Ce qu’il y a de terrible c’est que vous êtes
payé à la page, vous savez ce que vous allez gagner à la fin de la journée.
Quand vous faites un tour dans le jardin, vous savez ce que ça va vous coûter
en argent. Alors, j’ai fait ça un certain temps. La traduction a quand même un
avantage, dont j’ai profité, c’est un exercice d’écriture excellent. On vous
donne un texte étranger et vous devez en faire un texte français littéraire
aussi bon que possible. Le bon français n’a rien à voir avec le texte étranger
qu’on vous donne. Et ça m’a beaucoup appris. J’ai traduit, je ne sais pas
combien de romans, des documents historiques… C’était un excellent exercice de
français, il n’y a rien de tel pour maîtriser le français que de l’opposer à
une langue étrangère. Dit comme ça en anglais ou en espagnol, en français c’est
une autre formule.
Le
bon titre
LS :
Entre savoir bien rédiger le français et écrire un roman, il y a un fossé… Il
faut structurer un roman…
MT :
Il faut savoir rédiger, c’est un outil de travail, un peu comme de savoir taper
à la machine. Le roman, c’est autre chose. Alors selon moi, pour écrire un
roman par exemple, il faut d’abord un bon titre. Je suis choqué, je reçois tous
les jours – vous voyez, il y en a plein partout –, des livres envoyés par les
services de presse, souvent des romans, je suis choqué par la nullité des
titres. C’est la première chose que vous regardez, vous recevez un livre, vous
regardez le titre.
LS : C’est quoi pour vous un bon titre ?
MT :
Il faut que ça sonne, et que ça ait un rapport intime avec le livre, ce n’est
pas n’importe quoi. Par exemple, un grand classique d’Allan Patton sur le
problème de l’Afrique du Sud, si vous ne l’avez pas lu, je vous le recommande,
le titre est merveilleux, c’est traduit de l’anglais : Pleure mon pays
bien aimé. C’est le drame de
l’Afrique du Sud, avec le problème de l’Apartheid.
LS :
Est-ce que vous trouvez que Eugénie Grandet ou Le père Goriot sont de bons titres ?
MT :
Non ! Balzac était épatant, il travaillait comme un fou mais avait besoin
d’argent le plus tôt possible. Il portait ses manuscrits inachevés à son
éditeur pour avoir une petite avance. Le problème de l’écrivain c’est l’avance.
Réfléchissez, vous écrivez un livre, ça prend facilement cinq ans, mais même si
ça prend six mois, il faut vivre pendant ces six mois. Alors qu'est-ce qui se
passe ? Vous allez chez votre éditeur, vous dites voilà je commence un
livre sur tel sujet, faites-moi un contrat, je vous l’apporte dans six mois. Il
vous fait un contrat et un petit chèque. C’est ce qu’on appelle l’avance, et
beaucoup d’écrivains vivent d’avances, et quand le livre paraît, ils sont déjà
tellement endettés vis-à-vis de leur éditeur, qu’ils n’ont pas tellement à
attendre de droits d’auteur. Alors question droits d’auteur, la grande solution
évidemment, c’est le prix littéraire. Il est évident qu’un roman qui paraît
d’un inconnu, qui n’est pas mis en valeur par un prix littéraire, si on en vend
150 exemplaires c’est le bout du monde, et l’éditeur perd de l’argent. Pour
qu’un livre ne perde pas d’argent, il faut en vendre 500. Si l’éditeur en vend
500, il s’y retrouve, à condition de ne pas avoir versé d’avance. Alors avec le
prix Goncourt, moi j’ai eu une veine de cocu. Je commence très tard, à
quarante-deux ans avec Vendredi ou les limbes du pacifique. Vous remarquez mes titres, Le Roi des aulnes, c’est un poème de Goethe…
LS
: Justement à propos du Roi des aulnes, on vous a conseillé de donner ce titre plutôt que La phorie…
MT :
Oui, La phorie, ça ne tenait pas
le coup. « Qui galope si tard dans la nuit et le vent », c’est un
père portant son enfant. Le thème du Roi des aulnes, c’est l’enfant porté par le père, et, au point de
vue religieux, l’enfant porté par le père c’est l’enfant Jésus porté par saint
Joseph, ce qui est très rare, l’enfant Jésus étant porté par la sainte Vierge
pas par saint Joseph. Et puis il y en a un autre porte-enfant, qui s’appelle
porte-Christ, c’est Christophe, le porteur du Christ. C’est le thème de l’enfant
porté par un homme, c'est-à-dire par le père. Je suis très content de ce titre.
La Goutte d’or, c’est très bien aussi ; j’y suis allé souvent dans
ce quartier arabe de Paris, pas très bien famé mais pittoresque et très vivant.
Rousseau
et la Révolution
MT :
Selon moi, le plus grand livre de toute la littérature – vous vous rendez compte
de ce que je vais vous dire, je vous rends service si vous ne l’avez pas encore
ouvert, vous allez vous y précipiter dès ce soir –, c’est Les Confessions de Rousseau. Premièrement, c’est écrit dans un français
admirable. Deuxièmement, c’est écrit dans un français oral. Troisièmement, le
sujet est formidable parce que c’est la veille de la Révolution, que Rousseau ne connaîtra pas, heureusement, parce
que si Rousseau avait vécu, il aurait probablement été guillotiné. Ça n’aurait
pas été à l’honneur de la Révolution française.
LS :
On ne peut pas dire…
MT :
Oui, bien sûr, enfin ça n’a pas été la vie en rose…
LS :
On ne fait pas de révolution sans révolution…
MT :
C’est ça. Enfin, peut-être éviter la guillotine quand même…
LS :
Mais avant c’était la roue et la pendaison sous l’Ancien Régime.
MT :
Oui, il ne faut pas oublier que la guillotine était un progrès. Avant c’était
ou la hache ou le bûcher. Et puis il faut dire aussi une chose qui peut excuser
la Terreur c’est qu’à l’époque on tuait beaucoup. Maintenant la peine de mort a
disparu, mais à l’époque, tous les jours place Notre-Dame à Paris il y avait
des exécutions et les gens se précipitaient pour voir ça.
Propos recueillis par Bruno FORESTIER, Lucien JUDE, Louis L. et GV.
Images : photo de Michel Tournier (source
ici), couverture des éditions folio du
Roi des Aulnes (source
ici),
Vendredi ou les limbes du Pacifique (source
ici),
Le Vent Paraclet (source
ici), couverture de
L'île d'espérance d'
Erich Maria Remarque, traduit par Michel Tournier (source
ici), Michel Tournier lors de notre entretien (LL), couverture de l'édition folio des
Confessions de Rousseau (source
ici).