Toutes
les ganaches se ressemblent-elles ? Une nullité professionnelle établie,
un dédain complet des vies humaines, bien souvent une belle moustache et un
amour immodéré des décorations unissent profondément cette fraternité aux
ramifications internationales. On serait donc tenté de répondre oui. L’armée
française fournit pourtant quelques cas d’officiers qui au fond ne furent pas
de mauvais bougres mais se trouvèrent chargés de responsabilités dépassant leur
faible entendement. Si l’on veut bien oublier quelques instants les
incalculables conséquences que leur impéritie aura causées, il en est même qui
sous leur qualité de ganache dissimulent de « braves gens ». Le
général Jean-François Carteaux
(1751-1813) illustrera notre propos.
Né
en 1751 en Franche-Comté, fils de
militaire, Carteaux s’orienta vers une carrière artistique après avoir été
remarqué par le peintre Doyen
dont il devint l’élève. Sans pour autant abandonner les armes, son autre
passion, il acquit une certaine réputation dans son métier, allant, selon la
légende, jusqu’à faire le portrait du roi Frédéric II de Prusse. Lui-même se définissait comme « peintre de
bataille » et de fait il commit essentiellement des tableaux d’histoire
militaire.
Au
commencement de la Révolution,
notre homme avait déjà près de 40 ans. Il se rallia volontiers aux nouveaux
principes et, tout en servant dans la garde nationale, se chargea de réaliser
le portrait équestre de Louis XVI
(cette œuvre des plus médiocres, exécutée en 1791, lui valut quelques ennuis
sous la Terreur…).
La
promotion militaire de Carteaux mérite quant à elle d’être contée tant elle est
un bel exemple de la magie révolutionnaire… Lors de la journée du 10 août
1792, Carteaux se fit remarquer par
son zèle patriotique et en fut aussitôt récompensé en obtenant le grade
d’adjudant-général. On ne sait trop pourquoi, la Convention jugea utile de le remercier encore en l'élevant au grade de commandant et c’est ainsi qu’à force de promotions le brave Carteaux, peintre
de profession, se retrouva en toute simplicité à la tête de l’armée chargée de
combattre les insurgés du Midi au début de l’été 1793. Ces derniers s’étant
débandés à peine les premiers coups de feu échangés, il gagna sans difficulté
ses galons de général et entra le 25 août dans Marseille auréolé d’un prestige pour ainsi dire inexistant.
Reprendre la ville de Toulon qui
venait de se livrer aux Anglais
devint dès lors sa nouvelle mission. Comme il fallait s’y attendre, cette
mission d’une toute autre dimension permit enfin de reconnaître la totale
incapacité du général Carteaux…
Les
exemples fourmillent sur les bévues que commit l’infortuné général durant toute
la période où il commanda en chef devant Toulon. Qu’il nous suffise de
reproduire ci-dessous le plus connu de tous dont fut témoin le jeune Bonaparte tout juste arrivé pour commander l’artillerie du
siège. Le maréchal Marmont qui
était alors soldat dans cette armée en fit la relation suivante dans ses
mémoires :
« [Bonaparte fut mené] chez Carteaux, qui l'engagea à rester à dîner, en lui annonçant, pour la soirée, le spectacle de l'incendie de l'escadre anglaise. Après le dîner, Carteaux et les représentants, échauffés par les fumées du vin et pleins de jactance, se rendirent en pompe à une batterie dont on attendait ces brillants résultats. Bonaparte, en homme du métier, sut à quoi s'en tenir en arrivant : mais, quelles que fussent ses idées sur la stupidité du général, il lui aurait été impossible de deviner jusqu'à quel point elle avait pu aller. Cette batterie, composée de deux pièces de vingt-quatre, était située à huit cents toises de la mer, et le gril pour rougir les boulets avait probablement été pris dans quelque cuisine.
Bonaparte annonça que les boulets n'iraient pas à la mer, et démontra que, dans aucun cas, il n'y avait le moindre rapport entre le but et les moyens. Quatre coups de canon suffirent pour faire comprendre combien étaient ridicules les préparatifs faits ; on rentra l'oreille basse à Ollioule, et l'on crut avec raison que le mieux était de retenir le capitaine Bonaparte et de s'en rapporter désormais à lui. »
Malgré
la bonne opinion qu’il avait de Bonaparte, Carteaux rechignait quelque peu à
appliquer les conseils de son jeune subordonné et en les exécutant de travers
prolongeait chaque fois plus la durée du siège. Un ordre fantaisiste qu’il prit
après plusieurs jours de savantes méditations et dont copie fut envoyée à Paris
finit par alarmer le Comité de salut public qui décida de le révoquer manu militari.
C’est
ainsi qu’après une courte période d’inactivité, le général Carteaux ne tarda
pas à atterrir dans les geôles révolutionnaires pour y répondre de ses
pittoresques décisions prises devant Toulon. Il se fendit alors d’un
remarquable mémoire en défense signé « Carteaux, fils de soldat »
dans lequel, à défaut de pouvoir signaler beaucoup d’exploits militaires, il
rappela avec raison ses qualités de patriote. D’une belle sincérité, il conclut
son œuvre par ce trop oublié proverbe : « qui sort de la poule, ne
peut s’empêcher de gratter ».
L’histoire ne dit pas si cette sentence fit mouche et déstabilisa les
implacables juges du Tribunal révolutionnaire, mais le fait est que son cas ne fut pas jugé et
qu’il put ainsi se sauver.
Libéré
après Thermidor, Carteaux refit
une apparition en tant que général sous les ordres de Hoche en Normandie puis lors du 13 Vendémiaire où il défendit la Convention ainsi que Bonaparte.
Au cours de ces combats, sa colonne fut bien évidemment mise en échec et même
repoussée et c’est grâce à son ancien subordonné que la victoire fut une fois
de plus acquise…
Napoléon jugeait Carteaux parfaitement incapable mais lui
gardait sa sympathie. Il dit de lui en des termes plus diplomatiques qu’il
n’était « pas un méchant homme mais un officier très médiocre ».
C’est pourquoi, sans aucun ressentiment pour la période durant laquelle il eut
à lui obéir en dépit du bon sens, il le nomma en 1801 administrateur de la Loterie
nationale, poste inventé pour une
ganache s’il en fut jamais. Toujours bon envers cet incapable général,
l’empereur alla même jusqu’à le charger de l’administration de la principauté
de Piombino en 1804 avant de lui verser dès l’année suivante une pension de
retraite sur sa cassette personnelle. C’est donc dans la plus parfaite quiétude
que le brave général Carteaux mourut à Paris en 1813, ayant eu l’insigne
privilège de commander au futur Napoléon Ier lors de sa plus mémorable
représentation de ganache.
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