S’il fait aujourd’hui l’objet de milliers de livres, Napoléon Ier fut en définitive un auteur assez rare. Tout au plus peut-on trouver, outre sa volumineuse correspondance, quelques compilations de ses discours ou proclamations sous des titres inventés par des éditeurs en quête de sensationnel. Cependant, il existe encore quelques œuvres de jeunesse exhumées après sa mort, dont la moins oubliée demeure sans conteste Le Souper de Beaucaire.
Ce récit d’une quinzaine de pages fut écrit en août 1793 par le jeune Bonaparte, alors âgé de 23 ans. À cette époque, les insurrections fédéralistes qui avaient commencé immédiatement après la chute des Girondins (31 mai / 2 juin 1793) atteignaient partout leur apogée : dans le Midi de la France, plusieurs grandes villes, parmi lesquelles Marseille et Nîmes, avaient d’ores et déjà chassé les Montagnards. Une vaste guerre civile entre Paris et la province semblait prête à engloutir la Révolution.
Dès le 25 juillet, pourtant, l’armée de la Convention dirigée par le général Carteaux, ganache dont nous reparlerons, avait repris sans difficulté Avignon aux insurgés. Capitaine d’artillerie dans cette troupe, Napoléon Bonaparte fut alors mis à la tête d’un détachement de 200 hommes afin de reprendre Tarascon situé à quelques kilomètres plus au sud. Après avoir enlevé cette ville sans coup férir, celui-ci se tourna vers Beaucaire où il entra tout aussi tranquillement le 29 juillet. Ce soir-là, le jeune Bonaparte dîna dans une auberge de la ville en compagnie de plusieurs négociants de Marseille, Nîmes et Montpellier venus à l’occasion de la Foire. Une conversation s’engagea bientôt entre les convives, chacun étant d’un avis différent sur le cours des événements. C’est ce débat étonnamment équilibré et raisonnable vues les circonstances que Bonaparte restitua quelques jours après sous le titre Le Souper de Beaucaire.
On a coutume de dire que ce récit est la profession de foi républicaine de Napoléon Bonaparte, ce qui, sans être faux, est quelque peu exagéré. Il s’agit avant tout d’un débat autour des possibilités militaires de chaque parti, le tout étant tourné vers un but évident de propagande comme l’histoire de l’édition de cet ouvrage nous le montrera plus loin.
Que voit-on à travers ce débat ? Avec sa science stratégique déjà extraordinaire, celui qui apparaît sous le nom du « Militaire » démontre à son auditoire l’implacabilité de ses arguments. Son principal contradicteur, « Le Marseillais », tente désespérément de lui opposer les moyens dont disposeraient les Fédérés. C’est sans difficulté que Bonaparte les balaye du haut de ses 23 ans : la versatilité des populations locales est prouvée depuis les prises de Tarascon et Beaucaire que vingt soldats suffirent à remettre au pas ; les ressources des Fédérés sont quasi inexistantes en face de celles de la Convention ; enfin et surtout les troupes montagnardes sont bien supérieures par l’expérience et la vaillance aux maigres garnisons constituées par les volontaires bourgeois.
La conversation prend par la suite un tour plus politique, le Marseillais dénonçant les « projets infernaux » de la Convention et sa soldatesque sans foi ni loi. Tout en vantant l’exemplaire comportement des troupes de Carteaux, Bonaparte soutient alors le bien-fondé des actions menées par la Montagne. C’est, dans ce texte, sa seule prise de position directe en faveur des Montagnards et, pour autant, il ne nie pas que « l’esprit de parti » pût avoir eu sa part dans la chute des Girondins :
« Ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s'étant portée aux dernières extrémités contre eux, les ayant décrétés, emprisonnés, je veux même vous le passer, les ayant calomniés, les Brissotins étaient perdus, sans une guerre civile qui les mît dans le cas de faire la loi à leurs ennemis. »
Cependant, il ajoute aussitôt parlant des mêmes Brissotins :
« S'ils avaient mérité leur réputation première, ils auraient jeté leurs armes à l'aspect de la constitution, ils auraient sacrifié leurs intérêts au bien public ; mais il est plus facile de citer Decius que de l'imiter ; ils se sont aujourd'hui rendus coupables du plus grand de tous les crimes, ils ont par leur conduite justifié leur décret... Le sang qu'ils ont fait répandre a effacé les vrais services qu'ils avaient rendus. »
Il y a donc ici une justification assez nette du coup d'état montagnard, bien qu’elle soit équilibrée par le rappel des « services » qu’ont rendu les Girondins. La suite permet tout de même de voir l’opinion du futur empereur prendre de la consistance. De fait, il est intéressant d’examiner comment Bonaparte démontre à ses auditeurs pourquoi ces Fédérés qui brandissent le drapeau tricolore et se prétendent en faveur de la République représentent la contre-révolution. Il n’a pas de mal à rappeler l’origine aristocratique des meneurs fédérés, ni non plus à souligner les conséquences dramatiques que la guerre civile fait subir à la République. Mais c’est surtout la question de l’appel aux armées de l’étranger qui lui permet de mettre en évidence la trahison des Fédérés. On remarque néanmoins que ce n’est pas Bonaparte qui dans le débat en tire la conclusion logique, mais « Le Nîmois », rangé à son opinion :
« Pour voir lequel des fédérés de la Montagne tient pour la République, cette menace seule me suffit ; la Montagne a été un moment la plus faible, la commotion paraissait générale. A-t-elle cependant jamais parlé d'appeler les ennemis ? Ne savez-vous pas que c'est un combat à mort que celui des patriotes et des despotes de l'Europe ? »
Dès lors, accablés par l’ensemble des convives que « Le Militaire » a habilement convaincus, « Le Marseillais » en déroute finit par rendre les armes. Bonaparte peut conclure avec enthousiasme qu’il ne tient qu’aux Marseillais de réparer leur erreur pour que leur cité redevienne « le centre de gravité de la liberté » !
Comme nous le disions plus haut, ce récit écrit quelques jours après les faits n’avait rien d’un simple compte-rendu personnel. Immédiatement, Bonaparte y vit la possibilité d’une publication en faveur de la République et c’est tout naturellement qu’il soumit sa brochure aux avis des représentants en mission. Ceux-ci lui accordèrent sans aucun mal l’autorisation de publication et, preuve de son utilité pour les intérêts de la Convention, l’édition fut réalisée aux frais du Trésor national. Ainsi que le remarquait un article du dictionnaire Larousse du XIXe siècle : « Bonaparte défendait alors la grande cause patriotique, non-seulement de l’épée, mais de la plume, ense et calamo. »
Il est incontestable que Le Souper de Beaucaire fut une œuvre pro-révolutionnaire et c’est bien pour cela que l’identité de son auteur lui donne tant de prix. On prétend que devenu Premier Consul, Bonaparte chercha à en faire disparaître les derniers exemplaires. Mais pouvait-elle vraiment le gêner ? Le jeune Bonaparte était certes en ce temps un Républicain convaincu. Toutefois, la modération avec laquelle il s’exprimait sur la politique à travers son livre ne faisait pas de lui un patriote exalté, ni surtout un incorruptible Montagnard. C’est parce que la Montagne s’était montrée la vraie protectrice de la nation que Bonaparte l’avait ralliée et ce alors même qu’elle paraissait proche de la chute. Cette alliance n’avait donc rien d’infamant, même après les calomnies colportées par la Réaction thermidorienne. Au contraire, la justesse des prédictions qu’il faisait sur le plan militaire annonçait déjà son génie. Il est en effet frappant de voir combien les affirmations stratégiques assenées par Bonaparte dans ce récit se réalisèrent peu après, le péril devant lequel se trouvait la Révolution au début de l’été étant presque complètement écarté dès l’automne avec les prises de Marseille (Ville-Sans-Nom) puis Lyon (Ville-Affranchie). Quant à lui, il ne devait pas se préoccuper plus longtemps d’écriture. Apprenant que Toulon s’était livré aux Anglais au début de septembre 1793, Bonaparte se rendit aussitôt à Paris, sans ordre, afin de proposer son service pour commander l’artillerie devant la ville assiégée. C’est là que sa fortune allait vraiment commencer.
KLÉBER
Images : portrait de Bonaparte à l'âge de 22 ans (d'après le tableau de Versailles, source ici), page de titre du Souper de Beaucaire dans l'édition parue en 1821 (source Gallica), tableau représentant "Le Souper de Beaucaire" par Lecomte du Nouy (1869), montrant Bonaparte debout devant les marchands méridionaux (source ici), députés girondins face aux sans-culottes le 31 mai ou 2 juin 1793 (source ici), siège de Lyon en 1793 (source ici), Bonaparte à Toulon d'après Job (source ici).
Vous laissez entendre au début de cet article des plus instructifs, qu'il y aurait d'autres oeuvres de jeunesse du Bonaparte républicain. Peut-on en savoir un peu plus à ce sujet ?
RépondreSupprimer@ Anonyme 14:28
RépondreSupprimerIl existe tout d'abord la lettre au député Buttafocco que l'on peut voir plus haut sur la même couverture que "Le souper de Beaucaire". Elle est disponible sur gallica (lien en bas de l'article).
Par ailleurs, quelques œuvres plus personnelles (et donc apolitiques) peuvent être consultées ici : http://www.bmlisieux.com/archives/bonapart.htm
Avec ce Napoléon en défenseur de la démocratie, on croirait un peu du storytelling avant l'heure !!
RépondreSupprimerUne reconstitution pour la gloire d'un dialogue aussi pertinent qu'imaginaire, le bulletin de la grande armée faisait aussi dans le bourrage de mou il me semble...
Napoléon républicain, ça ne manque pas de sel...
RépondreSupprimerBravo pour cet article très pointu.