lundi 24 octobre 2011

Le crime ne paie pas : Pâris

Bien moins connu que Charlotte Corday – sans doute en raison de sa victime qui contrairement à Jean-Paul Marat et en dépit de deux stations de métro parisien demeure pour beaucoup aujourd’hui un parfait inconnu – Philippe Nicolas Marie de Pâris (1763-1793) partageait cependant avec la jeune Normande un tempérament tout aussi exalté et une dangereuse fascination pour les armes blanches qu’ils ne tardèrent pas à transformer l'un comme l'autre en une coupable activité contre les régicides.
Contrairement à une rumeur tenace, alimentée entre autres dans la littérature enfantine par le couple Kupferman dans Le Complot du télégraphe, nous savons désormais que Pâris ne réussit pas à gagner l’Angleterre après son crime atroce, mais fut finalement rattrapé par le sort qui lui était réservé depuis le début de la Révolution et auquel il avait réussi à échapper pendant de longues années.
C’est que ce jeune homme de bonne maison avait pu longtemps bénéficier en cette période cruciale de la coupable mansuétude des braves patriotes qui avaient pris les armes contre la tyrannie, malgré son implication répétée et prouvée dans un nombre invraisemblable de mauvais coups contre la Révolution.
Remontons à l’année 1789. À cette époque, Pâris est encore membre du corps des « Gardes du Corps », quatre compagnies d’élite attachées à la protection des personnes de la famille royale. Le fait qu’on ne pouvait entrer aux Gardes que lesté de ses seize quartiers de noblesse, mais qu’on était assuré d’en sortir les poches pleines de récompenses plus consistantes qu’un arbre généalogique, explique fort bien l’attachement fanatique que montrèrent aux Bourbons ces desperados de la monarchie.

C’est à eux qu’on doit, en pleine période de disette, le fameux « banquet » du 1er octobre 1789, pendant lequel fut piétinée la cocarde tricolore. Cette orgie imbécile, à laquelle participa le couple royal, peut presque être considérée aujourd’hui, comme le pot de départ des représentants les plus caractéristiques du parasitisme féodal à la croulante et dispendieuse monarchie française. De fait, une semaine plus tard, la foule des Parisiens criant famine, venue chercher à Versailles, « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », s’emparait sans coup férir du Château. Lors de cet événement, les « Gardes du Corps », après avoir abattu sans sommation un malheureux ouvrier, provoquant de ce fait la charge furieuse de la foule, se ridiculisèrent, en s’enfuyant ou en se rendant en masse – au point de laisser Antoinette en péril de mort n’être défendue que par quelques laquais. En fait, à l’exception d’une poignée d’entre eux qui eurent le bon goût de se faire tuer, tous les autres mirent bas les armes sans panache et ne durent leur salut qu’à cette future vieille mule de La Fayette qui, réveillé sur le tard, arriva cependant à temps pour les sauver de la pendaison groupée, en exhibant l’un d’eux à une fenêtre du château, cocarde tricolore bien en vue et beuglant lamentablement « Vive la Nation ». Puis ce fut le retour triomphal à Paris, auquel prirent part les Gardes du Corps, désarmés, têtes basses, encadrés par la garde Nationale parisienne et houspillés par la foule. On imagine fort bien que le jeune Pâris dut être, tout comme ses compères, assez défavorablement impressionné par ces événements.
Les « Gardes du corps » officiellement dissous peu de temps après, ces gentilshommes désormais sans occupation continuèrent de grenouiller auprès des Capets et de mener une agitation factieuse.

La « Journée des Poignards » du 28 février 1791, durant laquelle ces sémillants jeunes gens qui s’étaient regroupés aux Tuileries en vue d’une prise d’armes furent désarmés sans peine par les Gardes Nationaux et une nouvelle fois houspillés par les Parisiens goguenards, ne sembla pas le moins du monde calmer leurs ardeurs. Désormais connus sous le ridicule sobriquet des  « Chevaliers du Poignard », ils s’entêtèrent dans de chimériques projets d’évasions (on les retrouve cochers et postillons lors de la fuite à Varenne) et redorèrent leurs blasons écornés pendant la journée du 10 août en ouvrant sans sommation le feu sur les sans-culottes assemblés, provoquant ainsi la sanglante bataille qui allait se terminer de manière funeste pour la monarchie et surtout pour les malheureux Gardes Suisses et domestiques du château, qui furent promptement égorgés par les vainqueurs de la journée, pendant que nos coquets gentilshommes – dont le dénommé Pâris – qui ce jour ne portaient pas d’uniformes se dispersaient tranquillement parmi la foule. 

Enfin, après avoir participé à tant de mauvais coups, Pâris se décida à frapper plus fort encore, visant, pas moins, que cette mazette de Philippe-Egalité qui jouissait encore à cette époque d’un certain prestige, mais dont on devait découvrir quelque temps après qu’il n’était qu’un vulgaire ambitieux. Du reste, il était trop entouré pour être facilement atteint, et ce fut vers l’un des proches de celui-ci, Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, fils de l’ignoble persécuteur de Jean-Jacques soit dit en passant, que ce jeune désespéré tourna sa rage homicide. Gaillardement attablé à la table du sieur Février, cafetier de son état au Palais-Royal, Lepeletier prenait dans la soirée du 20 janvier, un repas bien mérité après avoir voté la mort du roi, quand il fut soudainement massacré à coup de sabre par Pâris, sous les yeux ébahis des badauds qui n’en demandaient pas tant. Une fois son crime accompli, ce furieux qui disposait visiblement de plus de cruauté que d’imagination, ne trouva rien de mieux à faire que d’aller tranquillement se « cacher » chez sa parfumeuse de maîtresse, sise quelques pas plus loin, place du Palais-Royal !
Finalement, ayant pris conscience que la République, quoique bonne fille, ne saurait souffrir qu'on assassinât ses conventionnels pour un oui ou pour un non, cette canaille décida de migrer vers l'Angleterre. Après un voyage sans hâte, sans crainte et sans remords, et quoique presque arrivé à bon port, il fut stupidement démasqué en faisant quelques emplettes au marché, où il se livra à un grotesque scandale d'ivrogne, insultant outrageusement la Révolution. Scandalisé d'un tel langage qui trahissait quelque peu son aristocrate, un marchand de lapins lui demanda, en vain, de modérer sa fureur, sous peine d’avertir la milice. Pris d’un accès de démence meurtrière, Pâris se saisit finalement d'un de ses pistolets et l'appliquant contre son crâne, fit feu à bout pourtant, apposant une fin sans gloire à une vie sordide.
La Convention gratifia l'héroïque marchand de lapins de 1200 livres dont on espère qu'il les convertit bien vite en biens nationaux arrachés au Clergé.

Bruno FORESTIER

Images : Mort de Le Pelletier de Saint-Fargeau (source Gallica), gravure représentant le banquet des Gardes du Corps (source ici), dessin de Prieur représentant le désarmement des Chevaliers du Poignard par la Garde nationale (source ici), L'assassinat de M. Le Pelletier par Desrais (source Gallica), Les Derniers Moments de Lepeletier, gravure par Tardieu d'après le tableau de David disparu au XIXe siècle (source ici).
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mercredi 5 octobre 2011

Tintin et l'album maudit

À quelques semaines de la sortie mondiale du film de M. Spielberg qui s’annonce comme l’un des plus fantastiques sabotages jamais autorisés de l’œuvre d’Hergé, il est grand temps de revenir sur un album devenu mythique par son inachèvement et les suites qui lui furent envisagées, Tintin et l’Alph-Art.

Lorsque Hergé meurt en 1983, à l’âge de 75 ans, il laisse en chantier le 24e album de Tintin dont seules les premières pages et quelques esquisses ont été achevées. Pour autant, son entourage pense tout d’abord pouvoir exploiter ce projet en le faisant terminer par l’un des meilleurs assistants du maître, Bob de Moor, dont le dessin égale presque l’original. Plusieurs spécialistes, parmi lesquels Benoît Peeters, finissent néanmoins par convaincre Fanny Remi, la veuve d’Hergé, de renoncer au projet. On sait que le père de Tintin avait expressément fait savoir qu’il ne désirait pas voir ses personnages lui survivre. Or, Tintin et l’Alph-Art a été laissé dans un état d’inachèvement criant aussi bien regardant les dessins que le scénario dont il manque toute une moitié. Le travail de réécriture qui permettrait de terminer l’album est trop important pour ne pas enfreindre la volonté d’Hergé et ainsi s’éteint la tentative légitime de finir Tintin et l’Alph-Art.
La rumeur a toutefois propagé l’existence de cette ultime aventure et la communauté tintinophile attend au moins quelques explications à défaut d’un album. Afin d’apaiser un public impatient, l’ensemble des crayonnés et des notes disponibles est publié en guise de consolation en 1986. L’accueil réservé à ces dernières ébauches du maître, tout d’abord favorable, laisse bientôt place à une grande frustration chez beaucoup d’admirateurs. En effet, le scénario s’interrompt abruptement sur une case où Tintin apparaît menacé d’une mort imminente (chose pourtant fréquente dans ses aventures) :

Pour beaucoup d’inconsolables fanatiques, il n’est pas tolérable d’abandonner leur héros sur un suspense aussi insoutenable. Plusieurs projets pour achever l’album naissent alors dont un seul finira vraiment par s’imposer comme la suite et fin de Tintin et l’Alph-Art. Il s’agit de l’œuvre d’un jeune Québécois, Yves Rodier, âgé de 19 ans, qui après quatre ans et demi d’efforts parvient à livrer une version définitive de l’album. En 1991, il publie son Tintin et l’Alph-Art à soixante exemplaires qu’il distribue à quelques proches d’Hergé et autres Tintinologues célèbres. Sa démarche s’inscrit clairement dans l’hommage personnel comme le précise d’ailleurs une courte préface placée en tête de son album. Selon la légende, Bob de Moor lui-même se déclare impressionné par la qualité de cette suite et la plupart des ardents Tintinophiles qui ont la chance de lire la version de Rodier montrent à leur tour leur satisfaction. 
Il y en a cependant une qui ne goûte absolument pas cette forme d’hommage, c’est la peu commode veuve d’Hergé, désormais devenue Mme Fanny Rodwell. En dépit du nombre dérisoire d’albums imprimés, elle laisse clairement entendre au malheureux dessinateur qu’il a enfreint la sacro-sainte volonté du maître en faisant revivre Tintin. Ébranlé par les menaces et l’ire de cet ayant droit sourcilleux, Yves Rodier préfère renoncer immédiatement à son nouveau projet, plus ambitieux encore, reprise d’un Tintin dont cette fois-ci Hergé n’avait esquissé que l’idée, Un jour dans un aéroport. Il nous reste toujours une planche et la couverture de cette aventure qui promettait d’être originale.

Pendant plusieurs années, l’album « pirate » d’Yves Rodier circule donc sous les manteaux des Tintinophiles. Son extrême rareté et les persécutions répétées de la veuve d’Hergé à l’encontre des profanateurs de Tintin finissent par bâtir une légende. La qualité artistique de ce Tintin et l’Alph-Art est surestimée, sa valeur sur le marché noir atteint des sommes astronomiques et l’auteur lui-même est dépassé par le phénomène. Rien ne semblait pouvoir interrompre cette surenchère jusqu’à ce que, miracle de son époque, Internet vint.

Internet a ceci de merveilleux qu’il est parvenu à rendre enfin disponibles, légalement ou non, des milliers d’œuvres rares qui restaient l’apanage de quelques collectionneurs privilégiés. Tous les domaines ont été concernés par cette révolution, que l’on songe aux bandes pirates de l’album Smile des Beach Boys, aux pamphlets introuvables de Céline ou même à des films confidentiels comme La Classe américaine. Malgré un relatif interdit et quelques récentes mesures législatives dont on sait l’appréciable résultat, il n’est jamais bien difficile de mettre la main sur l’objet convoité. Ainsi en devait-il aller de ce Tintin et l’Alph-Art que l’interdiction d’une héritière semblait avoir éclipsé pour toujours.

En 2001, Yves Rodier pense pouvoir interrompre les spéculations sur son album en mettant en ligne l’intégralité de son œuvre (notamment sur l’incontournable site au titre insolent : Tintin est vivant !). Hélas, l’infatigable veuve veille toujours au grain ! Sommé de retirer son album d’Internet, l’auteur se voit contraint de le replonger dans la clandestinité. Cependant, une étape décisive venait d’être franchie. L’apparition sur la toile, si fugitive fut-elle, a permis de diffuser la bande dessinée et son téléchargement n’est plus que l’affaire de quelques clics. Voici comment de fil en aiguille, malgré une héritière intraitable, malgré des lois imbéciles, le Tintin et l’Alph-Art de Rodier a enfin pu se répandre et, accessoirement, arriver jusqu’à nous.

Que dire alors de cet album devenu mythique ? Contentons-nous de quelques mots qui traduiront assez notre déception. Pour celui qui a lu les brouillons de Tintin et l’Alph-Art, il y a évidemment la satisfaction de découvrir une fin à cette aventure. Les premières pages proposent une fidèle retranscription du scénario imaginé par Hergé et seul le dessin trahit l’œuvre apocryphe. On mesure le travail de l’auteur pour terminer le scénario ainsi que sa volonté de réalisme qui lui fait suivre scrupuleusement les règles de la ligne claire. Pourtant, les illusions s’envolent bien vite. À cause du dessin, d’abord, qui est loin de valoir l’original et se montre trop souvent d’une insigne maladresse (la proportion des personnages notamment). Mais surtout en raison de la trop fréquente approximation syntaxique des dialogues et des nombreuses fautes d’orthographe qui parsèment les bulles. Bref, le plaisir laisse vite place à la déconvenue.
Rétrospectivement, Yves Rodier a déclaré avoir « extrêmement honte de [s]a version de Tintin et l’Alph-Art ». Sans être aussi sévère, il faut bien admettre que son œuvre reste un travail d’amateur, contrairement à certaines de ses tentatives postérieures qui montrent une réelle progression dans le dessin jusqu’à atteindre une troublante perfection (voir en particulier la planche 27 bis de Tintin au Tibet). La rumeur a malheureusement fait de ce Tintin et l’Alph-Art un chef-d’œuvre quand il n’est en somme qu’une curiosité historique. Voilà qui devrait rassurer ceux qui n’ont pas lu l’album « maudit », même si les vrais Tintinophiles voudront toujours s’en assurer par eux-mêmes. À ceux-là nous recommanderons Internet et un peu de patience, le temps d’en explorer les recoins…

Lucien JUDE

Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus, la page consacrée à Tintin et l'Alph-Art et ses reprises sur le site "Tintin est vivant !" est particulièrement instructive :
 http://www.naufrageur.com/a-alphart.htm
Par ailleurs, Yves Rodier est à l'origine d'un grand nombre de pastiches de Tintin dont on peut trouver beaucoup d'extraits sur ce même site.

Images : couverture de Tintin et l'Alph-Art paru chez Casterman (source ici), dernière case de Tintin et l'Alph-Art (source ici), couverture de Tintin et l'Alph-Art version Rodier, couverture du projet Un jour dans un aéroport (source ici), planche 7a de l'album de Rodier, première planche de l'album de Rodier.
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