lundi 31 janvier 2011

Un écrivain républicain : Napoléon Bonaparte

S’il fait aujourd’hui l’objet de milliers de livres, Napoléon Ier fut en définitive un auteur assez rare. Tout au plus peut-on trouver, outre sa volumineuse correspondance, quelques compilations de ses discours ou proclamations sous des titres inventés par des éditeurs en quête de sensationnel. Cependant, il existe encore quelques œuvres de jeunesse exhumées après sa mort, dont la moins oubliée demeure sans conteste Le Souper de Beaucaire.
Ce récit d’une quinzaine de pages fut écrit en août 1793 par le jeune Bonaparte, alors âgé de 23 ans. À cette époque, les insurrections fédéralistes qui avaient commencé immédiatement après la chute des Girondins (31 mai / 2 juin 1793) atteignaient partout leur apogée : dans le Midi de la France, plusieurs grandes villes, parmi lesquelles Marseille et Nîmes, avaient d’ores et déjà chassé les Montagnards. Une vaste guerre civile entre Paris et la province semblait prête à engloutir la Révolution.

Dès le 25 juillet, pourtant, l’armée de la Convention dirigée par le général Carteaux, ganache dont nous reparlerons, avait repris sans difficulté Avignon aux insurgés. Capitaine d’artillerie dans cette troupe, Napoléon Bonaparte fut alors mis à la tête d’un détachement de 200 hommes afin de reprendre Tarascon situé à quelques kilomètres plus au sud. Après avoir enlevé cette ville sans coup férir, celui-ci se tourna vers Beaucaire où il entra tout aussi tranquillement le 29 juillet. Ce soir-là, le jeune Bonaparte dîna dans une auberge de la ville en compagnie de plusieurs négociants de Marseille, Nîmes et Montpellier venus à l’occasion de la Foire. Une conversation s’engagea bientôt entre les convives, chacun étant d’un avis différent sur le cours des événements. C’est ce débat étonnamment équilibré et raisonnable vues les circonstances que Bonaparte restitua quelques jours après sous le titre Le Souper de Beaucaire.

On a coutume de dire que ce récit est la profession de foi républicaine de Napoléon Bonaparte, ce qui, sans être faux, est quelque peu exagéré. Il s’agit avant tout d’un débat autour des possibilités militaires de chaque parti, le tout étant tourné vers un but évident de propagande comme l’histoire de l’édition de cet ouvrage nous le montrera plus loin.

Que voit-on à travers ce débat ? Avec sa science stratégique déjà extraordinaire, celui qui  apparaît sous le nom du « Militaire » démontre à son auditoire l’implacabilité de ses arguments. Son principal contradicteur, « Le Marseillais », tente désespérément de lui opposer les moyens dont disposeraient les Fédérés. C’est sans difficulté que Bonaparte les balaye du haut de ses 23 ans : la versatilité des populations locales est prouvée depuis les prises de Tarascon et Beaucaire que vingt soldats suffirent à remettre au pas ; les ressources des Fédérés sont quasi inexistantes en face de celles de la Convention ; enfin et surtout les troupes montagnardes sont bien supérieures par l’expérience et la vaillance aux maigres garnisons constituées par les volontaires bourgeois.

La conversation prend par la suite un tour plus politique, le Marseillais dénonçant les « projets infernaux » de la Convention et sa soldatesque sans foi ni loi. Tout en vantant l’exemplaire comportement des troupes de Carteaux, Bonaparte soutient alors le bien-fondé des actions menées par la Montagne. C’est, dans ce texte, sa seule prise de position directe en faveur des Montagnards et, pour autant, il ne nie pas que « l’esprit de parti » pût avoir eu sa part dans la chute des Girondins :
« Ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s'étant portée aux dernières extrémités contre eux, les ayant décrétés, emprisonnés, je veux même vous le passer, les ayant calomniés, les Brissotins étaient perdus, sans une guerre civile qui les mît dans le cas de faire la loi à leurs ennemis. »
Cependant, il ajoute aussitôt parlant des mêmes Brissotins :
« S'ils avaient mérité leur réputation première, ils auraient jeté leurs armes à l'aspect de la constitution, ils auraient sacrifié leurs intérêts au bien public ; mais il est plus facile de citer Decius que de l'imiter ; ils se sont aujourd'hui rendus coupables du plus grand de tous les crimes, ils ont par leur conduite justifié leur décret... Le sang qu'ils ont fait répandre a effacé les vrais services qu'ils avaient rendus. »
Il y a donc ici une justification assez nette du coup d'état montagnard, bien qu’elle soit équilibrée par le rappel des « services » qu’ont rendu les Girondins. La suite permet tout de même de voir l’opinion du futur empereur prendre de la consistance. De fait, il est intéressant d’examiner comment Bonaparte démontre à ses auditeurs pourquoi ces Fédérés qui brandissent le drapeau tricolore et se prétendent en faveur de la République représentent la contre-révolution. Il n’a pas de mal à rappeler l’origine aristocratique des meneurs fédérés, ni non plus à souligner les conséquences dramatiques que la guerre civile fait subir à la République. Mais c’est surtout la question de l’appel aux armées de l’étranger qui lui permet de mettre en évidence la trahison des Fédérés. On remarque néanmoins que ce n’est pas Bonaparte qui dans le débat en tire la conclusion logique, mais « Le Nîmois », rangé à son opinion :
« Pour voir lequel des fédérés de la Montagne tient pour la République, cette menace seule me suffit ; la Montagne a été un moment la plus faible, la commotion paraissait générale. A-t-elle cependant jamais parlé d'appeler les ennemis ? Ne savez-vous pas que c'est un combat à mort que celui des patriotes et des despotes de l'Europe ? »
Dès lors, accablés par l’ensemble des convives que « Le Militaire » a habilement convaincus, « Le Marseillais » en déroute finit par rendre les armes. Bonaparte peut conclure avec enthousiasme qu’il ne tient qu’aux Marseillais de réparer leur erreur pour que leur cité redevienne « le centre de gravité de la liberté » !

Comme nous le disions plus haut, ce récit écrit quelques jours après les faits n’avait rien d’un simple compte-rendu personnel. Immédiatement, Bonaparte y vit la possibilité d’une publication en faveur de la République et c’est tout naturellement qu’il soumit sa brochure aux avis des représentants en mission. Ceux-ci lui accordèrent sans aucun mal l’autorisation de publication et, preuve de son utilité pour les intérêts de la Convention, l’édition fut réalisée aux frais du Trésor national. Ainsi que le remarquait un article du dictionnaire Larousse du XIXe siècle : « Bonaparte défendait alors la grande cause patriotique, non-seulement de l’épée, mais de la plume, ense et calamo»

Il est incontestable que Le Souper de Beaucaire fut une œuvre pro-révolutionnaire et c’est bien pour cela que l’identité de son auteur lui donne tant de prix. On prétend que devenu Premier Consul, Bonaparte chercha à en faire disparaître les derniers exemplaires. Mais pouvait-elle vraiment le gêner ?  Le jeune Bonaparte était certes en ce temps un Républicain convaincu. Toutefois, la modération avec laquelle il s’exprimait sur la politique à travers son livre ne faisait pas de lui un patriote exalté, ni surtout un incorruptible Montagnard. C’est parce que la Montagne s’était montrée la vraie protectrice de la nation que Bonaparte l’avait ralliée et ce alors même qu’elle paraissait proche de la chute. Cette alliance n’avait donc rien d’infamant, même après les calomnies colportées par la Réaction thermidorienne. Au contraire, la justesse des prédictions qu’il faisait sur le plan militaire annonçait déjà son génie. Il est en effet frappant de voir combien les affirmations stratégiques assenées par Bonaparte dans ce récit se réalisèrent peu après, le péril devant lequel se trouvait la Révolution au début de l’été étant presque complètement écarté dès l’automne avec les prises de Marseille (Ville-Sans-Nom) puis Lyon (Ville-Affranchie). Quant à lui, il ne devait pas se préoccuper plus longtemps d’écriture. Apprenant que Toulon s’était livré aux Anglais au début de septembre 1793, Bonaparte se rendit aussitôt à Paris, sans ordre, afin de proposer son service pour commander l’artillerie devant la ville assiégée. C’est là que sa fortune allait vraiment commencer.

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Images : portrait de Bonaparte à l'âge de 22 ans (d'après le tableau de Versailles, source ici), page de titre du Souper de Beaucaire dans l'édition parue en 1821 (source Gallica), tableau représentant "Le Souper de Beaucaire" par Lecomte du Nouy (1869), montrant Bonaparte debout devant les marchands méridionaux (source ici), députés girondins face aux sans-culottes le 31 mai ou 2 juin 1793 (source ici), siège de Lyon en 1793 (source ici), Bonaparte à Toulon d'après Job (source ici).
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dimanche 16 janvier 2011

L'exemple de Jan Palach

Qui a dit que l’histoire ne se répète qu’en comédie ? Les présents événements en Tunisie nous donnent en effet l’occasion de revenir sur un fait historique dont c’est aujourd’hui le 42e anniversaire. Si l’on est encore surpris par la soudaineté de la fuite du président-dictateur Ben Ali, il faut se rappeler que le mouvement populaire de révolte qui vient de la provoquer est parti d’une seule personne qui par son suicide répéta le célèbre geste du Tchécoslovaque Jan Palach.

Jan Palach, étudiant en philosophie de 21 ans, s’immola par le feu le 16 janvier 1969 sur la place Venceslas de Prague. Au mois d’août 1968, l’armée rouge avait mis fin dans le sang au Printemps de Prague, cette période éphémère au cours de laquelle le réformateur Dubcek tenta d’imposer le « Socialisme à visage humain » en réintroduisant les libertés individuelles et en mettant un terme à la censure. Par l’horreur de son acte, Jan Palach entendit protester contre le retour à la dictature soviétique et montrer le désespoir de tout un peuple. Le retentissement de cet événement fut immense et mena peu après à d’importantes manifestations, tandis que d’autres jeunes gens suivaient l’exemple de Palach en s’immolant à leur tour par le feu. Quoique les conséquences politiques de ce suicide ne furent pas immédiates, il est indéniable que Palach ranima l’esprit de résistance parmi la population tchécoslovaque. La commémoration de sa mort vingt ans après, en 1989, fut l’occasion des premières révoltes à l’encontre du régime communiste (Semaine Palach) en même temps que le dépôt d’une gerbe de fleurs sur l’emplacement du suicide valait neuf mois de prison à Vaclav Havel (opposant au régime, futur président). À la fin de cette même année 1989, la Révolution de velours balayait définitivement le régime honni.
Il est dès lors frappant de remarquer à quel point l’exemple de Jan Palach a été imité en Tunisie par le suicide de Mohamed Bouazizi. Rien ne dit du reste que ce dernier connaissait l’histoire du Tchécoslovaque, mais il faut bien constater que le même geste a causé les mêmes répercussions, jusqu’à un dénouement précipité que seule la déliquescence générale du pouvoir permet d’expliquer.

Le 17 décembre 2010, à Sidi-Bouzid, Mohamed Bouazizi a choisi de s’immoler par le feu devant le siège du gouvernorat, après que la police lui eut confisqué ses outils de travail (une charrette de fruits et légumes). Ce jeune homme de 26 ans, diplômé mais chômeur, n’avait comme ressource que ce travail de vendeur ambulant que les autorités ne lui permettaient pas d'exercer. Malgré ses protestations auprès de la municipalité puis du gouvernorat, il avait été systématiquement éconduit. C’est pour protester contre cette situation qu’il choisit de se donner la mort sur la place publique en s’immolant par le feu. Aussitôt après, et comme dans le cas de Jan Palach, plusieurs suicides similaires furent recensés à Sidi-Bouzid et des manifestations de révolte contre le chômage et la misère visant directement le pouvoir corrompu et dictatorial de Ben Ali se propagèrent dans toute la Tunisie pour mener aux résultats que l’on sait.

Certes, le suicide publique en signe de protestation ne date pas de 1969. Les exemples sont légion qui se retrouvent à toutes les époques. Mais combien aboutirent à de telles conclusions ? Il suffit de repenser à Stefan Lux, Tchécoslovaque lui aussi, qui en 1936, en pleine séance de la Société des Nations à Genève, se tira une balle dans la tête afin d’alarmer le monde contre la politique antisémite de l’Allemagne nazie. Son geste, combien prophétique, n’eut pas la moindre conséquence… Ajoutons enfin que le mode de suicide n’est pas anodin : bien plus impressionnante que la mort par le poignard ou le pistolet, l’immolation par le feu nous ramène à un spectacle des temps primitifs. Parce qu'il ne s'agit pas d'une forme "banale" de suicide, elle traduit le désespoir et, dans un contexte pré-révolutionnaire, appelle la révolte.
Désormais perçu comme la figure originelle de ce qu’on appelle déjà la Révolution de jasminBouazizi a rejoint Palach dans l’histoire en accomplissant ce geste symbolique.

KLÉBER

Images : photo de Jan Palach (source ici), photo de Mohamed Bouazizi (source ici), soldats tunisiens tentant de calmer les manifestants aux prises avec la police, le 14 janvier 2011 à Tunis (source Rue89).
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