jeudi 22 septembre 2011

Mort d'un maître mineur : Gilles Chaillet

Après Jacques Martin, disparu l’an dernier, c'est un autre des maîtres de la bande dessinée historique qui a disparu il y a quelques jours.
Quoique Gilles Chaillet (1946-2011) soit toujours demeuré dans les bornes du double classicisme martinien, celui du dessin et du scénario, et par là même dans l'ombre du grand maître, il convient de rendre hommage à une œuvre moins connue, mais dont le charme désormais un peu vieilli contraste toujours aussi heureusement avec le cours actuel de la bande dessinée historique en France.
Rappelons que l'auteur, lecteur assidu du Journal de Tintin dans son enfance, fut très tôt influencé  par les dessins de Jacques Martin et par le goût de celui-ci pour l'Antiquité romaine. Cette imprégnation précoce fut, ainsi qu'il le reconnaissait volontiers, la cause principale de son entrée dans la carrière. Celle-ci eut lieu très tôt, lorsque Chaillet juste après son bachot en 1964, intégra les Studios Dargaud où il servit comme stagiaire-grouillot, puis maquettiste pendant une longue période.

C'est cependant dans ce prestigieux atelier qu'il sera sérieusement initié au métier, en servant auprès de deux autres grands maîtres de la bande dessinée franco-belge, René Uderzo et Albert Goscinny, qui le formèrent en vue d'en faire un de leurs nègres. Il réalisa entre autres en 1973-1974 les dessins de la série Idéfix destinée aux enfants.
Malgré ses talents évidents, la plupart des projets proposés par Chaillet furent refusés à l'époque par Dargaud, en raison de l'influence martinienne bien trop évidente qui ne correspondait pas à la politique éditoriale de la maison.
Ce fut paradoxalement cette fidélité qui finit par lancer sa carrière, même si celle-ci devait désormais s'inscrire dans un cadre étroitement limité. En 1977, Jacques Martin qui subissait les premières atteintes de la maladie qui allait le contraindre de cesser de dessiner, recherchait alors un dessinateur pour reprendre une de ses deux séries, en l'occurrence Guy Lefranc. Après un entretien dont la teneur laisse songeur, le grand homme accepta finalement de prendre Chaillet à son service*.

La longue collaboration qui s'amorça alors donna naissance à quelques-uns des plus beaux albums de Lefranc, s'ouvrant notamment par le très réussi  Les Portes de l'Enfer en 1978, dont le thème médiéval annonce déjà la série Vasco, ou encore L'Arme Absolue,  paru en 1982, qui marque le zénith de la série et où le dessin très abouti de Chaillet entre parfaitement en résonance avec la cristallisation définitive des caractères des principaux personnages.
C'est justement un an après cet album majeur que Chaillet, désormais sous le patronage du maître, fut sollicité pour lancer une nouvelle série "à la manière de" Martin - série qui conduira, hélas, à la fin de la collaboration entre Martin et Chaillet dans les années 90.
Prenant quelques distances de forme avec les titres phares de Martin,  la série Vasco, qui relate les aventures de Vasco Baglioni, jeune commis d'une banque siennoise au XIVe siècle, ne connaîtra jamais qu'un succès relatif par rapport à des séries comme Alix et Lefranc, ou même Jhen, malgré quelques très bons albums (outre le premier album, L’Or et le Fer, citons par exemple Le Diable et le Cathare en 1988). La faute en revient sans doute à l'influence trop prégnante du classicisme inspiré par Martin. Ainsi, même si son héros Vasco sera aussi brun que les héros martiniens étaient blonds, et même si en inscrivant les aventures de celui-ci dans un contexte résolument médiéval, le dessin, très maîtrisé, se fera plus réaliste, notamment avec des décors très travaillés et des scénarios plus politiques, Chaillet restera incapable de s'émanciper définitivement du trait et de l’esprit de l'école de Bruxelles.

Surtout, la série Vasco donne trop souvent aux lecteurs un sentiment de "déjà-lu", avec son héros solaire contrastant avec la noirceur ou le cynisme de ses adversaires et  la création de liens ambigus entre héros et anti-héros.
Du reste, Chaillet était un tard-venu dans l'école de Bruxelles et son œuvre qui avait patiemment mûrie et poussée à l'ombre des grands maîtres fut atteinte par le même déclin qui balaya toute l'ancienne école dans les années 90 avec le surgissement d'un lectorat nouveau, plus avide de réalisme en matière de bande dessinée historique et en tout cas moins sensible à l'équilibre du dessin et de l'histoire.
Si nous louons assurément l'auteur pour sa fidélité à ses maîtres, nous regrettons tout autant le manque d'audace dont il fit preuve par rapport à ceux-ci, faiblesse coupable qui nous permet de penser qu'après Martin s'éteint définitivement avec Chaillet l'école de Bruxelles.

Bruno FORESTIER

NB : les archéologues et les passionnés d'urbanisme lui doivent aussi la gigantesque Rome des Césars, ouvrage de référence reconstituant la carte de la Rome antique de manière très précise. Grâce lui en soit rendue.
NB (2) : nous n'avons pas évoqué quelques albums de bande dessinée « ésotérique », ayant jugé ceux-ci fort mauvais par rapport aux productions du genre, et de peu d'intérêt dans notre propos.

* « J'étais très impressionné d'ailleurs. Il avait mon essai dans la main, avec des coups de correction en rouge dessus. Il m'a dit "Vous ne dessinez pas très bien, mais ce qui est étonnant c'est que vous situez mon monde comme si c'est moi qui le dessinais. Si vous acceptez d'être corrigé, je vais vous donner les premières pages d'un scénario de Lefranc, et si ça me plaît on fera un album ensemble" ». Entretien avec Gilles Chaillet en 2006 par Sceneario.com

Images : Gilles Chaillet (source ici), couverture des Portes de l'Enfer (source ici), couverture de L'Arme absolue (source ici), couverture de L'Or et le fer (source ici), quatrième de couverture des albums de Vasco (source ici).
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