dimanche 28 novembre 2010

Ganache du mois : Vorochilov

Cédant à la redoutable manie des commémorations faciles, nous orientons ce mois-ci nos deux rubriques phares vers la Révolution d'Octobre 1917, en examinant deux éminents spécimens de bolcheviques : l'intéressante Alexandra Kollontaï (article à paraître dans la semaine) et l'improbable Kliment Vorochilov. Ces deux dignitaires du Parti communiste soviétique présentent, en dépit d'origines passablement dissemblables et de physiques résolument divergents, quelques points communs amusants.

Kliment Iefremovitch Vorochilov, naquit le 23 janvier 1881, à Dniepropetrovsk (ancienne Verkhneïé), au coeur de l'Ukraine industrielle dans une famille d'ouvriers d'origine paysanne. La vie obscure, triste et sale qu'il mène dans ses premières années — partagée entre le rude labeur et la mendicité — se serait sans doute longtemps poursuivie, si le pourrissement du régime tsariste et les vents révolutionnaires qui commençaient à balayer la vieille Russie ne l'avaient pas conduit à rejoindre les rangs du Parti social-démocrate russe en 1903.
Comme nombre de militants des partis illégaux, il connaît rapidement les prisons du régime, qu'on surnomme alors "les écoles de la Révolution", et où effectivement il apprendra à lire et à écrire… Mais guère plus d'après les mauvaises langues du Parti.

Mobilisé en 1914, il ne semble pas jouer un rôle marquant sur le front pas plus qu'au sein des troubles ouvriers qui agitent les grandes villes, jusqu'au début de la Révolution, en février 1917. L'histoire le déniche enfin lors du fameux siège de Tsaristyne (future Stalingrad), où il dirige l'Armée rouge avec un dénommé Staline...  Pendant plusieurs mois, et malgré son écrasante supériorité numérique, il défend à grand-peine la ville contre les blancs de Denikine. Il est vrai que son alcoolisme et ses conceptions plus que sommaires de l'art de la guerre (l'attaque sabre au clair), comme son refus affirmé de recourir à la discipline militaire et à l'intégration de "spécialistes" (c'est-à-dire des officiers tsaristes ralliés), y ont été pour beaucoup. La nullité dont les deux dirigeants font preuve durant cette bataille de plusieurs mois sera non pas oubliée mais glorifiée dans d'interminables poèmes, chansons et romans. Et Vorochilov, aidé par la fraternité d'ivrognes qui le liera désormais toute sa vie à Staline, entamera une fructueuse carrière de courtisan.
Dès 1921, le voilà membre du comité central du Parti. En 1925, il obtient le commissariat du peuple à la guerre et la présidence du conseil militaire révolutionnaire (arrachée à Trotski) et intègre dès l'année suivante le bureau politique, où il battra tous les records de longévité en y restant vissé jusqu'à l’année 1952, en dépit des purges quasi permanentes.

Placé à la tête de l'Armée rouge, Vorochilov met un point d'honneur à reproduire en grand les méthodes qui lui ont si bien réussi pendant la guerre civile : ainsi, il s'oppose avec une constance exemplaire à tous les efforts de modernisation voulus par Toukhatchevski, son point de vue prévalant définitivement lors de la purge de 1937 qui décapite l'ensemble de l'état-major et un tiers du corps des officiers.
Fort de ce beau succès, le désormais maréchal Vorochilov orchestre la fructueuse campagne de 1939 vers l'Ouest durant laquelle les États Baltes et la Pologne orientale sont annexés — il est l'un des coresponsables du massacre de Katyn. Las, la désastreuse "Guerre d'hiver" en Finlande entraîne sa disgrâce partielle. Placé à la tête des armées du Nord-Ouest, l'offensive allemande de juin 1941 est une nouvelle chance pour lui de témoigner de son incroyable incapacité. Les Allemands assiègent Leningrad dès le 8 septembre (siège qui durera tout de même 900 jours) et il faudra toute l'énergie du général Joukov, un des rares survivants des purges, pour sauver la ville. Symbole de ce désastre, le sort du KV, unique blindé trouvant grâce aux yeux du maréchal, parce qu'il avait été baptisé de son nom, et dont la taille monstrueuse, la lenteur et l'absence de mobilité en firent une cible de choix lors des premières semaines de l'opération Barbarossa.

Totalement déconsidéré, Staline le laisse pourtant encore sévir en 1944 dans le domaine militaire (il rate magistralement une offensive pour tenter de briser le siège de Leningrad), avant de redéployer ses talents dans les opérations de police : il participe à la "soviétisation" de la Hongrie en 1945. Sans doute n'est-il pas assez convaincant, car son vieux complice, devenu oublieux ou ingrat, entend le faire figurer en bonne place dans les nouveaux procès de Moscou qui se préparent à partir de 1952-1953, à titre d'"agent de l'impérialisme anglais". La mort du tyran lui permet d'y échapper de justesse.
Ragaillardi, ce comploteur maladif fait parti de la clique Khrouchtchev-Malenkov qui liquide Beria en 1953, avant de se joindre à celle Molotov-Malenkov contre Khrouchtchev en 1957. Il s'en retire à temps, mais est finalement évincé par le jeune Brejnev en 1960 et exclu (enfin) du comité central, comité dans lequel il revient pourtant lorsque Khrouchtchev est à son tour renversé en 1964 !
Fait "Héros de l'Union Soviétique" une seconde fois en 1968 — personne n'avait peur du ridicule cette année-là, semble-t-il — il décède paisiblement dans son lit à 88 ans, après avoir, c'est l'essentiel, bien travaillé.

Bruno FORESTIER

Images : portrait officiel du général Vorochilov (source ici), Staline et Vorochilov se racontant de bonnes blagues lors d'une réunion (source ici), Vorochilov et son état-major prenant des poses méditatives (source ici), le même arborant sa belle collection de médailles (source ici).
Lire La Suite... RésuméBlogger

mardi 23 novembre 2010

Quelques mots sur "Vénus noire"

L'étonnant et bref de débat de société qui a animé ces lieux durant quelques jours, m'a poussé à aller voir — escorté de F. évidemment, fidèle compagnon des bons et mauvais films — Vénus Noire d'Abdellatif Kechiche.
Le résultat apparaît des plus décevants, compte tenu de la réputation du réalisateur et du choix du sujet qui laissait pourtant amplement matière à d'intéressantes polémiques. Passons sur la mise en scène un peu lourde, pompiériste même par moments, qui relate la déchéance de Saarje Bartman, jeune Hottentote d'abord exhibée comme bête de foire à Londres, avant d'être prostituée à Paris et disséquée par M. Cuvier. Malgré des longueurs récurrentes, la tension dramatique se maintient, les costumes sont bien faits et les acteurs plutôt convaincants. Mais ces qualités et défauts n'ont que peu d'importance face au propos du film.
Focalisé sur le personnage de Saarje Bartman, Abdellatif Kechiche réussit l'exploit de ne susciter aucune sympathie pour celle-ci, en dépit des gros plans systématiques sur le beau visage de l'actrice Yahima Torres, en s'obstinant à lui refuser tout caractère propre. Il est certes difficile de ressusciter une icône lointaine, connue uniquement par les témoignages du début du XIXe siècle et colportant leurs lots de préjugés, mais c'était là toute la gageure d'un tel film. Or, le réalisateur, comme la plupart des orientalistes renversés qui sévissent aujourd'hui, manie l'antiracisme à la truelle, en balançant à l'écran de grandes séquences narratives qui se suffiraient à elles-mêmes pour dévoiler les mécanismes des fantasmes occidentaux. Las, ce procédé non seulement transforme Saarje Bartman en caricature de "bon sauvage", dont la docilité et les tentatives de révolte paraissent aux spectateurs totalement incompréhensibles, mais réduit également tous les personnages l'entourant au même état caricatural, qu'il s'agisse du petit peuple londonien, des parvenus de l'Empire à Paris, ou de Georges Cuvier présenté en scientifique glacial et légèrement obsédé. Entre les deux extrêmes de l'héroïne filmée à bout portant et de la foule balayée de loin, ce sont finalement les personnages des trois crapules qui exploitent Saarje, qui finissent par apparaître comme les plus attachants et les plus vivants...

L'impression de gâchis est accentuée par le fait qu'à plusieurs reprises le film s'offre des possibilités de poser des questions bien plus intéressantes — on pense notamment à la scène du procès et aux subtiles différenciations qui sont faites entre l'esclavage et le salariat ou aux rapports amoureux qui semblent lier l'héroïne à ses exploiteurs — mais qui sont toutes brutalement abandonnées pour offrir à nouveau aux spectateurs blasés les images répétées ad nauseam de l'avilissement de la malheureuse. On touche là d'ailleurs un des points les plus révélateurs du conformisme de la réalisation, puisque l'essentiel de ces scènes de voyeurisme (celui des spectateurs dans le film et dans la salle) tourne autour du fameux tablier génital des femmes hottentotes qui pas une seule fois ne sera montré ! Un manque d'audace significatif puisque Abdellatif Kechiche, prétendant de manière objective placer le public face à ses propres démons, se hâte de jouer les censeurs au nom de la dignité de la femme qu'il a lui aussi complaisamment contribué à exposer pendant près de deux heures et demie. Ultime astuce, il se défausse de ce manque de courage en faisant passer lors du générique les images de l'enterrement grotesque et en grande pompe de la Vénus Noire en 2002 par le régime corrompu jusqu'à la moelle de l'ANC qui s'est hâté à son tour de transformer la morte en symbole...

Bruno FORESTIER

Images : affiche du film (source ici), Saarje Bartman examinée par Cuvier, lui-même présenté comme un digne ancêtre du Docteur Mengele (source ici).
Lire La Suite... RésuméBlogger

samedi 20 novembre 2010

Le procès de Paul Bourget

Pour le confort de lecture et afin d'éviter les répétitions, nous avons remplacé à quelques reprises le nom de Bourget par les diverses appellations imagées qu'utilise Bloy. Elles seront signalées par un astérisque.

Pourquoi et comment déteste-t-on Paul Bourget (1852-1935) ? C'est une question qu'on se pose un jour ou l'autre quand on s'intéresse à la littérature. Depuis Léon Bloy qui l'éreinte méchamment dans son Belluaire et porcher (1905) en le traitant d'eunuque, jusqu'à Céline qui, monologuant en 1957, s'attaque à son style, on ne compte plus les remarques assassines de la part des écrivains. Auteur presque oublié (si ce n'est cette extraordinairement longue notice wikipédia), et plus lu (malgré la réédition du Disciple cette année), Bourget fut pourtant à son époque prolifique et reconnu. 
Ainsi en 1915, André Gide vient lui rendre visite ; c'est la rencontre de deux grands, l'un a 63 ans (académicien depuis 20 ans), l'autre 46. Voici en quels termes Gide la relate dans son Journal :
« - Pour entrer ici, Monsieur Gide, m'a-t-il dit d'abord, vous n'aurez pas besoin de passer par la porte étroite.
Cela ne voulait proprement rien dire, mais marquait de la cordialité. Et, peu de temps après, il a trouvé moyen de faire allusion à mon Immoraliste ; […]
- Maintenant que nous voici seuls, apprenez-moi, Monsieur Gide, si votre immoraliste est ou n'est pas un pédéraste?
Et comme je reste un peu interloqué, il insiste :
- Je veux dire : un pédéraste pratiquant ?
- C'est sans doute plutôt un homosexuel qui s'ignore, répondis-je, comme si je n'en savais guère trop rien moi-même ; et j'ajoutais : je crois qu'ils sont nombreux.
Je pensais d'abord qu'il voulait ainsi me montrer qu'il avait lu mon livre, mais il tenait surtout à m'exposer ses théories :
- Il y a, commença-t-il, deux catégories de perversions : celle qui ressortissent du sadisme, et celles qui se rattachent au masochisme. Le sadique et le masochiste pour atteindre la volupté, ont recours l'un et l'autre à la cruauté ; mais l'un, etc. tandis que l'autre, etc.
- Rangez-vous les homosexuels dans l'un des deux genres ? demandais-je pour dire quelque chose.
- Nécessairement, reprit-il, car, ainsi que le fait observer Régis…[...] »
Cette anecdote montre à quel point les penchants de Bourget allaient vers les thèses plus que vers les romans. Or, le roman psychologique l'éloigne de la littérature et lui fait charrier, selon l'expression de Bloy: « les glaçons d'un pédantisme universitaire que la naïveté romantique de certains poètes avait cru défunt ». On imagine facilement le peu d'estime qu'il portait aux écrits de Gide (ce dernier traitera, en 1930, les lecteurs du fendeur de poils* de « bancs de sardines et de maquereaux « ), assenant sans cesse que les écrivains ont une responsabilité morale envers leurs lecteurs. 
À ce propos, Paul Bourget écrit dans la célèbre préface du Disciple, s'adressant au « jeune homme » : « tu vas, cherchant dans nos volumes, à nous tes aînés, des réponses aux questions qui te tourmentent. Et des réponses ainsi rencontrées dans ces volumes, dépend un peu ta vie morale, un peu de ton âme. Et ta vie morale, c'est la vie morale de la France même : ton âme, c'est son âme (…) Pensant à cela, il n'est pas d'honnête homme de lettres, si chétif soit-il qui ne doive trembler de responsabilité. » (sic !)

C'est sans doute parce que l'icoglan* a trop tremblé qu'il est devenu le repoussoir de la littérature et en particulier des hommes de lettres. Car, c'est bien dans cette quête de moralité qu'étouffe le roman bourgetien. Sans cesse, il tente de « démontrer des thèses amies de la morale et de la raison » comme le dit Kléber Haedens dans son Histoire de la littérature française, ajoutant de manière piquante : « Paul Bourget a longtemps servi de psychologue aux bourgeoises vertueuses et aux femmes du monde à mi-chemin entre le confessionnal et l'adultère. Ses romans solides et respectables (…) sont écrits dans une langue terne, privée de tout pouvoir et de toute beauté. » 
Ernst Jünger dira quant à lui que : « le fruit de l'humanité authentique est à peine touché à travers l'écorce du conventionnel ». Décidément…

Et si le Psychologue* donne autant d'importance aux idées et à la morale dans ces écrits, c'est souvent au détriment du style. Céline confie, en 1957, d'un ton las : « On continuera toujours à publier du Bourget, de l'Anatole France, de la phrase bien filée, etc. À rien du tout, elle continuera toujours à publier du Bourget de l'Anatole France », mais surtout : « les Français sont soudés. Ils sont soudés au style Voltaire, qui était une jolie forme d'ailleurs, qui fut copié par Bourget, par Anatole France, et puis finalement par tout le monde. »
D'ailleurs, Bloy déjà dans le ton de la critique contemporaine déplore : « l'absence infinie de style et de caractère » du Psychologue d'entre les castrats*, mais aussi, comme nous l'avions déjà signalé : « des écrits qui ressemblent à une diarrhée de colle de poisson ». 
À propos du style de ces deux écrivains, Jünger raconte une histoire qui circulait dans les salons parisiens durant l'Occupation. Et, l'on remarquera que la cible à cette époque a changé… question de morale sûrement : 
« Sur Bloy, des Closais a raconté une anecdote que je note bien que je la tienne sans conteste pour inventée, car elle donne une idée de la haine abyssale et non sans fondement qu'éprouvent les hommes de lettres pour cet écrivain.
Selon son habitude, à Paul Bourget aussi il avait demandé de l'argent, mais en vain ; puis il l'avait malmené publiquement. Quelque temps après, Bourget reçut une nouvelle lettre de Bloy, le priant de lui prêter immédiatement cinq cents francs, car son père venait de mourir. Bourget met la somme dans sa poche et se rend lui-même à Montmartre où Bloy habitait dans un des hôtels borgnes de l'endroit. Derrière la porte d'une chambre à laquelle le mène le concierge, on entend de la musique ; lorsque Bourget frappe, Bloy vient ouvrir, complètement dévêtu, on voit dans la chambre des femmes nues et, sur la table de la charcuterie et du vin. Bloy cynique, invite Bourget à entrer, et celui-ci accepte l'invitation. Il pose d'abord l'argent sur la cheminée ; puis regardant autour de lui : 
- Monsieur Bloy, vous m'avez pourtant écrit que votre père était mort ?
- Vous êtes donc prêteur sur gages ? réplique Bloy et il ouvre la porte d'une chambre voisine, où le cadavre du père est étendu sur le lit. »
Bloy en pleine bacchanale juste après la mort de son père, qui gît dans la pièce voisine, visité par le vertueux Bourget, voilà qui prête à sourire, autant que ce dialogue très court chez Barbey D'Aurevilly, où encore une fois Bourget fait figure de dupe:
« Bourget : enfin, Bloy, vous me détestez donc bien ?
Bloy : non mon ami, je vous méprise. »
Et il n'est pas le seul. En 1914 Paul Valéry écrit à Gide, parlant du Démon de midi : « Et malgré tout le mépris possible pour le misérable auteur, l'impureté, le bric-à-brac intellectuel, où le médical, le théologique, le balzacoïde s'ensaladent, malgré l'ignominie toujours présente toutefois cela est son meilleur livre. Celui donc où il paraît dans toute sa naïveté. »
Mais après tout, l'évangéliste du Rien* fut aussi le fruit d'une époque. Barbey dans sa mauvaise préface à la réédition d'Une vieille maitresse ne fut il pas obligé de se justifier, après son retour au catholicisme, de ne faire en aucun cas l'apologie d'une passion coupable, supprimant dans la foulée « un détail libertin de trois lignes » de son roman ? Les romanciers catholiques de la fin du XIXe siècle furent englués dans les questions de morale et la peur de la décadence. L'écrasante responsabilité qu'ils se sentaient vis-à-vis de leurs lecteurs a guidé leurs choix esthétiques et ce ne fut certes pas toujours pour le meilleur.

GV

Images : photographie de Paul Bourget (source ici), couverture du Disciple, réédité en 2010 (source ici), illustrations d'époque des livres de Paul Bourget (source ici), récente étude de Marie-Ange Fougère et Daniel Sangsue qui pose une grave question : Avez-vous lu Paul Bourget ? (source ici).
Lire La Suite... RésuméBlogger

jeudi 11 novembre 2010

Le Père Duchesne à la fenêtre nationale

Pour connaître l’état d’esprit du peuple sous la Révolution française tout en s’affranchissant des querelles d’historiens, quoi de mieux que de plonger aux sources mêmes ? Il existe bien sûr une grande quantité de témoignages écrits, qu’il s’agisse de mémoires ou de journaux, mais tous sont marqués par un ton très personnel qui éclaire les événements d’après les orientations politiques de leur auteur. C’est pourquoi les comptes-rendus, rapports ou notes prises lors des assemblées et réunions politiques restent d’inestimables documents pour se faire une idée à peu près objective des circonstances de l'époque. Dans cette veine, on connaît depuis longtemps les Actes du tribunal révolutionnaire, régulièrement réédités au Mercure de France, qui, bien que rédigés et même tronqués par les greffiers à la botte de Fouquier-Thinville et ses sbires, dressent un éloquent tableau des grands procès de la Révolution (Charlotte Corday, Marie-Antoinette, les Girondins, Danton…). Mais il était temps de signaler sur ce blog l’existence de l’ouvrage de M. Pierre Caron intitulé Paris pendant la Terreur (six volumes publiés entre 1910 et 1962 par la Société d’Histoire de France) dont la teneur est des plus édifiantes. Ce livre donne la retranscription scrupuleuse des rapports des agents secrets du ministre de l’Intérieur entre août 1793 et mars 1794. Dressés par une douzaine d’auxiliaires, ces rapports quotidiens d’une à cinq pages chacun recensent tous les faits et toutes les conversations dont furent témoins leurs auteurs au cours de pérégrinations dans les rues, cafés ou clubs de Paris. Rien n’est laissé au hasard afin d’instruire au mieux le gouvernement : rumeurs, propos imprudents, scènes d’émeutes, récriminations contre certains députés ou personnalités et, comme de juste, noms de suspects à surveiller. Malgré le climat délétère qui régnait alors, l’on est surpris de constater que d’une manière générale le peuple apparaît entièrement voué à la cause révolutionnaire, débordant d’admiration pour la Convention et les Comités, alors même que le ravitaillement et le manque de subsistances étaient constamment dans ses préoccupations durant cette période charnière de la Terreur.

Ces rapports qui se recoupent nous ont permis de restituer un événement qui eut un grand retentissement dans la capitale, l’exécution de Jacques-René Hébert, le trop célèbre rédacteur du Père Duchesne. La popularité de ce funeste personnage était immense parmi le peuple grâce à l’influence de son journal qui fut d’ailleurs un temps l’organe de presse officiel du gouvernement (qui l’expédiait aux armées). Mais dès lors que le Comité de salut public, fatigué des incessantes agitations fomentées par ces Exagérés, accusa Hébert et sa clique de préparer un vaste complot contre-révolutionnaire, le peuple en fut tellement écœuré qu’il entendit faire payer très cher sa trahison au Père Duchesne.
Ainsi, dès avant la condamnation, peut-on lire dans le rapport d’un agent du ministre de l’Intérieur que « l’opinion publique devance d’une manière terrible le jugement qui doit être porté sur ces individus par le Tribunal révolutionnaire. On souffrit impatiemment dans un groupe qu’un citoyen eût osé dire que le Père Duchesne se défendait très bien. »
Un autre agent rapporte de son côté ce propos d’un citoyen : « Je n’ai jamais vu guillotiner personne, mais ceux-ci je les irai voir avec plaisir, surtout Hébert et Chaumette, ces scélérats qui nous ont trompés par leur faux patriotisme ».

Le jour J, 24 mars 1794, une « foule innombrable » attendait donc impatiemment l’exécution du Père Duchesne et de ses complices : « En avançant du lieu de l’exécution dans Paris, on rencontrait des flots de citoyens qui s’y rendaient ; tout retentissait du nom du « Père Duchesne à la guillotine ! » et à cet égard les enfants faisaient les fonctions de colporteurs ». Un autre agent remarque que « dans les rues, depuis le Palais jusqu’à la place de la Révolution, l’affluence de monde était si grande qu’à peine pouvait-on y passer. » L’estimation policière (déjà !) donnait « peut-être quatre cent mille âmes témoins de cette exécution. ».
Mais il est surtout intéressant de se rendre compte de l’état d’esprit qui régnait ce jour-là. Comme le souligne un rapport :
 « Deux sentiments opposés, l'indignation contre les coupables et la joie d'en voir la République délivrée par leur mort, animaient tous les spectateurs. On cherchait à lire sur la physionomie des condamnés pour jouir, en quelque sorte, de la peine intérieure dont ils souffraient : c'était une espèce de vengeance qu'ils prenaient plaisir à se procurer. Les sans-culottes en voulaient surtout à Hébert et lui disaient des injures. "Il est bougrement en colère, disait l'un, on lui a cassé tous ses fourneaux". "Non, disait l'autre, il est dans une grande joie de voir que les vrais aristocrates vont tomber sous la guillotine ». D’autres avaient porté des fourneaux et des pipes et les élevaient en l’air pour qu’ils pussent frapper les yeux du Père Duchesne. »
Au reste, il semble aussi qu’une grande curiosité dominait la foule, curiosité de voir comment le Père Duchesne, celui-là même qui réclamait à cor et à cri que l’on fasse marcher à fond de train la « fenêtre nationale », celui-là toujours qui reprochait à certains condamnés leur lâcheté au moment de passer sous le couperet, comment le Père Duchesne donc se comporterait à son tour. Si la légende prétendant qu’Hébert s’évanouit dans sa charrette paraît fausse, tous les rapports corroborent en revanche l’effondrement moral et physique dont ce grand donneur de leçon offrit le spectacle : « ce misérable ne pouvait faire aucune attention à ce qui se passait autour de lui ; l’horreur de sa situation l’atterrait ; il avait reproché à Custine d’être mort en lâche, et il n’a pas moins montré de pusillanimité que lui. » ; « On a remarqué que Ronsin avait paru le moins effrayé de son supplice, qu’Anacharsis Cloots avait conservé un grand sang-froid, mais qu’Hébert et les autres portaient sur leur figure les signes de la plus grande consternation. » ; « Des dix-neuf coupables traînés au supplice, Hébert était celui qui présentait la mine la plus triste et la plus consternée ».
Promené du Palais à la Place de la Révolution sous les cris de joie et les injures (« Partout où ils ont passé on criait « Vive la République ! », avec les chapeaux en l’air et chacun leur disait quelque épithète, surtout à Hébert. »), le Père Duchesne n’était pas encore au bout de ses peines. Afin que la fête soit complète, une cruelle mise en scène lui permit de méditer sur son sort :
« À son arrivée sur la place de la Révolution, il fut accueilli, lui et ses complices, par des huées et des murmures d’indignation. À chaque tête qui tombait, le peuple se vengeait encore par le cri de «Vive la République ! » en faisant tourner ses chapeaux en l’air. Hébert fut réservé pour le dernier, et les bourreaux, après lui avoir passé la tête dans l’anneau fatal, répondirent au vœu que le peuple avait exprimé de vouer ce grand conspirateur à un supplice moins doux que la guillotine, en tenant le couperet suspendu pendant plusieurs secondes sur son col criminel, et faisant tourner, pendant ce temps, leurs chapeaux victorieux autour de lui et l’assaillant des cris poignants de Vive cette République qu’il avait voulu faire périr. »
Comme l’on peut en juger, on savait s’amuser en ce temps. Pourtant, sitôt l’affaire expédiée, les agents relèvent des réactions contrastées parmi le peuple : « Dans tous les endroits publics, les aristocrates et les modérés se réjouissaient de cette exécution et affectaient beaucoup de patriotisme. Les patriotes se réjouissaient aussi, mais ils s’observaient les uns les autres. » ; « J’ai couru différents cabarets près le Gros Caillou, du côté de l’École militaire. On n’y parlait que du Père Duchesne, sur le compte duquel on faisait mille histoires qui avaient pour but de bénir le Comité de salut public d’avoir découvert une telle trahison. J’ai trouvé le petit peuple gai » ; « Les promenades sont partout pleines de monde et partout on se demande en se rencontrant : « Êtes-vous allé voir hier Hébert ? » On répond « oui ». Toutes les figures paraissent contentes. » ; « Depuis la mort d’Hébert, j’ai remarqué que, dans les cafés, des hommes qui parlaient beaucoup ne disent plus rien ». C’est que l’exécution d’Hébert et ses partisans, si elle purgeait la Montagne de ses extrémistes, n’en ébranlait pas moins la confiance du peuple en ses dirigeants. Qui croire si même les plus ardents patriotes pouvaient brusquement devenir des traîtres ? Comme devait si bien l’écrire Saint-Just : « la Révolution est glacée ; tous les principes sont affaiblis ; il ne reste que des bonnets rouges portés par l’intrigue. L’exercice de la terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais » (Fragments sur les Institutions républicaines, III-5).

Une chose au moins est sûre, c’est qu’au-delà de l’inconscient désarroi qui frappa le peuple après l’exécution, la grande lâcheté dont le Père Duchesne fit preuve devant la guillotine acheva de le perdre aux yeux de tous : « Après l’exécution, chacun parlait des conjurés. On disait : « Ils sont morts en couyons (sic) » ; d’autres disaient : « Nous eussions cru qu’Hébert eût montré plus de courage, mais il est mort en Jeanfoutre ».

KLÉBER


À notre connaissance, Paris pendant la Terreur n’a pas connu de nouvelles éditions (ni même d’anthologie, ce qui serait pratique s’agissant de six volumes…) mais plusieurs des passages cités peuvent être retrouvés par le lecteur en annexe des Actes du tribunal révolutionnaire mentionnés plus haut.

Images : numéro du Père Duchesne en 1790 (source ici), portrait de Jacques-René Hébert jeune (source ici), représentation du Père Duchesne en prison (source ici), imitation du Père Duchesne se moquant d'Hébert en 1794 (source gallica).
Lire La Suite... RésuméBlogger

mercredi 3 novembre 2010

Expositions parisiennes : deux déceptions

Monet au Grand Palais, impressions de foules

La monstrueuse propagande en faveur de l’exposition Claude Monet au Grand Palais a eu raison de nous… Dimanche dernier, au soir, nous y étions. Las! même à cette heure tardive, des centaines de quidams se pressaient, victimes comme nous du matraquage médiatique ahurissant dont la France entière est accablée depuis le mois de septembre. Le résultat est là, grandiose ! Devant chaque tableau le même spectacle : un troupeau béatement agglutiné, l’audio-guide collé à l’oreille*, campant jusqu’à ce que le signal du départ soit donné. Il nous a fallu beaucoup de calme et de patience pour ne pas fuir à toutes jambes cet embouteillage délirant. Tout cela était d’autant plus rageant que les œuvres exposées, lorsqu’une miraculeuse trouée permettait de les apercevoir, valent mieux que le simple coup d’œil. Disposées chronologiquement puis par thématiques (répétitions, intériorité et décorations), celles-ci forment un rassemblement unique. Il y a en particulier ces représentations de l’église de Varengeville dans le soleil couchant, les mers de la côte normande ou de la côte méditerranéenne, sans parler des célèbres Femme à l’ombrelle qui toutes illustrent le génie de Claude Monet. Sans nul doute l’intérêt de cette exposition n’est donc pas usurpé, mais nous l’avons assez dit, sauf à disposer d’un droit de visite présidentiel, mieux vaut ne pas mettre les pieds au Grand Palais.

*GV évoquait récemment la déplorable mode des audio-guides qui sévit depuis quelques années déjà. Cet instrument n’est plus une option, c’est une obligation. Il fallait voir avec quelle insistance on nous a tendu les audio-guides et la stupéfaction devant notre refus poli. Nous étions bien rares à nous promener sans cet indispensable engin.

La Russie romantique, beaucoup de bruit pour rien

Dans une proportion bien plus modeste, l’exposition « La Russie romantique » qui se tient au Musée de la vie romantique a su attirer les chalands à force d’affiches dans toutes les stations de métro et abris bus de la capitale. Le thème avait beaucoup pour nous plaire, la belle bobine de l’écrivain Gogol acheva de nous convaincre. Au fond d’une ruelle privée de la rue Chaptal, le Musée de la vie romantique est idéalement établi dans l’ancien hôtel particulier du peintre Ary Scheffer. Là-bas au moins, très peu de monde, on peut visiter en toute tranquillité. Pourtant, quelle désillusion ! Les tableaux sont rares, deux seulement valent vraiment la peine dont ledit portrait de Gogol et La traversée du Dniepr par Nikolaï Gogol du peintre Anton Ivanov. Où sont-ils les « chefs-d’œuvre de la galerie Tretiakov » vantés sur les affiches ? Faut-il croire qu’il s’agit de ces peintures quelconques de la famille impériale ou de ces mornes paysages moscovites ? Malheureusement, le manque complet d’indications chronologiques, historiques ou simplement graphiques ne nous aidera pas à le savoir. Aussi ne faut-il pas s’étonner de découvrir un livre d’or plein de reproches et de regrets… La seule consolation pour le visiteur égaré dans cette exposition bien décevante tient dans la visite (gratuite) du musée lui-même qui étale sans prétention plusieurs toiles de Scheffer et évoque la mémoire de Renan, Psichari et George Sand.

Lucien JUDE

Images : affiche de l'exposition Monet (source ici) et affiche de l'exposition La Russie romantique (source ici).
Lire La Suite... RésuméBlogger