Pour
connaître l’état d’esprit du peuple sous la Révolution française tout en s’affranchissant des querelles d’historiens,
quoi de mieux que de plonger aux sources mêmes ? Il existe bien sûr une
grande quantité de témoignages écrits, qu’il s’agisse de mémoires ou de
journaux, mais tous sont marqués par un ton très personnel qui éclaire les
événements d’après les orientations politiques de leur auteur. C’est pourquoi
les comptes-rendus, rapports ou notes prises lors des assemblées et réunions
politiques restent d’inestimables documents pour se faire une idée à peu près
objective des circonstances de l'époque. Dans cette veine, on connaît depuis longtemps les Actes
du tribunal révolutionnaire,
régulièrement réédités au Mercure de France, qui, bien que rédigés et même tronqués par les
greffiers à la botte de Fouquier-Thinville et ses sbires, dressent un éloquent tableau des grands procès de la
Révolution (Charlotte Corday, Marie-Antoinette, les Girondins, Danton…). Mais il était
temps de signaler sur ce blog l’existence de l’ouvrage de M. Pierre Caron intitulé Paris pendant la Terreur (six volumes publiés entre 1910 et 1962 par la
Société d’Histoire de France) dont
la teneur est des plus édifiantes. Ce livre donne la retranscription
scrupuleuse des rapports des agents secrets du ministre de l’Intérieur entre
août 1793 et mars 1794. Dressés par une douzaine d’auxiliaires, ces rapports
quotidiens d’une à cinq pages chacun recensent tous les faits et toutes les
conversations dont furent témoins leurs auteurs au cours de pérégrinations dans
les rues, cafés ou clubs de Paris. Rien n’est laissé au hasard afin d’instruire
au mieux le gouvernement : rumeurs, propos imprudents, scènes d’émeutes,
récriminations contre certains députés ou personnalités et, comme de juste,
noms de suspects à surveiller. Malgré le climat délétère qui régnait alors,
l’on est surpris de constater que d’une manière générale le peuple apparaît
entièrement voué à la cause révolutionnaire, débordant d’admiration pour la Convention et les Comités, alors même que le ravitaillement et le manque de subsistances étaient
constamment dans ses préoccupations durant cette période charnière de la
Terreur.
Ces
rapports qui se recoupent nous ont permis de restituer un événement qui eut un
grand retentissement dans la capitale, l’exécution de Jacques-René Hébert, le trop célèbre rédacteur du Père Duchesne. La popularité de ce funeste personnage était
immense parmi le peuple grâce à l’influence de son journal qui fut d’ailleurs
un temps l’organe de presse officiel du gouvernement (qui l’expédiait aux
armées). Mais dès lors que le Comité de salut public, fatigué des incessantes agitations fomentées par
ces Exagérés, accusa Hébert et sa
clique de préparer un vaste complot contre-révolutionnaire, le peuple en fut
tellement écœuré qu’il entendit faire payer très cher sa trahison au Père
Duchesne.
Ainsi,
dès avant la condamnation, peut-on lire dans le rapport d’un agent du ministre
de l’Intérieur que « l’opinion publique devance d’une manière terrible
le jugement qui doit être porté sur ces individus par le Tribunal
révolutionnaire. On souffrit
impatiemment dans un groupe qu’un citoyen eût osé dire que le Père Duchesne se
défendait très bien. »
Un
autre agent rapporte de son côté ce propos d’un citoyen : « Je
n’ai jamais vu guillotiner personne, mais ceux-ci je les irai voir avec
plaisir, surtout Hébert et Chaumette, ces scélérats qui nous ont trompés par leur faux patriotisme ».
Le
jour J, 24 mars 1794, une « foule innombrable » attendait donc impatiemment l’exécution du Père
Duchesne et de ses complices : « En avançant du lieu de
l’exécution dans Paris, on rencontrait des flots de citoyens qui s’y
rendaient ; tout retentissait du nom du « Père Duchesne à la
guillotine ! » et à cet égard les enfants faisaient les fonctions de
colporteurs ». Un autre agent remarque que « dans les rues,
depuis le Palais jusqu’à la place de la Révolution, l’affluence de monde était si grande qu’à peine
pouvait-on y passer. »
L’estimation policière (déjà !) donnait « peut-être quatre cent
mille âmes témoins de cette exécution. ».
Mais
il est surtout intéressant de se rendre compte de l’état d’esprit qui régnait
ce jour-là. Comme le souligne un rapport :
« Deux sentiments opposés, l'indignation contre les coupables et la joie d'en voir la République délivrée par leur mort, animaient tous les spectateurs. On cherchait à lire sur la physionomie des condamnés pour jouir, en quelque sorte, de la peine intérieure dont ils souffraient : c'était une espèce de vengeance qu'ils prenaient plaisir à se procurer. Les sans-culottes en voulaient surtout à Hébert et lui disaient des injures. "Il est bougrement en colère, disait l'un, on lui a cassé tous ses fourneaux". "Non, disait l'autre, il est dans une grande joie de voir que les vrais aristocrates vont tomber sous la guillotine ». D’autres avaient porté des fourneaux et des pipes et les élevaient en l’air pour qu’ils pussent frapper les yeux du Père Duchesne. »
Au
reste, il semble aussi qu’une grande curiosité dominait la foule, curiosité de
voir comment le Père Duchesne, celui-là même qui réclamait à cor et à cri que
l’on fasse marcher à fond de train la « fenêtre nationale », celui-là
toujours qui reprochait à certains condamnés leur lâcheté au moment de passer sous
le couperet, comment le Père Duchesne donc se comporterait à son tour. Si la
légende prétendant qu’Hébert s’évanouit dans sa charrette paraît fausse, tous
les rapports corroborent en revanche l’effondrement moral et physique dont ce
grand donneur de leçon offrit le spectacle : « ce misérable ne
pouvait faire aucune attention à ce qui se passait autour de lui ;
l’horreur de sa situation l’atterrait ; il avait reproché à Custine d’être mort en lâche, et il n’a pas moins montré
de pusillanimité que lui. » ;
« On a remarqué que Ronsin avait paru le moins effrayé de son supplice, qu’Anacharsis
Cloots avait conservé un
grand sang-froid, mais qu’Hébert et les autres portaient sur leur figure les
signes de la plus grande consternation. » ; « Des dix-neuf coupables traînés au supplice,
Hébert était celui qui présentait la mine la plus triste et la plus
consternée ».
Promené
du Palais à la Place de la Révolution sous les cris de joie et les injures
(« Partout où ils ont passé on criait « Vive la
République ! », avec les chapeaux en l’air et chacun leur disait
quelque épithète, surtout à Hébert. »), le Père Duchesne n’était pas encore au bout de ses peines. Afin que
la fête soit complète, une cruelle mise en scène lui permit de méditer sur son
sort :
« À son arrivée sur la place de la Révolution, il fut accueilli, lui et ses complices, par des huées et des murmures d’indignation. À chaque tête qui tombait, le peuple se vengeait encore par le cri de «Vive la République ! » en faisant tourner ses chapeaux en l’air. Hébert fut réservé pour le dernier, et les bourreaux, après lui avoir passé la tête dans l’anneau fatal, répondirent au vœu que le peuple avait exprimé de vouer ce grand conspirateur à un supplice moins doux que la guillotine, en tenant le couperet suspendu pendant plusieurs secondes sur son col criminel, et faisant tourner, pendant ce temps, leurs chapeaux victorieux autour de lui et l’assaillant des cris poignants de Vive cette République qu’il avait voulu faire périr. »
Comme
l’on peut en juger, on savait s’amuser en ce temps. Pourtant, sitôt l’affaire
expédiée, les agents relèvent des réactions contrastées parmi le
peuple : « Dans tous les endroits publics, les aristocrates et les
modérés se réjouissaient de cette exécution et affectaient beaucoup de
patriotisme. Les patriotes se réjouissaient aussi, mais ils s’observaient les
uns les autres. » ;
« J’ai couru différents cabarets près le Gros Caillou, du côté de
l’École militaire. On n’y parlait que du Père Duchesne, sur le compte duquel on
faisait mille histoires qui avaient pour but de bénir le Comité de salut public
d’avoir découvert une telle trahison. J’ai trouvé le petit peuple gai » ; « Les promenades sont partout
pleines de monde et partout on se demande en se rencontrant :
« Êtes-vous allé voir hier Hébert ? » On répond
« oui ». Toutes les figures paraissent contentes. » ; « Depuis la mort d’Hébert, j’ai remarqué
que, dans les cafés, des hommes qui parlaient beaucoup ne disent plus
rien ». C’est que l’exécution
d’Hébert et ses partisans, si elle purgeait la Montagne de ses extrémistes,
n’en ébranlait pas moins la confiance du peuple en ses dirigeants. Qui croire
si même les plus ardents patriotes pouvaient brusquement devenir des traîtres ?
Comme devait si bien l’écrire Saint-Just : « la Révolution est glacée ; tous les
principes sont affaiblis ; il ne reste que des bonnets rouges portés par
l’intrigue. L’exercice de la terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes
blasent le palais » (Fragments
sur les Institutions républicaines,
III-5).
Une
chose au moins est sûre, c’est qu’au-delà de l’inconscient désarroi qui frappa
le peuple après l’exécution, la grande lâcheté dont le Père Duchesne fit preuve
devant la guillotine acheva de le perdre aux yeux de tous : « Après
l’exécution, chacun parlait des conjurés. On disait : « Ils sont
morts en couyons (sic) » ; d’autres disaient : « Nous
eussions cru qu’Hébert eût montré plus de courage, mais il est mort en
Jeanfoutre ».
KLÉBER
À notre connaissance, Paris pendant la Terreur n’a pas connu de nouvelles éditions (ni même d’anthologie, ce qui serait
pratique s’agissant de six volumes…) mais plusieurs des passages cités peuvent
être retrouvés par le lecteur en annexe des Actes du tribunal
révolutionnaire mentionnés plus haut.
Où l'on voit (non sans tristesse) que l'utilisation des rumeurs en politique ne date pas d'hier.
RépondreSupprimerPauvre père Duchesne ! Je ne m'étonne pas tant que ça, pour ma part, qu'il ait eu l'air troublé en allant se faire trancher le cou. Passer si brutalement du statut de héros à celui d'ennemi public n°1, cela a de quoi atterrer son homme ! Sans compter l'aimable petite farce que lui avait réservé le bourreau.
Un article bien intéressant en tout cas, et qui donne envie de se pencher sur l'ouvrage de M. Caron. Est-ce qu'on peut le trouver facilement, en librairie ou peut-être en bibliothèque ?
@ BBC
RépondreSupprimerEn librairie, je pense que ce n'est pas la peine de chercher… En bibliothèque, vous avez déjà plus de chances (ce fut mon cas), mais vous ne trouverez peut-être pas les six volumes. Le dernier volume couvre la période décrite ici (procès et exécution des Hébertistes). Les rapports de police s'arrêtèrent peu après puisque l'élimination des Indulgents (Danton et cie) entraîna la fin des ministères, remplacés par une commission exécutive.
chouette anecdote ! Il devait y avoir une sacré jubilation dans Paris à voir cet ayatollah de la guillotine poser à son tour la tête sur le billot !
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