dimanche 28 février 2010

Pin-up du mois : O'Murphy

Nos lecteurs ne manqueront pas de constater que si le tableau qui s'offre à leurs regards admiratifs (voire même émoustillés, qui sait ?) leur est sans aucun doute vaguement familier, ils auront peut-être plus de difficultés à identifier la délicieuse adolescente qui pause nue et faussement alanguie sur le divan.
Attardons nous donc quelques lignes sur la jeune Marie-Louise O'Murphy, dite la belle Morphyse, dont l'entrée dans la carrière de la galanterie se fit avec la bénédiction de bien étranges bonnes fées : l'aventurier vénitien Casanova, le peintre Boucher et le roi Louis XV. Trois figures tutélaires de l'aimable libertinage alors en vogue en France entre la Régence et la Révolution française
Née le 21 octobre 1737, à Rouen, la jeune demoiselle O'Murphy, fille d'un bas-officier d'origine irlandaise, après quelques années passées au couvent, serait sans doute restée reléguée dans une modeste et honnête courtisanerie, à l'instar de sa soeur, si les hasards de la prostitution n'avait pas conduit cette dernière à rencontrer Casanova. Celui-ci, qui ne manquait ni de bon goût ni de sens pratique, repéra quelle beauté se cachait derrière la crasse de "la petite souillon". Il la décrivit de la sorte dans ses mémoires: 
"Blanche comme un lys, Hélène avait tout ce que la nature et l'art des peintres peuvent réunir de plus beau. La beauté de ses traits avait quelque chose de si suave qu'elle portait à l'âme un sentiment indéfinissable de bonheur, un calme délicieux. Elle était blonde et cependant ses beaux yeux bleus avaient tout le brillant des plus beaux yeux noirs". 
Et plus loin, commentant le tableau qui nous occupe : 
"La position qu'il [le peintre François Boucher] lui fit prendre était ravissante. Elle était couchée sur le ventre, s'appuyant des bras et du sein sur un oreiller et tenant la tête tournée comme si elle avait été couchée sur le dos. L'artiste habile et plein de goût avait dessiné sa partie inférieure avec tant d'art et de vérité, qu'on ne pouvait rien désirer de plus beau".
Casanova continuant à se donner le beau rôle, raconte comment enfin il s'entremit avec l'aide du peintre et d'un valet royal pour conduire la jeune fille au Parc aux Cerfs, où le roi vint lui-même s'assurer de la ressemblance entre le modèle et le tableau, et vérifier "de sa royale main que le fruit n'avait pas encore été cueilli"...

Marie-Louise devint la favorite du roi pour quelques années, donnant naissance à une fille le 20 juin 1754. Mais son recrutement hors des réseaux habituels de la maîtresse officielle, la Marquise de Pompadour (qu'elle surnommait de manière peu amène "la vieille"), rendait sa position précaire à la Cour. Compromise dans les intrigues de Madame de Valentinois, elle fut disgraciée dès 1755, année où elle épousa Jacques de Beaufranchet d'Ayat, apportant à celui-ci une coquette dot de 20 000 livres et 1 000 livres de bijoux. Celui-ci aura d'ailleurs le bon goût de se faire tuer à Rossbach en 1757, lui laissant une appréciable liberté pour une jeune et belle veuve de 20 ans, ainsi qu'un fils posthume (qui quelques années plus tard,  rallié à la Révolution, s'illustrera lors de la Guerre de Vendée).
Elle se remariera avec François le Normand, comte de Flaghac en 1759, dont elle aura une fille en 1768, avant de convoler une troisième fois en 1795 avec le député thermidorien Louis-Philippe Dumont, de 30 ans son cadet et dont elle divorcera en 1798.  
Elle mourut le 11 décembre 1814 à Paris.

Bruno FORESTIER

NB: Je profite de cette rubrique pour ajouter que les manuscrits originaux de l'Histoire de ma vie de Casanova venant d'être rachetés par la BNF, seront prochainement numérisés. La plupart des éditions disponibles étant largement expurgées, nos lecteurs pourront peut-être glaner de nouvelles révélations sur la belle Morphyse…

Images : la belle Morphyse par Boucher, 1752 (source ici) et L'odalisque brune par le même Boucher, supposée être la sœur de la belle Morphyse, Victoire O'Murphy (source ici).
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samedi 27 février 2010

Vampire Weekend au sommet de l’Olympia

Comme prévu, revoici Vampire Weekend. Le 12 janvier est sorti leur nouvel album, Contra, une réussite à tous points de vue puisque les quatre New-Yorkais parviennent à faire aussi bien que leur premier album, ce qui, vu la qualité de ce dernier, tient presque du miracle. Ajoutons, même si la formule est largement galvaudée et resservie à toutes les occasions, qu’on perçoit une véritable évolution musicale dans Contra. Les harmonies sont plus recherchées que pour Vampire Weekend, les mélodies moins faciles, comme en témoignent Horchata, Giving Up The Gun ou surtout I Think Ur A Contra que certains puristes se plaisent à porter aux nues parce que justement c’est le morceau le moins évident de cet album et, partant, qu’il annoncerait une future œuvre.
Jeudi soir, Vampire Weekend était donc à l’Olympia de Paris dans le cadre de sa tournée mondiale engagée après la sortie de Contra. Inutile de préciser qu’il y avait foule, toutes les dates étant complètes depuis belle lurette. Il est intéressant de constater combien le public (20-30 ans dans son immense majorité) a su adopter les codes du groupe pourtant à rebours des habituels tee-shirts et jeans troués des rockers éternels. Dans la salle bondée de l’Olympia, on pouvait voir une multitude de ces chemises à carreaux (filles comme garçons) qui incarnent une bonne part du style preppy cher au chanteur Ezra Kœnig et aux siens.
Après la prestation inaugurale du groupe canadien Fan Death, formation emmenée par une chanteuse déchaînée mais dont les compositions laissaient un peu à désirer, le groupe a fait son entrée sous les acclamations générales et aussitôt commencé avec les excellents White Sky et Holiday, deux de ses nouveaux morceaux. Il n’a pas fallu longtemps pour que le public soit conquis tant l’énergie et la bonne humeur de Vampire Weekend éclataient sur scène ainsi qu’en témoigne la fameuse chemise à carreaux d’Ezra Kœnig qui en l’espace de trois ou quatre chansons passa de vermeil à grenat. Contrairement au précédent concert qui, il est vrai, était aussi confidentiel que précipité (Nouveau Casino, le 22 octobre), le groupe affichait une envie résolue de remercier ses fans. Les classiques M79, A-punk et Cape Cod Kwassa Kwassa ont brillamment alterné avec les nouveaux Cousins, Diplomat’s Son ou Taxi Cab. Le morceau Run (un chef d’œuvre comme nous l’avions justement pressenti lors de sa première écoute) a quant à lui été l’occasion d’animer les yeux de la jeune fille qui orne la pochette de Contra et dont une reproduction immense décorait la scène avec des lustres rappelant la pochette du premier album. Une surprise était même réservée aux fidèles de toujours avec l’interprétation de Boston, l’un des tous premiers morceaux du groupe qui ne figure sur aucun album, ce qui enchanta mon ami J. qui « n’y croyait pas ». Au bout d’une heure et quart de concert dans une ambiance survoltée ce fut la conclusion sur le traditionnel morceau de départ, Walcott, dont on ne se lasse décidément pas.



Comme l’a finement remarqué F., mélomane averti, les Vampire Weekend font montre d’un très grand professionnalisme en concert. Sans pour autant rendre mécaniques leurs interprétations, ils parviennent à restituer admirablement leurs musiques tout en y ajoutant une touche live particulièrement dynamique. C’est ce qui fait toute la différence avec d’autres groupes qui se bornent à jouer exactement mais froidement leurs répertoires (on pense ici au groupe de rock The Coral). Ce concert à l’Olympia fera donc date, réconciliant définitivement certains fans qui avaient pu être froissés par la prestation trop rapide du Nouveau Casino. Avec Contra, il prouve une fois de plus l’immense talent de Vampire Weekend dont les snobs disent déjà qu’ils n’aiment pas, preuve s’il en fallait une que les quatre New-Yorkais sont enfin célèbres.

Lucien JUDE



Image et vidéos : l'Olympia jeudi soir, Run et M79 (source LJ).
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mercredi 24 février 2010

Ganache du mois : Laborde


La France a une grande tradition de défaites navales qui ne s’explique pas seulement par une malédiction divine ou un manque de chance scandaleux. Comme il se doit, de nombreuses ganaches de haute mer ont honoré cette tradition avec une constance qui frise la perfection… Parmi tant de désastres maritimes, l’un des moins anciens et des plus tragiques reste le sabordage de la flotte à Toulon, le 27 novembre 1942. C’est ce haut fait de la marine française qu’il revient d’attribuer à la ganache dont le nom annonçait déjà le funeste destin, l’amiral de Laborde (1878-1977).
Le comte Jean de Laborde, un aristocrate surnommé par ses marins « le comte Jean », fit toute sa carrière dans « la Royale ». Rien de bien notable n’est à signaler durant les années qui précédèrent le fait d’arme pour lequel la postérité a retenu son nom ; tranquillement mais sûrement, son grade et ses décorations augmentèrent avec l’âge.

La Seconde guerre mondiale révéla notre ganache pour en faire l’un de ses plus lamentables personnages. Anglophobe notoire, plus encore après le drame de Mers-el-Kébir (juillet 1940), Laborde devint vite un zélé serviteur du nouveau régime vichyste. Il proposa par exemple de constituer une légion pour combattre au Tchad les Français Libres du général de Gaulle. Fort de ces excellentes intentions, le Maréchal Pétain le bombarda à la tête de la flotte de haute-mer, à Toulon, en partie aussi afin de tempérer le pouvoir de l’amiral Darlan avec qui Laborde entretenait, dit-on, de très mauvaises relations. C’est pourquoi, peu après l’envahissement de la zone libre suite à l’opération Torch (novembre 1942), Laborde resta sourd aux ordres de Darlan qui lui enjoignait d’appareiller afin de rejoindre les Alliés en Afrique du Nord. Le comte Jean avait de toute manière choisi son camp depuis longtemps et c’est au contraire pour combattre les Alliés aux côtés des Allemands qu’il proposa au Maréchal d’envoyer la flotte. L’offre fut heureusement refusée et ce grand stratège resta tranquillement dans Toulon, persuadé que ses amis allemands ne toucheraient pas à une chaloupe de ses navires. C’était très mal connaître les Nazis qui faisaient du mensonge une stratégie permanente. Celle-ci faillit réussir une fois de plus le 27 novembre 1942.
Ce jour-là, vers 5h du matin, une division de la Wehrmacht pénétra de force dans l’arsenal de Toulon afin de s’emparer de toute la flotte (une centaine de navires de guerre parmi les meilleurs au monde). L’alerte ayant été donnée à temps, l’amiral de Laborde (qu’on imagine en pantoufles et robe de chambre en cette solennelle circonstance) eut le temps d’ordonner le sabordage, ordre qui du reste avait toujours été le même depuis le début de la guerre : aucune puissance étrangère, quelle qu’elle soit, ne devait s’emparer de la flotte.

Si le sabordage de la flotte fut un désastre incontestable pour la France, il n’en demeure pas moins qu’il sauva paradoxalement l’honneur de l’armée en empêchant que les Allemands ne s’emparent d’un arsenal immense. Reste que cette ganache de Laborde porte la responsabilité du seul désastre puisqu’il immobilisa la flotte dans Toulon sans chercher la moindre possibilité d’échapper à une agression allemande et ce alors même que son supérieur, l’amiral Auphan, secrétaire d’État à la Marine, était favorable à l’appareillage.
Lorsqu’en 1944 arriva l’heure des comptes, le comte Jean se trouva suffisamment malade pour échapper au procès collectif des amiraux vichystes. Malheureusement pour lui, les peines infligées par la Haute-Cour à ses collègues furent très clémentes en raison du retrait des députés communistes. Quand enfin il comparut, en mars 1947, ces derniers étaient de retour ! Il fut donc condamné à la peine de mort, essentiellement il est vrai en raison de son projet d’expédition au Tchad. On sait, hélas, ce que valaient les peines prononcées à cette époque ! L’amiral de Laborde fut gracié dès le mois de juin et fit à peine trois ans de prison pour la forme. Sa retraite, en revanche, fut longue et paisible. En effet, malgré une rude concurrence, la mort en 1977, à 98 ans, de l’amiral de Laborde fait de lui notre nouveau recordman de longévité au sein du club des ganaches. Malgré l’élévation de ce chiffre, nous ne doutons pas qu’il sera prochainement détrôné.

KLÉBER

Images : l'amiral de Laborde en 1940 (source ici), photos prises à Toulon après le sabordage du 27 novembre 1942 (source ici et ici).
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dimanche 21 février 2010

Leçon de dandysme par Barbey d’Aurevilly

Dans son petit livre intitulé Du dandysme et de Georges Brummell, Barbey d’Aurevilly (1808-1889) se livre à une analyse du dandysme en retraçant la vie de George Brummell, éminent représentant de cette mode. Mais on a bien du mal en suivant sa description à se faire une opinion sur ce que Baudelaire qualifiait de religion. Alors qu'est-ce que le dandysme ?
Selon Brummell, un dandy doit pouvoir passer dix heures à s’habiller, mais oublier ensuite ses vêtements. C’est ainsi qu’il a la liberté d’être un « oseur », mais connaît parfaitement les limites de l'impertinence et c’est pourquoi il ne se prive pas de les franchir.
Ainsi l’ironie est, après l’indifférence (nil mirari, ne s’étonner de rien, devise du dandy), son arme préférée. La clé du succès mondain est de produire son petit effet puis de disparaître, règle que Brummell appliquait scrupuleusement au sommet de sa gloire en se présentant dans les soirées, restant sur le pas de la porte, prononçant un jugement d’avance tempéré par le prestige de son passage et repartant aussitôt.
Mais l’important reste la surprise. Le dandy, lymphatique par nature, ne doit pas faire ce qu’on attend de lui. Pour Baudelaire c’est la singularité de la conduite qui doit primer dans l'attitude du dandy. C’est ainsi que le capitaine des gardes Lauzun put séduire la cousine de Louis XIV, Mademoiselle. Ce fut certes aussi en s’écrasant de respect et de dignité devant cette vierge de quarante-trois ans (selon Barbey) qui l’avait choisi pour mari, et comme le dit Sainte-Beuve : « La rouerie de Lauzun avec elle consista à augmenter, à élever encore ces barrières de respect déjà si hautes, à s'y retrancher, à s'y dérober avec ruse ». On sait le sort réservé à l’impertinent dandy : il fut enfermé dans la forteresse de Pignerol.

Brummell n’eut pas un destin plus enviable : il acheva sa vie ruiné, exilé à Calais, ignoré du prince de Galles (un ami qu’il avait, auparavant, il est vrai, traité de « gros homme ») et reconstituant dans ses moments de folie les grandes heures de la cour, discutant avec princes et princesses seul dans son salon.
Si l’on se voulait moraliste, on conclurait que l’impertinence et l’égoïsme se payent toujours. Mais ses personnages n’avaient-ils pas aussi, aux yeux de leurs contemporains, le défaut de prétendre accéder à une place sociale qui ne leur était pas destinée ?
L’exemple de Brummell ne nous permet pas d’y voir très clair. Certes ce fils de bourgeois, parvenu dans la plus haute société, respecté et craint pour ses jugements jusque dans l’exil, semble l’incarnation du dandysme. Mais l’essence du dandysme réside plus dans la personnalité d’un individu d’exception que dans l’application des règles de conduite en société. Ces deux personnages que sont Lauzun et Brummell sous la plume de Barbey ne nous permettent finalement pas de définir exactement le dandysme, au mieux pourrions-nous le reconnaître incarné.

GV

Images : caricature de George Brummell par Dighton, 1805 (source ici), portrait de Jules Barbey d'Aurevilly par Émile Lévy, 1882 (source ici).
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mercredi 17 février 2010

Daniel Guérin réédité

À l'occasion de la réédition par Les Bons Caractères (maison d'édition du groupe Lutte Ouvrière) de l'ouvrage du célèbre anarchiste Daniel Guérin De l'oncle Sam aux panthères noires, la librairie La Brèche (librairie du NPA) organisait mardi soir une rencontre avec Anne Guérin, fille de l'auteur, et Julia Wright, fille du grand écrivain afro-américain Richard Wright, auquel ce livre était justement dédié.
L'initiative est des plus heureuses car cinquante ans après l'essor du mouvement noir américain et un peu plus d'un an après l'élection du premier président noir aux États-Unis,  la dernière version en 10/18 de cet ouvrage de référence datait de 1973 et était à peu près introuvable.
Cette rencontre unitaire à tous les niveaux a donc réuni un public assez nombreux compte tenu de l'exiguïté des lieux et a donné lieu à un petit débat raisonnablement bon enfant malgré une forte présence de vieux militants gauchistes qui se sont hâtés de retrouver leurs divisions de repère.
Nonobstant ces petits inconvénients, la discussion a été l'occasion de (re)découvrir en partie l'oeuvre et la personnalité du grand intellectuel et homme de lettre que fut Daniel Guérin. Issu de la grande bourgeoisie parisienne, et après de prometteurs débuts sous le patronage de François Mauriac, il avait fait très tôt le choix de s'engager vers les luttes sociales des années 30 (tout en vivant confortablement de son héritage...) et, plus rare, de demeurer fidèle à ses convictions politiques jusqu'à sa mort en 1988. Ce fut aussi l'occasion de découvrir les liens politiques et amicaux qui unissaient Guérin et Richard Wright et, plus surprenant encore, le possible assassinat de celui-ci à Paris en 1960.
Enfin, notons que les éditions Les Bons Caractères ont annoncé leur intention de republier plusieurs autres livres de Guérin, disparus actuellement des catalogues de Gallimard, dont le fameux La lutte des classes sous la première République qui fit jadis les délices de M. Malraux.

Bruno FORESTIER

Image : Daniel Guérin devant sa bibliothèque (source ici).
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dimanche 14 février 2010

La Saint-Valentin sanglante

Parmi les nombreux massacres de la Saint-Valentin qui émaillent l'histoire, l'un des plus terribles est celui qui se déroula à Strasbourg, le 14 février 1349, au cours duquel 2000 juifs environ furent tués.

L'Europe occidentale, déjà troublée par les atrocités des débuts de la Guerre de Cent ans, avait subi de plein fouet l'épidémie de Peste Noire qui à partir du printemps 1348 devait balayer le continent et provoquer plusieurs millions de morts.
Ces événements déjà fortement traumatisants en eux-même contribuèrent à relancer l'agitation populaire dans les villes comme dans les campagnes. Ainsi, dans le sillage de la peste, une vague de pogroms déferla sur la France puis la Rhénanie et le Saint-Empire tout entier. L'anti-judaïsme au Moyen-âge s'explique certes pour des raisons religieuses, mais surtout pour le rôle économique que jouent très souvent les juiveries dans les villes. Peu à peu exclus des professions artisanales et commerciales sous l'influence croissante des corporations, la plupart des juifs avaient dû se vouer au commerce de l'argent et au prêt. Dans une société où l'Église interdisait l'usure, les juifs se retrouvèrent dans la délicate position d'usuriers, de prêteurs et de percepteurs d'impôts. Si à ce titre, ils étaient protégés par les autorités - Juifs de la Maison du Roi, ou Juifs du Pape par exemple - ils étaient évidemment dangereusement exposés à la fureur populaire lors des explosions sociales qui déchiraient régulièrement les villes.
En effet, dans la plupart des villes commerçantes, de l'Italie du Nord à l'Angleterre en passant par la Champagne, la Rhénanie et les Flandres, les affrontements de classes étaient permanents et souvent sanglants. Strasbourg à cette époque pourrait presque être considéré comme un cas d'école.

Ville libre depuis le début du XIIIe siècle, les bourgeois de Strasbourg en s'alliant à l'Empereur avaient successivement évincés l'Évêque, puis les deux grandes familles féodales (Zorn et Müllenheim) qui se disputaient le pouvoir. Depuis 1332, la ville était exclusivement dirigée par des membres du Patriciat, membres de maisons nobles d'origine mercantile, qui  concentraient en leurs mains les pouvoirs politiques, économiques et juridiques. En bons gérants des intérêts de la ville qui se confondaient avec leurs propres intérêts économiques, les autorités municipales protégeaient la prospère communauté juive qui fournissait de confortables revenus.
Cette situation de monopole devait bien sûr entraîner un certain nombre de rancoeurs et de détestations. La vague de pogroms qui touchait les autres villes de la région avait été partout l'occasion de graves troubles urbains. À Strasbourg au moins, ces troubles prirent l'aspect d'un véritable coup d'État, dont l'un des principaux enjeux devait être le massacre des juifs de la ville.
Au début de l'année 1349, la ville n'avait pas encore été touchée par l'épidémie de peste, mais les rumeurs alarmantes allaient bon train, notamment celle accusant les juifs d'empoisonner les puits. On en vint à réclamer l'expulsion ou l'extermination des juifs, avant que la maladie ne se déclare... La municipalité, peu soucieuse de perdre une telle source de revenus, biaisa en ouvrant une enquête et en demandant des rapports à d'autres villes qui avaient obtenu par la question des aveux de quelques juifs arrêtés.
Le 8 février à Benfeld s'ouvrit une conférence devant décider du sort des juifs de la Basse-Alsace. Les choses tournèrent très mal. Les Stadtmeisters (maires) de Strasbourg, le juge Sturm et Conrad Kuntz von Winterthur, soutenu par l'Ammeister Peter Schwaber prirent la défense des juifs contre la majorité des délégués, soutenus eux par l'Évêque. Pris à parti le lendemain par les délégués des artisans qui réclamaient le partage de l'argent qu'ils avaient dû recevoir des juifs pour ne pas les condamner, Peter Schwaber fit arrêter une partie des meneurs.
La révolte éclata aussitôt à Strasbourg. Le 10 février, rue du Dôme, devant la Cathédrale, les artisans réunis sous les bannières, accompagnés par des chevaliers en armes, firent arrêter chez eux les deux Meisters, saisirent les sceaux et les bannières de la ville et déposèrent l'ensemble du Conseil municipal.  Les artisans créèrent dans la foulée un nouveau Conseil composé d'artisans, mais aussi de chevaliers et de bourgeois, parmi lesquels le nouvel Ammeister Betschold le Boucher qui devait s'illustrer quelques jours plus tard. Le renversement du Conseil avait permis aux féodaux de regagner une grande partie de leurs prérogatives (deux des nouveaux Meisters sur quatre appartenaient à la noblesse), alors que les corporations étaient désormais les maîtresses de la vie politique.

Le nouveau Conseil, dès son arrivée au pouvoir, lança le pogrom, sans se soucier des conséquences économiques, ni de la foi jurée. Du reste, il est peu probable que les nouveaux dirigeants aient pu arrêter le mouvement, quand bien même ils l'auraient désiré. Aussi, le jour de la Saint-Valentin, le quartier juif fut-il investi par la foule qui se déchaîna, avant d'entraîner les habitants jusqu'au cimetière juif, où avait été érigé un immense bûcher sur lequel deux mille d'entre eux devaient être brûlés vifs plusieurs jours durant. D'après les chroniques, seuls furent épargnés les apostats, les petits enfants et quelques jeunes femmes. Sans compter, bien sûr, ceux qui avaient eu la sagesse et les moyens de quitter la ville les jours précédents. Plus important que le massacre même, toutes les dettes dues aux juifs furent annulées et les gages et les lettres de crédit rendus à leurs possesseurs. Les biens récoltés pendant le pillage de la Juiverie furent également répartis entre les artisans, principaux vainqueurs de ces journées, l'évêque et la municipalité. Celle-ci promulgua un décret interdisant toute installation de juifs dans la ville pour deux cents ans.
La précaution fut sans doute insuffisante, car la peste noire s'abattit sur la ville quelques mois plus tard.

Paul LAMARE

Sur le sujet, on peut lire le roman de Charly Damm, Niclaus Findel, publié en 2005 aux éditions de la Coprur, qui retrace l’histoire de Strasbourg de 1248 à 1349.

Images : le massacre des juifs de Strasbourg par Eugène Beyer (Musée historique de Strasbourg, source ici), médecin pendant une épidémie de peste (source ici), « juif empoisonnant un puits » (source ici), bûcher de juifs (source ici).
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vendredi 12 février 2010

Bernanos sur scène

Dans la petite salle du théâtre des Mathurins, à Paris, on peut assister pour quelques semaines encore à une représentation assez rare. Il s’agit de l’adaptation pour la scène du célèbre roman de Georges Bernanos (1888-1948), Journal d’un curé de campagne, paru en 1936. Adapter Bernanos au théâtre ne paraît pas a priori la chose la plus aisée à faire, d’abord en raison de la rigueur de son style, ensuite à cause du vieillissement de son œuvre. L’auteur de cette adaptation, Maxime d’Aboville, n’a toutefois pas eu ces scrupules et c’est lui qui, unique interprète, déroule ce journal pendant plus d’une heure de représentation.
Dans un décor recréant la sobriété (présumée) d’une chambre de curé, seul le jeu de lumière d’une chandelle guide son texte et vient rythmer la pièce. Contrairement à d’autres romans de Bernanos (Sous le soleil de Satan, Un crime), l’histoire du Journal d’un curé de campagne n’a rien de sensationnel au sens romanesque du mot. On assiste à la vie monotone d’un jeune curé plein de zèle expédié au milieu de paroissiens méfiants, à ses tourments spirituels et aux progrès de sa maladie. Par bien des côtés, ce récit fait d’ailleurs songer à La confession du pasteur Burg dont nous avions déjà eu l’occasion de parler. Comme dans le livre de Chessex, c’est la langue qui fait l’un des attraits principaux de cette œuvre et il faut reconnaître que Maxime d’Aboville parvient très justement à la transmettre, avec même un léger accent d’époque dans ses intonations ! Mais au-delà de la performance qu’exige une pareille interprétation et du très grand talent dont fait preuve son auteur, saluons donc l’idée de cette adaptation qui, à nos yeux, est le principal défi que relève brillamment la pièce.

Lucien JUDE

Journal d'un curé de campagne, théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins, Paris 8e. Du mardi au samedi à 21h. Prix : 28 euros, 14 euros pour les étudiants.

Image : affiche de la pièce (source ici).
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mercredi 10 février 2010

Choses vues

Vu Esther de Jaume Collet-Serra  dans un multiplex bondé de Montparnasse. Selon F. qui m'accompagnait, il s'agirait du film "le plus anti-familial" de ces dernières années. Il a tort bien entendu, ne serait-ce que parce qu'il ne s'agit que d'un remake bien foutu de Joshua de George Rattlif, sorti en 2007 dans lequel on pouvait déjà admirer la beauté fragile de Vera Farmiga, en mère manipulée et poussée à la démence. Ceci dit, Esther vaut tout de même le détour pour quelques bonnes idées Dada habilement placées (proposition de roulette russe entre Esther, 10 ans et Max, 5 ans entre autres) et une ou deux scènes assez gore comme la scène de fausse-couche qui ouvre le film ou le massacre d'une bonne sœur au marteau. Surtout, on pourra apprécier le remarquable jeux des trois actrices, dont l'éponyme Esther (Isabelle Fuhrman) et sa soeur Max (Genelle Williams). Ces demoiselles, avantageusement mises en avant par un scénario somme toute assez finaud, donnent au film un rythme haletant, malgré quelques effets de caméras un peu lourd. Je fais grâce au lectorat des commentaires entendus au sortir de la séance sur le rôle des naines en Russie.

Les Chats Persans de Bahman Ghobadi ne vaut certainement pas tout le battage qu'on en a fait autour ce qui ne l'empêche pas d'être intéressant par les thématiques abordées et plutôt sympathique. L'économie de moyens (le tournage s'est fait dans une semi clandestinité) permet au réalisateur de faire de nécessité vertu, et de transformer un objet plutôt foutraque, oscillant entre le documentaire, la série de clips et la fiction tragicomique, en un film énergique et qui va à l'essentiel (l'essentiel c'est la ville de Téhéran et le foisonnement de la vie culturelle malgré le régime).

Enfin, Bright Star de Jane Campion, laquelle réussit l'exploit de faire un très beau film dans le cadre superbe mais étroit de Hampstead Village autour d'une intrigue plus limitée encore : les amours impossibles du poète John Keats et de sa fiancée Fanny Brawne. L'évolution du couple Keats-Brawne, incarnés respectivement par Ben Whishaw (qui en plus d'être fort beau, déclame très bien) et la voluptueuse Abbie Cornish, passant de l'amitié et la complicité à l'amour passionné, est filmée avec une rare finesse, sans mièvrerie aucune, entre regards, silences et ellipses. L'estivale séquence des papillons, aérienne et lumineuse, est de ce point de vue tout à fait remarquable. D'ailleurs, la photographie est à elle seule une raison d'aller voir le film, tant la lande anglaise y est magnifiquement filmée, les nombreuses scènes de promenades bucoliques démontrant à nouveau, si le besoin s'en faisait sentir, la supériorité de la civilisation britannique campagnarde.

Un des autres points forts du film est de donner un aperçu assez juste de la société pré-victorienne, notamment par ses pesantes conventions sociales et ses mesquineries (ce qui nous permet de mentionner la présence de Paul Schneider, un acteur qui nous est sympathique, en Charles Brown irritant et exclusif), auxquelles n'échappent pas les héros.
Au risque de lasser nos lecteurs, nous pouvons également faire remarquer que l'histoire elle-même n’est qu'une illustration supplémentaire et très classique de l'amour-passion cher à M. de Rougemont, comme le montre le constant refrènement du désir des amants, dont la source sera dévoilée lors de la sombre scène de la séparation à la veille du départ pour l'Italie.

Pour conclure, suite aux recommandations avisées d'un lecteur, nous signalons qu'il est possible de regarder La Piste de Santa Fe (en VO), petit chef-d’œuvre de l'âge d'or d'Hollywood, sur google vidéo (le film est libre de droit). Le film sur le Bleeding Kansas est à ranger entre Naissance d'une Nation de Griffith et Autant en Emporte le vent, tant pour la qualité que pour un certain parti pris.  L'intrigue, digne d'un roman de Dumas, porte sur les aventures de jeunes cadets d'une fraîche promotion de West Point - laquelle pour les besoins du scénario compte une tripotée de futurs généraux sudistes et nordistes - au prise avec l'inquiétant John Brown, qui ravage le Kansas avec ses hommes (et comme dans tout bon western, ils le pendront haut et court à la fin). Notons pour la petite histoire que le héros, Jeb Stuart (futur général confédéré), incarné par Errol Flynn, participa effectivement à la capture de Brown à Harpers Ferry… Dans le film, il est secondé par un futur général Custer, joué par un Ronald Reagan, parfaitement tête-à-claques (ou à scalp, si j'oses dire…) et il séduit pour la énième fois Olivia de Havilland. Bref, vous ne regarderez jamais plus Robin des Bois de la même manière.

Bruno FORESTIER

Images : Esther (source ici), affiche du film Les Chats Persans (source allociné), photos et affiche de Bright Star (source allociné), affiche de La piste de Santa Fe (source ici).
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