mercredi 28 décembre 2011

Sur la tombe de Stevenson

Il n’y a pas beaucoup d’écrivains qui puissent se vanter d’avoir une tombe aussi exotique que celle de Robert-Louis Stevenson. En comparaison, l’auguste Chateaubriand, enterré sur l’île du Grand Bé, en face de Saint-Malo, semble un aimable plaisantin. Ce dernier l’est plus encore lorsque l’on sait comment il supervisa en détail la mise en place de ce tombeau officiellement anonyme qui fut, en fin de compte, une remarquable opération publicitaire pour sa postérité. Fort heureusement, comme pour faire justice du style et de l’homme, le grand Jean-Paul Sartre, dont on sait qu’il ne fut jamais à court d’idées lumineuses, se chargea de compisser le monument sous les yeux enamourés de Simone de Beauvoir.
Un tel déshonneur ne semble pas pouvoir arriver à Stevenson. C’est aux Samoa, sur l’île d’Upolu, que le célèbre Écossais a choisi d’être enterré. À 15 000 kilomètres de sa terre natale, le lieu n’est pas précisément facile d’accès et l’on n’y croise guère de touristes.

Cette tombe et les belles plages du littoral ayant tout l’attrait nécessaire à une excursion de quelques jours, nous y sommes passés fin novembre, en provenance d’Auckland qui n’est après tout qu’à quelques heures de vol et où vit une importante communauté d’expatriés samoans. Malgré le doux nom de ce pays et les images de carte postale qu’il inspire, on comprend assez vite pourquoi tant d’habitants ont choisi l’exil en Nouvelle-Zélande ou en Australie. Les 180 000 habitants répartis sur les deux îles (Savaï et Upolu) paraissent dans le désœuvrement le plus complet. Le tourisme, s’il est la première ressource nationale (le premier ministre détient le portefeuille du ministère du Tourisme), n’en reste pas moins balbutiant. Contrairement aux îles Fidji voisines, les hôtels se font rares et le centre-ville d’Apia, la capitale, est un désespérant alignement d’immeubles souvent misérables où végètent tant bien que mal une poignée de restaurants et cafés. La circulation automobile est pourtant impressionnante, au point de rendre irrespirable l’air déjà étouffant qui règne partout. Toutefois, passé six heures du soir, il n’y a plus un chat dans la rue. On ne peut d’ailleurs pas dire que cette formule soit la bonne, puisque chats et surtout chiens errants se promènent dans toute l’île et fouillent les poubelles sous le regard indifférent des habitants. Vraiment, on a peine à croire qu’il existe ici quoi que ce soit pour développer l’économie touristique et redresser le pays. Preuve, s’il en fallait une, de l’immobilisme politique, les étrangers sont bien rares et on les regarde comme des objets de curiosité. Il est vrai qu’ils sont aussi vus comme de potentiels nigauds prêts à acheter la camelote vendue dans les rues ou à prendre un des innombrables taxis qui polluent la ville. Les restaurants, par conséquent, n’abritent que la minuscule communauté touristique et les expatriés venus travailler dans les quelques entreprises internationales actives à Samoa. Depuis quarante années que le pays perçoit de substantielles aides de l’ONU et des riches pays voisins, en dépit même d’une stabilité politique étonnante par rapport aux autres îles du Pacifique, le pays demeure en plein tiers-monde. Rien ne semble malheureusement près de changer : un parti quasi-unique au pouvoir depuis l’indépendance (1962), l’absence totale d’exportations, le chômage, mais aussi un climat tropical qui rend les récoltes aléatoires et provoque de réguliers cyclones, la liste est longue des maux qui frappent le pays. Symbole de ce lamentable état, Apia, bien plus que les villages traditionnels qui se trouvent dans le reste de l’île, apparaît irrémédiablement comme un triste lieu où il ne fait pas bon vivre.

Ne restons cependant pas devant cette infamante vitrine et venons-en à Robert-Louis Stevenson. Après le désolant tableau que nous venons de dresser, on conviendra qu’il fallait être fou pour venir s’établir avec femme et enfants en ces lieux. Car c’est bien ce que fit l’écrivain en 1890, lorsqu’il décida d’y emménager dans l’espoir que le climat local le guérirait de son état tuberculeux. Déjà mondialement célèbre, c’est ici qu’il passa les dernières années de sa courte vie (1850-1894).

La maison où vécut Stevenson, baptisée Vailima du nom de la localité voisine, se trouve à trois kilomètres au sud d’Apia, sur le flanc du Mont Vaea. Bâtie en 1890 sur un terrain de 126 hectares acheté pour une bouchée de pain par l’écrivain, elle fut alors la plus importante construction de l’île. Tout en bois, Vailima se trouve au cœur d’un superbe parc dont l’impeccable entretien ferait honneur aux meilleurs jardiniers de Sa Majesté. Il faut dire que ce vestige transformé en musée en 1994 est sans doute la principale attraction touristique de Samoa. Si personne ne s’y trouvait lorsque nous le visitâmes, le livre d’or témoigne suffisamment de sa régulière fréquentation, très majoritairement européenne et américaine.

Une fois déchaussé, exigence toute locale, le visiteur découvre un cosy intérieur où de nombreuses photographies sépia de l’époque ont été disposées. On y voit tout le clan Stevenson, parfois entouré des chefs locaux, déjeunant, jouant de la musique, se promenant dans la vaste résidence, tout cela avec un bel entrain. Amateur de pittoresque, Stevenson avait pris soin de donner à ses employés, en guise de livrée, le tartan des Stuarts. Lui-même ne fut pourtant en rien un colonialiste patenté. Arrivé aux Samoa à l’apogée du conflit qui opposait Anglais, Allemands et Américains pour la possession des îles, il fut un ardent défenseur de la cause des Samoans et milita pour leur souveraineté. Son dévouement et sa sympathie envers les indigènes lui valurent les chaleureux remerciements de la population qui construisit en son honneur une route reliant Vailima à Apia, appelée O Le Ala O Le Alofa, « la route du cœur aimant ». Stevenson, qui restait avant tout écrivain et ne manquait pas de distraire ses invités par des récits qu’on imagine volontiers épiques, fut quant à lui surnommé Tusitala, ce qui signifie « le conteur d’histoires ».

La visite passe par les principales pièces de la résidence, toutes meublées à l’européenne et décorées de nombreuses gravures parisiennes. Si nombre des objets exposés ne sont pas d’authentiques reliques, ils restituent à tout le moins l’ameublement qui fut celui de l’époque. Les chambres sont vastes et lumineuses, agréables malgré la chaleur du dehors, et l’on se plaît à croire que la vie n’y fut pas si affreuse que pourrait le laisser penser la meilleure maison d’Apia. Il ne faut pourtant pas s’y tromper car Stevenson eut à travailler dur pour défricher les alentours et édifier peu à peu une demeure qui ne soit pas une simple cabane. Dans la dernière salle, la bibliothèque, les livres rassemblés restent clairsemés mais la pièce donne une idée du bureau dans lequel l’écrivain rédigea plusieurs œuvres importantes, notamment Catriona (David Balfour) et The Wrecker (Le Trafiquant d’épaves). On y trouve aussi quelques reproductions de lettres de l’auteur et une sommaire exposition des éditions internationales de Stevenson, en particulier concernant son livre le plus célèbre, L’île au trésor. Somme toute, l’atmosphère confortable qui baigne la maison surprend très agréablement le visiteur. Cette impression, sans nul doute, est favorisée par le jardin et les immédiats sous-bois plantés de bambous et richement fleuris, au milieu desquels coule une charmante petite rivière. Parmi les chemins qui serpentent dans cette partie boisée du parc, l’un d’eux permet d’atteindre le sommet du mont Vaea. C’est là haut que se trouve la tombe de Stevenson.

Alors qu’il s’était remis d’une passagère dépression en s’attelant à la rédaction d’un roman qui s’annonçait comme l’un des plus originaux et novateurs de son œuvre (Weir of Herminston traduit en français sous le titre Herminston, le juge pendeur), Stevenson fut brusquement frappé d’apoplexie et mourut à Vailima le 3 décembre 1894. Conformément à ses volontés, il fut enterré au faîte du Mont Vaea qui surplombe sa maison. Des centaines de Samoans, pour lui rendre hommage, se relayèrent et frayèrent un chemin au milieu des lianes afin de transporter son corps jusqu’aux hauteurs. Là, le cercueil de l’écrivain écossais fut déposé sur un tapis de corail et de pierres volcaniques et la tombe entourée de pierres noires, suivant la tradition réservée aux membres royaux de Samoa.

Si la route n’est pas exceptionnellement longue pour atteindre ce célèbre lieu de pèlerinage (trente à quarante minutes par le chemin le plus court), elle est pourtant des plus ardues. Une étouffante chaleur règne en effet jusque sous les arbres. La forte humidité de l’air accable tout particulièrement le marcheur qui est confronté en outre à la présence redoutable de centaines de moustiques. On en vient à croire que ces voraces insectes agissent comme un rempart au tombeau sacré tant leurs perfides attaques non seulement ralentissent mais découragent l’honnête pèlerin. C’est une gageure de sortir de ce traquenard ! Après un chemin des plus escarpés et mal indiqués, l’on parvient au sommet avec soulagement. Sur un étroit plateau couvert de végétation et à peine ouvert par une clairière en son milieu, la tombe est là, tournée vers la mer, d’un style victorien sans fard, que recouvrent de belles fleurs tombées des arbres alentour. L’épitaphe choisie par Stevenson figure sur le côté est du monument :

Under the wide and starry sky
Dig the grave and let me lie
Glad did I live and gladly die
And I laid me down with a will
This be the verse you grave for me
Here he lies where he longed to be
Home is the sailor, home from sea
And the hunter home from the hill*

Sur l’autre face, plein nord, se trouvent les remerciements du peuple samoan et, côté ouest, une nouvelle épitaphe, cette fois-ci écrite en langue samoane, trace de l’indéfectible attachement des Samoans à Stevenson.

N’étaient les nuages de moustiques qui en défendent l’entrée, l’endroit serait charmant. On ne peut hélas guère s’y attarder si l’on tient un tant soit peu à sa peau. Attaquant sans relâche, les insectes harcèlent autant que la chaleur assomme. Cela n’est après tout pas si dommage puisque voilà de quoi dissuader le tourisme de masse et les plaisantins à la Sartre. Il reste que c’est surtout par son éloignement que la tombe fait du pèlerinage une entreprise peu aisée. Marcel Schwob (1867-1905) qui, dans jeunesse, entretint une correspondance avec Stevenson et recevait de lui des lettres de Vailima, se rendit dans l’île en 1901. On ne sait trop s’il parvint à se rendre jusqu’à la tombe car sa faible santé ne fut en rien arrangée par le climat et, après deux mois sur place, il revint en France très affaibli. Après bien d’autres, un autre artiste important tenta le pèlerinage, ce fut Hugo Pratt (1927-1995), dessinateur de Corto Maltese et grand admirateur de Stevenson. Désireux de lui rendre hommage par ce qu’il appelait un « pèlerinage laïc », il se rendit à Upolu en 1992, peu de temps avant sa mort. Hélas, la route menant à la tombe était alors impraticable à la suite d’un cyclone et Pratt dut se contenter de survoler les lieux en hélicoptère.
En somme, sur cette île isolée et désolée au possible, la visite au sommet du Mont Vaea prend l’allure d’une expédition dans la jungle à la recherche du tombeau perdu. On voit que Stevenson ne s’est pas contenté d’écrire des romans d’aventures ; lui qui se disait aventurier presque autant qu’artiste est parvenu à créer une ultime œuvre d’art en faisant de sa propre sépulture un objet d’aventure.

Lucien JUDE

*Sous le ciel immense et étoilé
Creuse la tombe et laisse-moi reposer
Heureux j’ai vécu et heureux je meurs
Et je m’allonge ici avec un vœu
Voici le verset que tu graveras pour moi
Ici il repose où il désirait être
Le marin est chez lui, de retour de la mer
Et le chasseur de retour de la colline

Images : la tombe de Stevenson face nord, plage près d'Apia, maison de Stevenson à Vailima, vue du jardin depuis la terrasse, la bibliothèque, statuette et tableau de Stevenson dans la salle-à-manger, épitaphe sur la tombe, la tombe (photos LJ).
Lire La Suite... RésuméBlogger

vendredi 16 décembre 2011

Dans les ruines de Christchurch

Neuf mois après le tremblement de terre qui y fit 181 morts et d’immenses dégâts, Christchurch est encore une ville fantôme : routes barrées, portes condamnées, églises en ruines, trous béants, on a peine à croire la catastrophe si lointaine. Le visiteur qui comme nous débarque de l’Australie voisine s’attend certes à voir quelques décombres mais il faut bien avouer que rien ne le prépare aux incroyables scènes d’abandon et de solitude qu’offrent les restes de ce qui était il n’y pas si longtemps la seconde ville de Nouvelle-Zélande.
Ceux qui ont dit que Christchurch a été rayée de la carte exagéraient à peine. Ébranlée en septembre 2010 par un séisme d’amplitude 7,1 sur l’échelle de Richter, la ville connut une journée dramatique le 22 février 2011 lorsqu’une réplique légèrement moins forte provoqua l’effondrement des bâtiments déjà touchés.
Intervenue en pleine journée, à 12 h 51 heure locale, la secousse principale d’une magnitude de 6,3 piégea un grand nombre des victimes à l’intérieur des immeubles, notamment dans le siège de la télévision régionale (Canterbury Television Building) qui en s’effondrant tua à lui seul près de cent personnes. Les distributions d’eau et électricité furent interrompues tandis que l’aéroport était fermé aux vols civils plusieurs jours durant. Un dangereux phénomène de liquéfaction du sol fut relevé peu après le séisme, entraînant d’importantes inondations et affaiblissant considérablement l’ensemble des constructions de la ville. Le coût des dégâts est difficile à évaluer mais l’on parle d’ores et déjà de 10 à 20 milliards d’euros et toute l’économie néo-zélandaise sera affectée.

Aujourd’hui, la ville est donc très loin d’avoir pansé ses plaies. Les 400 000 habitants de Christchurch ont pour ainsi dire disparu. Tout le centre historique est en état de siège, décrété « Red Zone » et interdit au public. Un immense chantier se cache derrière les barrières et les grillages qui déterminent le périmètre défendu. Après avoir passé des check-point contrôlés par des militaires, des petits groupes d’ouvriers y pénètrent pour déblayer les débris et consolider les bâtiments encore debout. Toutes ces scènes étonnantes font songer à celles d’un film catastrophe après une attaque extra-terrestre ou quelque horrifique épidémie.

Comme nous regardons ces barrages, un voyageur français nous révèle sur le ton de la confidence le plus approprié en ces lieux : « On peut passer les contrôles, mais seulement la nuit ». Parle-t-il de pillards qui s’infiltreraient dans l’enceinte ? Mais il n’est évidemment pas question de cela dans un pays comme la Nouvelle-Zélande. La CERA (Canterbury Earthquake Recovery Authority) organise des navettes en bus pour quelques privilégiés dûment inscrits, habitants de Christchurch et autres Néo-Zélandais prioritairement. Avec un peu de chance, un touriste peut avoir son sésame pour ce tour dans la ville fantôme. Notre Français se défend de tout voyeurisme, mais il est intéressé. Pour autant, est-ce bien nécessaire d’aller au-delà de l’enceinte interdite pour constater l’étendue du désastre ? Tout autour de celle-ci, pas un commerce qui ne soit ouvert. Partout sur les portes, on lit des inscriptions interdisant l’accès aux lieux en raison des risques importants d’effondrement. Là encore, les pancartes, les maisons désertes, le désordre et la poussière qui règnent derrière les vitrines vides suggèrent les images d’une grande catastrophe endémique.

La cathédrale, emblème de la ville, a perdu la plus grande partie de sa tour. Si certains lieux officiels ont pu rouvrir comme la mairie, la plupart des anciens bâtiments demeurent très sévèrement touchés. On voit ici et là des monceaux de pierres, des failles dans les murs, des toits éventrés. Seul le Museum semble avoir vaillamment résisté, permettant aux employés de l’Office du tourisme, lui-même réinstallé dans des préfabriqués, d’y envoyer la myriade de touristes égarés. C’est qu’il n’y a plus rien à voir dans cette ville. Même aux Botanic Gardens où les arbres ont tenu bon, y compris le plus ancien, planté en l’honneur du mariage du prince de Galles (1863), les quelques kiosques sont interdits d’accès car jugés trop incertains.

La vie a pourtant repris son cours. Près du centre barré, au milieu d’immenses espaces créés par la destruction complète d’immeubles dont la ruine était imminente, un curieux centre-ville de remplacement vient d’être édifié. On trouve là, dans de futuristes containers en tôle colorée, quelques grandes marques de vêtement, un ou deux cafés et les irremplaçables banques. Le consumérisme chassé est déjà revenu ! Plusieurs restaurants fermés ont aussi affiché sur leur porte qu’ils sont désormais de retour …dans une roulotte. Et en effet, on les retrouve près de ce nouveau centre, proposant des formules « take away » aux passants intrigués. Enfin, pour donner un air de fête comme dans toutes les villes néo-zélandaises, des décorations de Noël sont suspendues ici et là sous le soleil de l’été naissant. Mais il n’y a encore guère de monde pour profiter de tout cela. La plupart des gens se massent près des grillages pour scruter le chantier interdit. Montrant la place de la cathédrale au loin, une dame déclare à qui veut l’entendre : « C’est là que j’allais tous les jours pour travailler ». On en vient justement à se demander ce que sont devenus les milliers d’employés du centre-ville… Bien que plusieurs semaines de paye ont été garanties par le gouvernement afin de préserver les emplois, la plupart ont dû émigrer vers d’autres villes de l’île du Sud afin de chercher un nouveau travail. De la même façon, beaucoup d’habitants ont définitivement quitté la ville dans la crainte de nouveaux séismes. Même s’il est un peu tôt pour spéculer sur les conséquences de ces départs qui concerneraient 1 habitant sur 6, il apparaît certain que Christchurch mettra de nombreuses années à retrouver son statut de capitale du sud.

Avec cinq à dix années de travaux en perspective, le chantier est encore long. Il le sera d’autant plus que plusieurs répliques ont déjà compliqué la reconstruction et redoublé les craintes d’une population traumatisée. Mais comme pour Auckland, construite sur un volcan susceptible de se réveiller, comme pour Wellington, déjà détruite par un tremblement de terre, les Néo-Zélandais semblent bien résolus à faire face aux phénomènes naturels en reconstruisant Christchurch.

Lucien JUDE

Images : vue d'une église en ruines, la place de la cathédrale vue derrière les grillages, affiche interdisant l'accès à un immeuble, même église en ruines, le nouveau centre en containers, Worcester Street (photos NDC).
Lire La Suite... RésuméBlogger

lundi 24 octobre 2011

Le crime ne paie pas : Pâris

Bien moins connu que Charlotte Corday – sans doute en raison de sa victime qui contrairement à Jean-Paul Marat et en dépit de deux stations de métro parisien demeure pour beaucoup aujourd’hui un parfait inconnu – Philippe Nicolas Marie de Pâris (1763-1793) partageait cependant avec la jeune Normande un tempérament tout aussi exalté et une dangereuse fascination pour les armes blanches qu’ils ne tardèrent pas à transformer l'un comme l'autre en une coupable activité contre les régicides.
Contrairement à une rumeur tenace, alimentée entre autres dans la littérature enfantine par le couple Kupferman dans Le Complot du télégraphe, nous savons désormais que Pâris ne réussit pas à gagner l’Angleterre après son crime atroce, mais fut finalement rattrapé par le sort qui lui était réservé depuis le début de la Révolution et auquel il avait réussi à échapper pendant de longues années.
C’est que ce jeune homme de bonne maison avait pu longtemps bénéficier en cette période cruciale de la coupable mansuétude des braves patriotes qui avaient pris les armes contre la tyrannie, malgré son implication répétée et prouvée dans un nombre invraisemblable de mauvais coups contre la Révolution.
Remontons à l’année 1789. À cette époque, Pâris est encore membre du corps des « Gardes du Corps », quatre compagnies d’élite attachées à la protection des personnes de la famille royale. Le fait qu’on ne pouvait entrer aux Gardes que lesté de ses seize quartiers de noblesse, mais qu’on était assuré d’en sortir les poches pleines de récompenses plus consistantes qu’un arbre généalogique, explique fort bien l’attachement fanatique que montrèrent aux Bourbons ces desperados de la monarchie.

C’est à eux qu’on doit, en pleine période de disette, le fameux « banquet » du 1er octobre 1789, pendant lequel fut piétinée la cocarde tricolore. Cette orgie imbécile, à laquelle participa le couple royal, peut presque être considérée aujourd’hui, comme le pot de départ des représentants les plus caractéristiques du parasitisme féodal à la croulante et dispendieuse monarchie française. De fait, une semaine plus tard, la foule des Parisiens criant famine, venue chercher à Versailles, « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », s’emparait sans coup férir du Château. Lors de cet événement, les « Gardes du Corps », après avoir abattu sans sommation un malheureux ouvrier, provoquant de ce fait la charge furieuse de la foule, se ridiculisèrent, en s’enfuyant ou en se rendant en masse – au point de laisser Antoinette en péril de mort n’être défendue que par quelques laquais. En fait, à l’exception d’une poignée d’entre eux qui eurent le bon goût de se faire tuer, tous les autres mirent bas les armes sans panache et ne durent leur salut qu’à cette future vieille mule de La Fayette qui, réveillé sur le tard, arriva cependant à temps pour les sauver de la pendaison groupée, en exhibant l’un d’eux à une fenêtre du château, cocarde tricolore bien en vue et beuglant lamentablement « Vive la Nation ». Puis ce fut le retour triomphal à Paris, auquel prirent part les Gardes du Corps, désarmés, têtes basses, encadrés par la garde Nationale parisienne et houspillés par la foule. On imagine fort bien que le jeune Pâris dut être, tout comme ses compères, assez défavorablement impressionné par ces événements.
Les « Gardes du corps » officiellement dissous peu de temps après, ces gentilshommes désormais sans occupation continuèrent de grenouiller auprès des Capets et de mener une agitation factieuse.

La « Journée des Poignards » du 28 février 1791, durant laquelle ces sémillants jeunes gens qui s’étaient regroupés aux Tuileries en vue d’une prise d’armes furent désarmés sans peine par les Gardes Nationaux et une nouvelle fois houspillés par les Parisiens goguenards, ne sembla pas le moins du monde calmer leurs ardeurs. Désormais connus sous le ridicule sobriquet des  « Chevaliers du Poignard », ils s’entêtèrent dans de chimériques projets d’évasions (on les retrouve cochers et postillons lors de la fuite à Varenne) et redorèrent leurs blasons écornés pendant la journée du 10 août en ouvrant sans sommation le feu sur les sans-culottes assemblés, provoquant ainsi la sanglante bataille qui allait se terminer de manière funeste pour la monarchie et surtout pour les malheureux Gardes Suisses et domestiques du château, qui furent promptement égorgés par les vainqueurs de la journée, pendant que nos coquets gentilshommes – dont le dénommé Pâris – qui ce jour ne portaient pas d’uniformes se dispersaient tranquillement parmi la foule. 

Enfin, après avoir participé à tant de mauvais coups, Pâris se décida à frapper plus fort encore, visant, pas moins, que cette mazette de Philippe-Egalité qui jouissait encore à cette époque d’un certain prestige, mais dont on devait découvrir quelque temps après qu’il n’était qu’un vulgaire ambitieux. Du reste, il était trop entouré pour être facilement atteint, et ce fut vers l’un des proches de celui-ci, Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, fils de l’ignoble persécuteur de Jean-Jacques soit dit en passant, que ce jeune désespéré tourna sa rage homicide. Gaillardement attablé à la table du sieur Février, cafetier de son état au Palais-Royal, Lepeletier prenait dans la soirée du 20 janvier, un repas bien mérité après avoir voté la mort du roi, quand il fut soudainement massacré à coup de sabre par Pâris, sous les yeux ébahis des badauds qui n’en demandaient pas tant. Une fois son crime accompli, ce furieux qui disposait visiblement de plus de cruauté que d’imagination, ne trouva rien de mieux à faire que d’aller tranquillement se « cacher » chez sa parfumeuse de maîtresse, sise quelques pas plus loin, place du Palais-Royal !
Finalement, ayant pris conscience que la République, quoique bonne fille, ne saurait souffrir qu'on assassinât ses conventionnels pour un oui ou pour un non, cette canaille décida de migrer vers l'Angleterre. Après un voyage sans hâte, sans crainte et sans remords, et quoique presque arrivé à bon port, il fut stupidement démasqué en faisant quelques emplettes au marché, où il se livra à un grotesque scandale d'ivrogne, insultant outrageusement la Révolution. Scandalisé d'un tel langage qui trahissait quelque peu son aristocrate, un marchand de lapins lui demanda, en vain, de modérer sa fureur, sous peine d’avertir la milice. Pris d’un accès de démence meurtrière, Pâris se saisit finalement d'un de ses pistolets et l'appliquant contre son crâne, fit feu à bout pourtant, apposant une fin sans gloire à une vie sordide.
La Convention gratifia l'héroïque marchand de lapins de 1200 livres dont on espère qu'il les convertit bien vite en biens nationaux arrachés au Clergé.

Bruno FORESTIER

Images : Mort de Le Pelletier de Saint-Fargeau (source Gallica), gravure représentant le banquet des Gardes du Corps (source ici), dessin de Prieur représentant le désarmement des Chevaliers du Poignard par la Garde nationale (source ici), L'assassinat de M. Le Pelletier par Desrais (source Gallica), Les Derniers Moments de Lepeletier, gravure par Tardieu d'après le tableau de David disparu au XIXe siècle (source ici).
Lire La Suite... RésuméBlogger

mercredi 5 octobre 2011

Tintin et l'album maudit

À quelques semaines de la sortie mondiale du film de M. Spielberg qui s’annonce comme l’un des plus fantastiques sabotages jamais autorisés de l’œuvre d’Hergé, il est grand temps de revenir sur un album devenu mythique par son inachèvement et les suites qui lui furent envisagées, Tintin et l’Alph-Art.

Lorsque Hergé meurt en 1983, à l’âge de 75 ans, il laisse en chantier le 24e album de Tintin dont seules les premières pages et quelques esquisses ont été achevées. Pour autant, son entourage pense tout d’abord pouvoir exploiter ce projet en le faisant terminer par l’un des meilleurs assistants du maître, Bob de Moor, dont le dessin égale presque l’original. Plusieurs spécialistes, parmi lesquels Benoît Peeters, finissent néanmoins par convaincre Fanny Remi, la veuve d’Hergé, de renoncer au projet. On sait que le père de Tintin avait expressément fait savoir qu’il ne désirait pas voir ses personnages lui survivre. Or, Tintin et l’Alph-Art a été laissé dans un état d’inachèvement criant aussi bien regardant les dessins que le scénario dont il manque toute une moitié. Le travail de réécriture qui permettrait de terminer l’album est trop important pour ne pas enfreindre la volonté d’Hergé et ainsi s’éteint la tentative légitime de finir Tintin et l’Alph-Art.
La rumeur a toutefois propagé l’existence de cette ultime aventure et la communauté tintinophile attend au moins quelques explications à défaut d’un album. Afin d’apaiser un public impatient, l’ensemble des crayonnés et des notes disponibles est publié en guise de consolation en 1986. L’accueil réservé à ces dernières ébauches du maître, tout d’abord favorable, laisse bientôt place à une grande frustration chez beaucoup d’admirateurs. En effet, le scénario s’interrompt abruptement sur une case où Tintin apparaît menacé d’une mort imminente (chose pourtant fréquente dans ses aventures) :

Pour beaucoup d’inconsolables fanatiques, il n’est pas tolérable d’abandonner leur héros sur un suspense aussi insoutenable. Plusieurs projets pour achever l’album naissent alors dont un seul finira vraiment par s’imposer comme la suite et fin de Tintin et l’Alph-Art. Il s’agit de l’œuvre d’un jeune Québécois, Yves Rodier, âgé de 19 ans, qui après quatre ans et demi d’efforts parvient à livrer une version définitive de l’album. En 1991, il publie son Tintin et l’Alph-Art à soixante exemplaires qu’il distribue à quelques proches d’Hergé et autres Tintinologues célèbres. Sa démarche s’inscrit clairement dans l’hommage personnel comme le précise d’ailleurs une courte préface placée en tête de son album. Selon la légende, Bob de Moor lui-même se déclare impressionné par la qualité de cette suite et la plupart des ardents Tintinophiles qui ont la chance de lire la version de Rodier montrent à leur tour leur satisfaction. 
Il y en a cependant une qui ne goûte absolument pas cette forme d’hommage, c’est la peu commode veuve d’Hergé, désormais devenue Mme Fanny Rodwell. En dépit du nombre dérisoire d’albums imprimés, elle laisse clairement entendre au malheureux dessinateur qu’il a enfreint la sacro-sainte volonté du maître en faisant revivre Tintin. Ébranlé par les menaces et l’ire de cet ayant droit sourcilleux, Yves Rodier préfère renoncer immédiatement à son nouveau projet, plus ambitieux encore, reprise d’un Tintin dont cette fois-ci Hergé n’avait esquissé que l’idée, Un jour dans un aéroport. Il nous reste toujours une planche et la couverture de cette aventure qui promettait d’être originale.

Pendant plusieurs années, l’album « pirate » d’Yves Rodier circule donc sous les manteaux des Tintinophiles. Son extrême rareté et les persécutions répétées de la veuve d’Hergé à l’encontre des profanateurs de Tintin finissent par bâtir une légende. La qualité artistique de ce Tintin et l’Alph-Art est surestimée, sa valeur sur le marché noir atteint des sommes astronomiques et l’auteur lui-même est dépassé par le phénomène. Rien ne semblait pouvoir interrompre cette surenchère jusqu’à ce que, miracle de son époque, Internet vint.

Internet a ceci de merveilleux qu’il est parvenu à rendre enfin disponibles, légalement ou non, des milliers d’œuvres rares qui restaient l’apanage de quelques collectionneurs privilégiés. Tous les domaines ont été concernés par cette révolution, que l’on songe aux bandes pirates de l’album Smile des Beach Boys, aux pamphlets introuvables de Céline ou même à des films confidentiels comme La Classe américaine. Malgré un relatif interdit et quelques récentes mesures législatives dont on sait l’appréciable résultat, il n’est jamais bien difficile de mettre la main sur l’objet convoité. Ainsi en devait-il aller de ce Tintin et l’Alph-Art que l’interdiction d’une héritière semblait avoir éclipsé pour toujours.

En 2001, Yves Rodier pense pouvoir interrompre les spéculations sur son album en mettant en ligne l’intégralité de son œuvre (notamment sur l’incontournable site au titre insolent : Tintin est vivant !). Hélas, l’infatigable veuve veille toujours au grain ! Sommé de retirer son album d’Internet, l’auteur se voit contraint de le replonger dans la clandestinité. Cependant, une étape décisive venait d’être franchie. L’apparition sur la toile, si fugitive fut-elle, a permis de diffuser la bande dessinée et son téléchargement n’est plus que l’affaire de quelques clics. Voici comment de fil en aiguille, malgré une héritière intraitable, malgré des lois imbéciles, le Tintin et l’Alph-Art de Rodier a enfin pu se répandre et, accessoirement, arriver jusqu’à nous.

Que dire alors de cet album devenu mythique ? Contentons-nous de quelques mots qui traduiront assez notre déception. Pour celui qui a lu les brouillons de Tintin et l’Alph-Art, il y a évidemment la satisfaction de découvrir une fin à cette aventure. Les premières pages proposent une fidèle retranscription du scénario imaginé par Hergé et seul le dessin trahit l’œuvre apocryphe. On mesure le travail de l’auteur pour terminer le scénario ainsi que sa volonté de réalisme qui lui fait suivre scrupuleusement les règles de la ligne claire. Pourtant, les illusions s’envolent bien vite. À cause du dessin, d’abord, qui est loin de valoir l’original et se montre trop souvent d’une insigne maladresse (la proportion des personnages notamment). Mais surtout en raison de la trop fréquente approximation syntaxique des dialogues et des nombreuses fautes d’orthographe qui parsèment les bulles. Bref, le plaisir laisse vite place à la déconvenue.
Rétrospectivement, Yves Rodier a déclaré avoir « extrêmement honte de [s]a version de Tintin et l’Alph-Art ». Sans être aussi sévère, il faut bien admettre que son œuvre reste un travail d’amateur, contrairement à certaines de ses tentatives postérieures qui montrent une réelle progression dans le dessin jusqu’à atteindre une troublante perfection (voir en particulier la planche 27 bis de Tintin au Tibet). La rumeur a malheureusement fait de ce Tintin et l’Alph-Art un chef-d’œuvre quand il n’est en somme qu’une curiosité historique. Voilà qui devrait rassurer ceux qui n’ont pas lu l’album « maudit », même si les vrais Tintinophiles voudront toujours s’en assurer par eux-mêmes. À ceux-là nous recommanderons Internet et un peu de patience, le temps d’en explorer les recoins…

Lucien JUDE

Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus, la page consacrée à Tintin et l'Alph-Art et ses reprises sur le site "Tintin est vivant !" est particulièrement instructive :
 http://www.naufrageur.com/a-alphart.htm
Par ailleurs, Yves Rodier est à l'origine d'un grand nombre de pastiches de Tintin dont on peut trouver beaucoup d'extraits sur ce même site.

Images : couverture de Tintin et l'Alph-Art paru chez Casterman (source ici), dernière case de Tintin et l'Alph-Art (source ici), couverture de Tintin et l'Alph-Art version Rodier, couverture du projet Un jour dans un aéroport (source ici), planche 7a de l'album de Rodier, première planche de l'album de Rodier.
Lire La Suite... RésuméBlogger

jeudi 22 septembre 2011

Mort d'un maître mineur : Gilles Chaillet

Après Jacques Martin, disparu l’an dernier, c'est un autre des maîtres de la bande dessinée historique qui a disparu il y a quelques jours.
Quoique Gilles Chaillet (1946-2011) soit toujours demeuré dans les bornes du double classicisme martinien, celui du dessin et du scénario, et par là même dans l'ombre du grand maître, il convient de rendre hommage à une œuvre moins connue, mais dont le charme désormais un peu vieilli contraste toujours aussi heureusement avec le cours actuel de la bande dessinée historique en France.
Rappelons que l'auteur, lecteur assidu du Journal de Tintin dans son enfance, fut très tôt influencé  par les dessins de Jacques Martin et par le goût de celui-ci pour l'Antiquité romaine. Cette imprégnation précoce fut, ainsi qu'il le reconnaissait volontiers, la cause principale de son entrée dans la carrière. Celle-ci eut lieu très tôt, lorsque Chaillet juste après son bachot en 1964, intégra les Studios Dargaud où il servit comme stagiaire-grouillot, puis maquettiste pendant une longue période.

C'est cependant dans ce prestigieux atelier qu'il sera sérieusement initié au métier, en servant auprès de deux autres grands maîtres de la bande dessinée franco-belge, René Uderzo et Albert Goscinny, qui le formèrent en vue d'en faire un de leurs nègres. Il réalisa entre autres en 1973-1974 les dessins de la série Idéfix destinée aux enfants.
Malgré ses talents évidents, la plupart des projets proposés par Chaillet furent refusés à l'époque par Dargaud, en raison de l'influence martinienne bien trop évidente qui ne correspondait pas à la politique éditoriale de la maison.
Ce fut paradoxalement cette fidélité qui finit par lancer sa carrière, même si celle-ci devait désormais s'inscrire dans un cadre étroitement limité. En 1977, Jacques Martin qui subissait les premières atteintes de la maladie qui allait le contraindre de cesser de dessiner, recherchait alors un dessinateur pour reprendre une de ses deux séries, en l'occurrence Guy Lefranc. Après un entretien dont la teneur laisse songeur, le grand homme accepta finalement de prendre Chaillet à son service*.

La longue collaboration qui s'amorça alors donna naissance à quelques-uns des plus beaux albums de Lefranc, s'ouvrant notamment par le très réussi  Les Portes de l'Enfer en 1978, dont le thème médiéval annonce déjà la série Vasco, ou encore L'Arme Absolue,  paru en 1982, qui marque le zénith de la série et où le dessin très abouti de Chaillet entre parfaitement en résonance avec la cristallisation définitive des caractères des principaux personnages.
C'est justement un an après cet album majeur que Chaillet, désormais sous le patronage du maître, fut sollicité pour lancer une nouvelle série "à la manière de" Martin - série qui conduira, hélas, à la fin de la collaboration entre Martin et Chaillet dans les années 90.
Prenant quelques distances de forme avec les titres phares de Martin,  la série Vasco, qui relate les aventures de Vasco Baglioni, jeune commis d'une banque siennoise au XIVe siècle, ne connaîtra jamais qu'un succès relatif par rapport à des séries comme Alix et Lefranc, ou même Jhen, malgré quelques très bons albums (outre le premier album, L’Or et le Fer, citons par exemple Le Diable et le Cathare en 1988). La faute en revient sans doute à l'influence trop prégnante du classicisme inspiré par Martin. Ainsi, même si son héros Vasco sera aussi brun que les héros martiniens étaient blonds, et même si en inscrivant les aventures de celui-ci dans un contexte résolument médiéval, le dessin, très maîtrisé, se fera plus réaliste, notamment avec des décors très travaillés et des scénarios plus politiques, Chaillet restera incapable de s'émanciper définitivement du trait et de l’esprit de l'école de Bruxelles.

Surtout, la série Vasco donne trop souvent aux lecteurs un sentiment de "déjà-lu", avec son héros solaire contrastant avec la noirceur ou le cynisme de ses adversaires et  la création de liens ambigus entre héros et anti-héros.
Du reste, Chaillet était un tard-venu dans l'école de Bruxelles et son œuvre qui avait patiemment mûrie et poussée à l'ombre des grands maîtres fut atteinte par le même déclin qui balaya toute l'ancienne école dans les années 90 avec le surgissement d'un lectorat nouveau, plus avide de réalisme en matière de bande dessinée historique et en tout cas moins sensible à l'équilibre du dessin et de l'histoire.
Si nous louons assurément l'auteur pour sa fidélité à ses maîtres, nous regrettons tout autant le manque d'audace dont il fit preuve par rapport à ceux-ci, faiblesse coupable qui nous permet de penser qu'après Martin s'éteint définitivement avec Chaillet l'école de Bruxelles.

Bruno FORESTIER

NB : les archéologues et les passionnés d'urbanisme lui doivent aussi la gigantesque Rome des Césars, ouvrage de référence reconstituant la carte de la Rome antique de manière très précise. Grâce lui en soit rendue.
NB (2) : nous n'avons pas évoqué quelques albums de bande dessinée « ésotérique », ayant jugé ceux-ci fort mauvais par rapport aux productions du genre, et de peu d'intérêt dans notre propos.

* « J'étais très impressionné d'ailleurs. Il avait mon essai dans la main, avec des coups de correction en rouge dessus. Il m'a dit "Vous ne dessinez pas très bien, mais ce qui est étonnant c'est que vous situez mon monde comme si c'est moi qui le dessinais. Si vous acceptez d'être corrigé, je vais vous donner les premières pages d'un scénario de Lefranc, et si ça me plaît on fera un album ensemble" ». Entretien avec Gilles Chaillet en 2006 par Sceneario.com

Images : Gilles Chaillet (source ici), couverture des Portes de l'Enfer (source ici), couverture de L'Arme absolue (source ici), couverture de L'Or et le fer (source ici), quatrième de couverture des albums de Vasco (source ici).
Lire La Suite... RésuméBlogger