lundi 31 mai 2010

Toast en l’honneur d’Évariste Galois

Mort le 31 mai 1832 à l’âge de 20 ans et sept mois, Évariste Galois a inscrit son nom dans l’histoire des mathématiques. La veille du duel qui devait causer sa perte, il rédigea plusieurs lettres dont l’une reprenait les divers théorèmes qu’il avait pu élaborer. Sa publication assura la postérité au jeune mathématicien puisque la théorie qui prit son nom est devenue depuis l’une des bases de l’algèbre moderne.
En raison de notre totale ignorance des mathématiques, il n’est pas question de s’attarder plus que de raison dans ce domaine bien étrange. Il suffit de savoir que Galois y reste considéré comme un génie que sa stupéfiante précocité et la brièveté de sa vie ont rendu légendaire. Plus intéressante pour nous est son autre figure, celle du républicain en lutte contre la Monarchie de Juillet.
Évariste Galois fut entraîné dans la tourmente politique en 1830, après que la publication d’un article attaquant le directeur de l’École préparatoire où il étudiait lui valut d’en être aussitôt renvoyé. Comme beaucoup de ses condisciples, il adhérait largement aux idées républicaines ; exalté par les journées de juillet, l’avènement de Louis-Philippe ne laissait pas de l’indigner. Cependant, son engagement politique s’accentua peut-être en raison des échecs que plusieurs de ses mémoires et travaux subirent alors, ce qu’il attribua avec une certaine justesse à l’immobilisme de ses professeurs, dignes représentants de la bourgeoisie apeurée qui avait porté au trône « la Poire ».

Son véritable coup d’éclat eut lieu le 9 mai 1831, à l’occasion d’un banquet donné en l’honneur d’officiers républicains dont on venait de prononcer l’acquittement. Alexandre Dumas qui participait à ces festivités estime dans Mes mémoires qu’ « il eût été difficile de trouver dans tout Paris deux cents convives plus hostiles au gouvernement ». De fait, la salle rassemblait notamment Raspail, Marrast, Arago et les frères Cavaignac (Godefroi, l’aîné, fut avec Barbès l’organisateur de la fameuse "grande évasion" de la prison Sainte-Pélagie en 1835, Louis-Eugène, le cadet, se rendit tristement célèbre en réprimant sans pitié les insurgés de juin 1848). Le vin étant probablement monté à la tête de certains convives, des toasts "particuliers" succédèrent aux toasts officiels célébrant Robespierre, la Montagne et la révolution de 1793. L’auteur du Comte de Monte-Cristo raconte en ces termes l’incident qui devait assurer la célébrité du jeune Évariste Galois :

« Tout à coup, au milieu d'une conversation particulière avec mon voisin de gauche, le nom de Louis-Philippe, suivi de cinq ou six coups de sifflet, vint frapper mon oreille. Je me retournai.
Une scène des plus animées se passait à quinze ou vingt couverts de moi.
Un jeune homme, tenant de la même main son verre levé et un couteau-poignard ouvert, s'efforçait de se faire entendre. C'était Évariste Gallois, lequel fut, depuis, tué en duel par Pescheux d'Herbinville, ce charmant jeune homme qui faisait des cartouches en papier de soie, nouées avec des faveurs roses.
Évariste Gallois avait vingt-trois ou vingt-quatre ans à peine à cette époque ; c'était un des plus ardents républicains.
Le bruit était tel, que la cause de ce bruit était devenue incompréhensible.
Ce que j'entrevoyais dans tout cela, c'est qu'il y avait menace ; que le nom de Louis-Philippe avait été prononcé, — et ce couteau ouvert disait clairement à quelle intention.
Cela dépassait de beaucoup la limite de mes opinions républicaines : je cédai à la pression de mon voisin de gauche, qui, en sa qualité de comédien du roi, ne se souciait pas d'être compromis, et nous sautâmes, de l'appui de la fenêtre, dans le jardin.
Je rentrai chez moi assez inquiet: il était évident que cette affaire aurait des suites. En effet, deux ou trois jours après, Évariste Gallois fut arrêté. »

Le même Dumas reproduit un peu plus loin l’interrogatoire qui eut lieu un mois après lors du procès du jeune républicain :

« Le Président. — Accusé Gallois, faisiez-vous partie de la réunion qui eut lieu, le 9 mai dernier, aux Vendanges de Bourgogne ?
L'accusé. — Oui, monsieur le président ; et même, si vous voulez me permettre de vous renseigner sur les faits qui s'y sont passés, je vous épargnerai la peine de m'interroger.
Le Président. — Nous écoutons.
L'accusé. — Voici l'exacte vérité sur l'événement auquel je dois l'honneur de comparaître devant vous. J'avais un couteau qui avait servi à découper pendant tout le temps du repas ; au dessert, je levai ce couteau en disant : « À Louis-Philippe... s'il trahit ». Ces derniers mots n'ont été entendus que de mes voisins, attendu les sifflets féroces qu'avait soulevés la première partie de ma phrase, et l'idée que je pouvais porter un toast à cet homme.
D. — Dans votre opinion, un toast porté à la santé du roi était donc proscrit dans cette réunion?
R. — Pardieu!
D. — Un toast porté purement et simplement à Louis-Philippe, roi des Français, eût alors excité l'animadversion de l'assemblée?
R. — Assurément.
D. — Votre intention était donc de dévouer le roi Louis-Philippe au poignard ?
R. — Dans le cas où il trahirait, oui, monsieur.
D. — Était-ce, de votre part, la manifestation d'un sentiment qui vous fût personnel, de présenter le roi des Français comme digne de recevoir un coup de poignard, ou bien était-ce votre intention de provoquer les autres à une pareille action ?
R. — Je voulais provoquer à une pareille action dans le cas où Louis-Philippe trahirait, c'est-à-dire dans le cas où il oserait sortir de la légalité.
D. — Comment supposez-vous cet abandon de la légalité de la part du roi?
R. — Tout engage à croire qu'il ne tardera pas à se rendre coupable de ce crime, si ce n'est déjà fait.
D. — Expliquez votre pensée.
R. — Je la croyais claire.
D. — N'importe ! expliquez-la.
K. — Eh bien, je dirai que la marche du gouvernement peut faire supposer que Louis-Philippe trahira un jour, s'il n'a déjà trahi.
On comprend qu'avec une pareille lucidité dans les demandes et dans les réponses, les débats devaient être courts.
Les jurés se retirèrent dans la salle des délibérations, et rapportèrent un verdict d'acquittement. Tenaient-ils Gallois pour fou, ou étaient-ils de son avis?
Gallois fut mis en liberté à l'instant même.
Il alla droit au bureau sur lequel son couteau était déposé tout ouvert comme pièce de conviction, le prit, le ferma, le mit dans sa poche, salua le tribunal et sortit.
Je le répète, c'était une rude génération que celle-là ! un peu folle peut-être ; mais vous vous rappelez la chanson de Béranger sur les Fous. »

À peine libéré, Évariste Galois trouva l’occasion d’être de nouveau arrêté pour port illégal de l’uniforme d’artilleur de la garde nationale. Sans doute lassé, le Tribunal n’eut pas la même indulgence que la première fois et, si futile que puisse paraître le motif, Galois écopa de six mois de prison ferme. Il les passa à travailler ses théorèmes et, au hasard d’un transfert dans une clinique, à tomber amoureux. Ce sont les suites de cette aventure mal engagée qui donnèrent la conclusion funeste que l’on sait. Tout juste sorti de prison, Évariste Galois fut en effet contraint de se battre en duel et, frappé à bout portant, mourut quelques heures après. Malgré l’incontestable bêtise de cette fin (« Je meurs victime d'une infâme coquette. C'est dans un misérable cancan que s'éteint ma vie. Oh! pourquoi mourir pour si peu de chose, mourir pour quelque chose d'aussi méprisable! » écrivit-il la veille du duel, sûr de ne pas survivre), il eut droit à un enterrement solennel en présence de plusieurs milliers de républicains, le 2 juin 1832. Trois jours plus tard, l’insurrection éclatait à Paris, ce que Victor Hugo devait raconter plus tard dans Les Misérables.

« Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m'a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom ». Ainsi s’achevait sa dernière lettre.

KLÉBER

Images : portraits anonymes d'Évariste Galois (source ici et ), représentation de l'insurrection de juin 1832 par Yon et Perrichon (source ici).
Lire La Suite... RésuméBlogger

samedi 29 mai 2010

Pin-up du mois : Messaline

Née en 26 de notre ère, dans une famille de la très haute aristocratie romaine, cette patricienne, fille de Barbatus Messala et de Domitia Lepida, par qui elle était également l'arrière-petite-fille du malheureux Marc-Antoine, fut mariée à quatorze ans à Claude, cinquante ans, rejeton des Julio-Claudien, dont l'imbécillité était à l'époque aussi proverbiale que sa passion pour les très jeunes filles.
Cette belle jeune fille, rapidement engrossée - elle donna deux enfants à son mari, Octavie en 40 et Britannicus en 41 - et encore plus rapidement délaissée par son époux, se retrouva brusquement propulsée sur le devant de la scène grâce à la soudaine ascension de son époux, qui venait d'hériter de la pourpre impériale, suite à la mort de l'extravagant Gaius, assassiné par ses Prétoriens en 41.
Nos lecteurs peuvent d'ores et déjà l'admirer ici, portant Britannicus, dans une pose inspirée du groupe "Eiréné et Ploutos" de Céphisodote
La coiffure sophistiquée, ainsi que le voile qui couvre la tête et les épaules indiquent la position sociale élevée de la jeune femme (rappelons que l'art grec cherche à représenter une beauté idéalisée et dénudée...).
Ces deux sculptures, exemple intéressant de "l'art réaliste romain" propre au classicisme augustéen, donnent à voir un véritable "portrait moral" de la commanditaire.
Messaline s'offre là à nos regards sous l’aspect d’une matrone romaine calme et digne : dans le bel ovale du visage s’inscrivent des traits réguliers et doux, marqués par un nez un peu fort, mais qui lui donne du caractère. Les grands yeux qui semblent perdus dans le lointain, malgré le geste très tendre de l'enfant, lui confèrent une impression de gravité légèrement mélancolique. Mais le visage plein semble encore juvénile, et les lèvres aux chaires pleines qui composent une bouche sans sourire, ne sont cependant pas dénuées de sensualité, sous-tendues par un menton d'une ferme rondeur, auquel font écho les deux seins menus et l'esquisse des reliefs des mamelons, dissimulés par les draperies. 
N'abusons pas de ces détails fastidieux, qui risqueraient de lasser le lecteur, et intéressons-nous plutôt à la légende noire qui contraste si violemment avec le portrait moral dressé plus haut, et qui savamment entretenue par des générations d'historiens, a réussi à transformer le nom de cette illustre et grave mère de famille, en synonyme de nymphomane.
Il est vrai que la tradition antique est unanime, s'accordant pour reconnaître que la très jeune impératrice était la proie d'une véritable frénésie sexuelle, s'entourant sans se cacher, de cohortes d'amants dans la propre demeure de son mari,  allant même jusqu'à se prostituer dans les bordels de Subure, où d'après Pline l'Ancien, elle se livrait à d'intéressantes compétitions comme celle de s'accoupler le plus de fois possible en une journée (toujours d'après Pline, elle semble avoir perdu de justesse)...

Juvénal, avec son talent habituel, et emporté par sa licence poétique, lui consacra quelques lignes parmi les plus drôles et les plus odieuses de la littérature latine, affirmant entre autres, que sous le nom de Lycisca, elle se livrait à la lie de la populace, avant de rentrer "toute brûlante encore de la tension de sa vulve raidie, fatiguée, mais non rassasiée" (adhuc ardens rigidae tentigine volvae et lassata viris, necdum satiata recessit).
Il faut tout de même nuancer ce portrait peu flatteur, les principales autorités sur la question n'étant autre que ces deux aimables historiens réactionnaires de Suétone et Tacite qui consacrèrent l'essentiel de leurs œuvres respectives à calomnier les Julio-Claudiens sur tous les tons.
La véritable raison de la détestation qu'elle suscita à l'époque vient plus probablement du rôle politique qu'elle joua à la Cour Impériale. Mère de deux enfants princiers, cette femme-enfant qui avait su captiver Claude, conserva longtemps son ascendant sur celui-ci, quitte à se faire remplacer dans la couche impériale qu’elle abandonnait par des maîtresses qu'elle produisait elle-même.
Aussi, dans les luttes féroces que les membres de la "Nobilitas" avaient transposées  des champs de bataille des guerres civiles à la Cour du Palatin, Messaline occupait une position-clef pour les intrigues et les brigues.
Cette position était renforcée par son association avec les arrogants affranchis impériaux qui évinçaient peu à peu Sénateurs et Chevaliers du pouvoir. Le plus important de ces affranchis était Narcisse qui exerçait avec efficacité la réalité du pouvoir.
À ce jeu politique déjà complexe, et aux préoccupations dynastiques de l'impératrice, il fallait en plus ajouter les caprices futiles de l'adolescente, son besoin chronique d'argent frais, ses crises de jalousie et la nécessité pour elle de jouir du pouvoir absolu dont elle s'était brusquement retrouvée dotée.
Dès 43, elle faisait éliminer Catonius Justus, commandant de la garde Prétorienne qui avait porté Claude au pouvoir, Julia Livilla, la soeur incestueuse de Caligula, qui s'était mise en tête de se faire épouser par son oncle Claude, ainsi que de nombreuses autres victimes (dont le philosophe Sénèque qui sera alors exilé en Corse).
Dans le même temps, elle continuait de s'afficher avec des amants, choisis indifféremment parmi les membres les plus brillants de l'aristocratie ou de simples esclaves. Le cas le plus fameux fut celui où elle obtint de son mari, par un subterfuge grossier, la jouissance exclusive du pantomime Mnester, l'ancien amant de Caligula et le favori de la Plèbe qui se désolait de ne plus profiter de son art.

Cependant, la vie de cour, faite d'intrigues et de voluptés incessantes, finit par écoeurer la jeune femme, dont les sens et les sentiments étaient, à tout juste vingt ans, déjà émoussés et blasés.
Elle tomba alors éperdument amoureuse de Caius Silius, jeune et beau sénateur, dont elle obtint la faveur par la menace et de luxueux présents. Silius, conscient des dangers de l'engouement de Messaline pour lui - elle avait pratiquement déménagée chez lui, entraînant à sa suite une cour nombreuse - s'enhardit et joua le tout pour le tout en lui proposant de l'épouser... Claude était vieux et malade, et sa lutte contre le Sénat auquel il tentait d'imposer la noblesse gallo-romaine rendait sa position précaire. Derrière cette bouffonne proposition de mariage se dessinait donc un possible coup d’État conservateur.
Messaline, finit par accepter, malgré le peu d'intérêts pour elle dans l'affaire, considérant peut-être l'énormité du scandale comme une ultime jouissance. Le 24 août 48, profitant du départ de son mari à Ostie, elle le répudia et célébra aussitôt de grandioses noces publiques avec son amant.
Mais, ce faisant, elle perdait l'appui de ses associés traditionnels Narcisse, Pallas, Calliste, les principaux affranchis impériaux, qui après avoir tenté une dernière fois de la dissuader, se décidèrent à informer leur maître de son infortune et du risque de coup d'État.
Claude rentré précipitamment à Rome, courut se réfugier dans le camp des Prétoriens, et ordonna l'exécution immédiate des conspirateurs, à commencer par Silius, ainsi que de la totalité des amants connus de l'impératrice – ce qui décima l’aristocratie romaine.
Quant à Messaline, réfugiée chez sa mère dans les Jardins de Lucullus, elle tenta de fléchir une dernière fois l'empereur en réclamant un entretien. Narcisse craignant toujours l'ascendant de l'impératrice la fit égorger par les prétoriens la veille du rendez-vous, fait d'armes pour lequel il obtint la Questure.  Claude déclara alors à ses prétoriens que les mariages lui réussissant mal, il préférait rester désormais célibataire. Ce qui ne l'empêcha pas de se remarier avec sa jeune nièce Aggripine qui le fit empoisonner quelques années plus tard.
Le souvenir de Messaline morte à 22 ans de pouvoir et d'amour, se transforma rapidement en une légende obscure et vaguement scandaleuse, qui fit le bonheur de générations d’historiens, de moralistes et artistes, dont l’estimé Gustave Moreau qui nous laissa une superbe "Messalina".

Bruno FORESTIER

Images : buste de Messaline (source ici), sculpture de la même exposée au Louvre (source ici), "Messaline dans la loge de Lisisca" par Carracci en 1798 (source ici), "Messalina" par Gustave Moreau en 1874 (source ici).
Lire La Suite... RésuméBlogger

mercredi 26 mai 2010

Lecture pour la jeunesse (d'autrefois)

A l'heure où le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) réclame en justice l'insertion d'un avertissement dans Tintin au Congo afin d'en combattre le caractère raciste, il nous paraît opportun de reproduire ici quelques sympathiques illustrations tirées du roman d'aventures Le chasseur de fauves (1928-1930) du trop oublié Arnould Galopin. Pour en faciliter la compréhension, nous nous sommes permis d'y ajouter quelques extraits choisis qui ne manqueront pas non plus de charmer le lecteur. "Toute une époque" comme le disait si justement Raoul Volfoni.

"Moi content, Gao est vengé."

"L'officier se tourna vers le second captif :
— Et toi, comment t'appelles-tu ?
— Djelma Relizane.
— Tu habites aussi Yannaour ?
— Non, je suis commerçant à Calcutta.
— Tu es marié ?
— Oui, et j'ai trois enfants.
— Trois enfants ? Et tu risques stupidement la mort au lieu de veiller au bonheur de ta progéniture ? C'est insensé.
Djelma Relizane baissa la tête.
— Songe à tes enfants, poursuivit le lieutenant, songe que tu peux leur conserver un père en me disant qui est le grand maître des Fils de l'Indus."

"Fredo monta dans le véhicule"

"Bomako se mit à danser"

"— Massa Johnson !… Massa Johnson !…
L'Américain, entendant cet appel, dressa l'oreille et s'arrêta net.
— Qui crie ainsi ? demanda Kwang.
— On dirait qu'on a prononcé mon nom !
— Vous croyez sahib ?
Les appels recommencèrent.
— Massa Johnson !… Massa Johnson !…
Le metteur en scène eut un haut-le-corps :
— Cette fois, plus de doute… C'est bien mon nom qu'on appelle !
Il se retourna et aperçut le noir qui courait dans les hautes herbes à cinquante mètres environ en arrière de la caravane.
— Oh ! s'exclama-t-il joyeusement, c'est Bomako… C'est ce brave Bomako… Mes amis sont par ici… Je suis sauvé !…
Tournant bride, il galopa dans la direction du Soudanais et stoppa à trois mètres de lui.
Il sauta de cheval et se jeta dans les bras du nègre qui pleurait de joie : 
— Massa Johnson, massa Johnson… Moi bien content de vous revoir…
— Et moi donc, Bomako ? Quelle joie, si tu savais…"

"Cette nuit-là une attraction, inédite pour eux, était inscrite au programme : la danse du Tchik-Tchok.
À un moment donné, en effet, les musiciens se mirent à marteler leurs tams-tams avec ensemble, faisant un vacarme formidable et assourdissant.
Tout à coup, la foule s'écarta pour livrer passage à un être fantasque, sorte de boule emplumée surmontée d'un appendice élevé et pointu qui gambadait frénétiquement sur deux jambes humaines.
C'était le Tchik-Tchok, monstre imaginaire symbolisé en l'occurrence par un des griots de la tribu, savamment travesti. […]
C'était impressionnant et Bomako, à vrai dire, n'était qu'à demi rassuré devant cet être surnaturel. Pour se préserver des maléfices, le Soudanais serrait fiévreusement son grigri dans la main. Bohang-Tang, plus familiarisé avec ce genre de cérémonies, ne bronchait pas. Frédo, nullement intimidé, avait une folle envie de rire aux éclats."

Images et textes tirés de Le chasseur de fauves, récit d'aventures exotiques par Arnaud Galopin, Albin Michel, 1928-1930. Remerciements à F. pour cette trouvaille passionnante.
Lire La Suite... RésuméBlogger

vendredi 21 mai 2010

L'intouchable "Princesse de Clèves"

L’histoire retiendra qu’on n’a jamais autant parlé du livre écrit par Madame de Lafayette en 1678 qu’à la fin des années 2000. Comme l’on sait, ce surprenant regain de notoriété a eu son origine dans les déclarations à l’emporte-pièce que notre président a cru bon de semer en diverses occasions. Il est vrai que ses seules déclarations n’auraient pas suffi : un vent d’indignation parti du « monde intellectuel » a répandu aux quatre coins du pays des propos initialement plutôt anecdotiques. Brusquement, ce roman est devenu l’étendard de la culture opprimée par le sarkozysme triomphant… Les tribunes à la gloire de La princesse de Clèves se sont succédé à un rythme soutenu. Le ridicule fut atteint lors du salon du livre de Paris, en 2009, où l’on distribua à la volée des badges « Je lis la Princesse de Clèves » à des centaines de personnes qui n’avaient probablement pas la moindre idée de ce livre mais se flattaient d’arborer un si bel insigne d’insoumission. Et puis, la clownerie n’ayant pas de limites, on alla jusqu’à faire d’émouvantes lectures sur le parvis du Panthéon… Les mânes de Victor Hugo et Emile Zola ont dû se sentir honorées. Nous vivons une époque courageuse.

Que faut-il penser de tout ça ? Certes, nous ne prendrons pas la défense de M. Sarkozy qui a toujours montré un profond mépris pour la culture et dont les incessantes inepties n’ont rien que de trop pénible. Par parenthèse, il est intéressant de constater son récent revirement en ce domaine, ce qui nous donne droit, désormais, à des démonstrations culturelles, servilement mentionnées par Le Figaro ou Le Point, qui toutes s’apparentent à des cuistreries de collégien (lecture intégrale des « classiques » de la collection lancée par l’inénarrable Jean d’Ormesson, entre autres).

Pour autant, fallait-il s’enthousiasmer de la sorte pour l’objet du dénigrement présidentiel ? Nous ne le pensons pas. La princesse de Clèves, souvent considéré comme le premier roman moderne de la littérature française, est incontestablement un livre riche et en bien des aspects passionnant – nous y reviendrons plus loin – mais il demeure critiquable, ce que le colossal engouement auquel il a donné lieu semble avoir fait oublier. Une récente lecture de ce « monument littéraire » pour lequel les superlatifs ne manquent plus nous inspire ce jugement. Il suffit en effet d’en lire la première partie pour se convaincre de son vieillissement : un tel déluge de noms de princes, ducs, rois, cousins, beaux-frères, maris, oncles, que sais-je encore, fait tourner la tête. À moins d’être un passionné, il est difficile de supporter très longtemps l’étalage de ce bottin mondain du XVIe siècle. L’intrigue en vient presque à être reléguée au second plan, ce qui nous la fait perdre de vue entre deux interminables présentations. Ajoutons que les changements de noms, innombrables eux aussi, viennent mettre un petit grain de folie dans cette joyeuse galerie de portraits. C’est bien beau si au bout des soixante premières pages le lecteur a compris que Melle de Chartres est devenue la Princesse de Clèves.
Heureusement, peu à peu, l’intrigue supplante le décor. L’épisode du vol du portrait par le duc de Nemours vient amorcer ce retour au roman. On se plaît à espérer. Et voilà que l’épisode de la lettre égarée, a priori susceptible d’entraîner le récit, se transforme en une calamiteuse affaire de quiproquos indigne du plus minable feuilleton, dans laquelle Madame de Lafayette juge opportun de faire intervenir au moins dix personnages pour nous en faciliter la compréhension. Il y en a presque trente pages…

Passé ce fâcheux épisode, La princesse de Clèves prend enfin son envol. Probablement est-ce la fameuse scène de l’aveu qui marque ce tournant. Jugée grotesque car impossible par Bussy-Rabutin, cette scène est pourtant saisissante ; elle fonde toute la suite de l’intrigue et fait l’originalité du roman. Ayant avoué à son mari les sentiments qu’elle éprouve pour le duc de Nemours, et en présence de ce dernier, caché, la princesse de Clèves entend ainsi s’interdire la moindre faiblesse. Elle compte naïvement sur la rigueur de son époux et l’éloignement pour se préserver de l’amour. Comme de juste, son calcul se révèle entièrement faux puisqu’elle rend fou de jalousie M. de Clèves tout en éconduisant vainement un amant qui se sait aimé. Il n’est pas nécessaire de beaucoup chercher pour constater que ce schéma a été reproduit maintes fois dans notre littérature et a accouché des plus grands romans : Frédéric Moreau, dans L’éducation sentimentale, poursuit Mme Arnoux qui se refuse constamment. Mme de Mortsauf, dans Le Lys dans la vallée, repousse Félix de Vandenesse. Enfin, pour citer Gide qui plaçait La princesse de Clèves parmi ses dix romans français préférés (Journal, 23 novembre 1946), Alissa résiste mystérieusement à Jérôme dans ce magnifique roman qu’est La porte étroite. Toutes ces femmes aiment et sont aimées en retour, mais la crainte du péché, l’honnêteté, la vertu, alors même que la morale ne s’y oppose pas dans la plupart des cas, font achopper les plus folles tentatives. C’est cette lutte entre les sentiments et les devoirs, ce dilemme qui déchire toutes ces héroïnes, que La princesse de Clèves met brillamment en scène. À ce titre, le livre de Madame de Lafayette constitue par son ancienneté un incontestable fondement.
Il n’est pas question dès lors de critiquer l’apport de ce roman à la littérature. Il reste encore et toujours passionnant, et ces quelques lignes n’ont pas la prétention d’en avoir exprimé toute la substance. Mais il n’en comporte pas moins bien des faiblesses : ces longues descriptions du début, ces maladresses qui éclipsent l’intrigue, l’écriture elle-même qui, quoique fort belle, n’est pas toujours aisée. Voilà trop de détails dérangeants que la défense de la Culture en danger ne doit pas permettre de balayer.
La princesse de Clèves, sans conteste, est un jalon littéraire ; d’autres l’ont suivi et dépassé.

Lucien JUDE

Images : couverture de l'édition folio de La princesse de Clèves (source ici), badge "Je lis la princesse de Clèves" distribué au salon du livre de Paris (source ici), portrait de Madame de Lafayette (source ici), représentation de la scène de l'aveu par Alphonse-Charles Masson en 1878 (source ici). 
Lire La Suite... RésuméBlogger