L’histoire retiendra qu’on n’a
jamais autant parlé du livre écrit par Madame de Lafayette en 1678 qu’à la fin des années 2000. Comme l’on
sait, ce surprenant regain de notoriété a eu son origine dans les déclarations
à l’emporte-pièce que notre président a cru bon de semer en diverses occasions.
Il est vrai que ses seules déclarations n’auraient pas suffi : un vent
d’indignation parti du « monde intellectuel » a répandu aux quatre
coins du pays des propos initialement plutôt anecdotiques. Brusquement, ce roman est devenu
l’étendard de la culture opprimée par le sarkozysme triomphant… Les tribunes à
la gloire de La princesse de Clèves se sont succédé à un rythme soutenu. Le ridicule
fut atteint lors du salon du livre de Paris, en 2009, où l’on distribua à la volée des badges
« Je lis la Princesse de Clèves » à des centaines de personnes qui
n’avaient probablement pas la moindre idée de ce livre mais se flattaient
d’arborer un si bel insigne d’insoumission. Et puis, la clownerie n’ayant pas
de limites, on alla jusqu’à faire d’émouvantes lectures sur le parvis du
Panthéon… Les mânes de Victor Hugo
et Emile Zola ont dû se sentir honorées. Nous vivons une époque courageuse.
Que faut-il penser de tout
ça ? Certes, nous ne prendrons pas la défense de M. Sarkozy qui a toujours montré un profond mépris pour la
culture et dont les incessantes inepties n’ont rien que de trop pénible. Par
parenthèse, il est intéressant de constater son récent revirement en ce
domaine, ce qui nous donne droit, désormais, à des démonstrations culturelles, servilement mentionnées par Le
Figaro ou Le
Point, qui toutes
s’apparentent à des cuistreries de collégien (lecture intégrale des
« classiques » de la collection lancée par l’inénarrable
Jean d’Ormesson, entre autres).
Pour autant, fallait-il
s’enthousiasmer de la sorte pour l’objet du dénigrement présidentiel ?
Nous ne le pensons pas. La princesse de Clèves, souvent considéré comme le premier roman moderne de la littérature française, est incontestablement un livre riche et en bien des aspects
passionnant – nous y reviendrons plus loin – mais il demeure critiquable, ce
que le colossal engouement auquel il a donné lieu semble avoir fait oublier.
Une récente lecture de ce « monument littéraire » pour lequel les
superlatifs ne manquent plus nous inspire ce jugement. Il suffit en effet d’en
lire la première partie pour se convaincre de son vieillissement : un tel
déluge de noms de princes, ducs, rois, cousins, beaux-frères, maris, oncles,
que sais-je encore, fait tourner la tête. À moins d’être un passionné, il est
difficile de supporter très longtemps l’étalage de ce bottin mondain du XVIe
siècle. L’intrigue en vient presque à être reléguée au second plan, ce qui nous
la fait perdre de vue entre deux interminables présentations. Ajoutons que les
changements de noms, innombrables eux aussi, viennent mettre un petit grain de folie dans
cette joyeuse galerie de portraits. C’est bien beau si au bout des soixante
premières pages le lecteur a compris que Melle de Chartres est
devenue la Princesse de Clèves.
Heureusement, peu à peu,
l’intrigue supplante le décor. L’épisode du vol du portrait par le duc de
Nemours vient amorcer ce retour au roman.
On se plaît à espérer. Et voilà que l’épisode de la lettre égarée, a priori
susceptible d’entraîner le récit, se transforme en une calamiteuse affaire de
quiproquos indigne du plus minable feuilleton, dans laquelle Madame de
Lafayette juge opportun de faire intervenir au moins dix personnages pour nous
en faciliter la compréhension. Il y en a presque trente pages…
Passé ce fâcheux épisode, La
princesse de Clèves prend enfin son envol.
Probablement est-ce la fameuse scène de l’aveu qui marque ce tournant. Jugée
grotesque car impossible par Bussy-Rabutin, cette scène est
pourtant saisissante ; elle fonde toute la suite de l’intrigue et fait
l’originalité du roman. Ayant avoué à son mari les sentiments qu’elle éprouve
pour le duc de Nemours, et en présence de ce dernier, caché, la princesse de
Clèves entend ainsi s’interdire la moindre faiblesse. Elle compte naïvement sur
la rigueur de son époux et l’éloignement pour se préserver de l’amour. Comme de
juste, son calcul se révèle entièrement faux puisqu’elle rend fou de jalousie M.
de Clèves tout en éconduisant vainement un
amant qui se sait aimé. Il n’est pas nécessaire de beaucoup chercher pour
constater que ce schéma a été reproduit maintes fois dans notre littérature et
a accouché des plus grands romans : Frédéric Moreau, dans L’éducation sentimentale, poursuit Mme Arnoux qui se refuse constamment. Mme de
Mortsauf, dans Le Lys dans la
vallée, repousse Félix de Vandenesse. Enfin, pour citer Gide qui plaçait La princesse de Clèves
parmi ses dix romans français préférés (Journal, 23 novembre 1946), Alissa résiste mystérieusement à Jérôme dans ce magnifique roman qu’est La
porte étroite. Toutes
ces femmes aiment et sont aimées en retour, mais la crainte du péché,
l’honnêteté, la vertu, alors même que la morale ne s’y oppose pas dans la
plupart des cas, font achopper les plus folles tentatives. C’est cette
lutte entre les sentiments et les devoirs, ce dilemme qui déchire toutes ces
héroïnes, que La princesse de Clèves met
brillamment en scène. À ce titre, le livre de Madame de Lafayette constitue par
son ancienneté un incontestable fondement.
Il n’est pas question dès lors de
critiquer l’apport de ce roman à la littérature. Il reste encore et toujours
passionnant, et ces quelques lignes n’ont pas la prétention d’en avoir exprimé
toute la substance. Mais il n’en comporte pas moins bien des faiblesses :
ces longues descriptions du début, ces maladresses qui éclipsent l’intrigue,
l’écriture elle-même qui, quoique fort belle, n’est pas toujours aisée. Voilà
trop de détails dérangeants que la défense de la Culture en danger ne doit pas
permettre de balayer.
La princesse de Clèves, sans conteste, est un jalon littéraire ; d’autres
l’ont suivi et dépassé.
Lucien JUDE
Images : couverture de l'édition folio de La princesse de Clèves (source ici), badge "Je lis la princesse de Clèves" distribué au salon du livre de Paris (source ici), portrait de Madame de Lafayette (source ici), représentation de la scène de l'aveu par Alphonse-Charles Masson en 1878 (source ici).
"Servilement mentionnées par Le Figaro ou Le Point"?
RépondreSupprimerEh bien, on s'emballe.
Moi j'aime bien, Le Point...
En même temps "étalage du bottin mondain", "changement de nom" : vous déconseillez aussi la lecture de Proust ?
RépondreSupprimerParce que dans le genre on en a une bonne couche dans la recherche...
@ Naturalibus
RépondreSupprimerC'est votre droit. Mais bon, très franchement, Le Point... Je leur reconnais néanmoins une grande connaissance des franc-maçons. Et des cathares.
@ Anonymous 10:16
Ce bottin mondain s'étale sur 180 pages, là où Proust fait 7 volumes. Différence de taille. Donc je ne déconseille pas Proust, pas plus que Lafayette d'ailleurs...
@Lucien Jude: et du classement des hôpitaux...
RépondreSupprimerJe vous accorde que ces dossiers thématiques récurrents sont lassants, mais on y trouve de tout.
En tout cas, je n'ai pas l'imopression que ce soit une revue servile à l'égard de Sarkozy.
Vers quel hebdomadaire d'informations me conseillez-vous de me reporter?
Vers quel hebdomadaire d'informations me conseillez-vous de me reporter?
RépondreSupprimerJe vous conseillerais Valeurs actuelles.
Si j'avais su que cette pique contre "Le Figaro" et "Le Point" provoquerait un tel débat, je me serais sans doute abstenu...!
RépondreSupprimerEn tout cas je n'ai rien à vous conseiller en la matière. Le meilleur hebdomadaire politique reste bien sûr "Le Canard enchaîné", mais je ne sais pas si la réponse vous conviendra...
"Le meilleur hebdomadaire politique reste bien sûr "Le Canard enchaîné""... On vous a connu plus objectif.
RépondreSupprimer@BBC : des propositions à faire pour le titre de meilleur hebdo politique ?
RépondreSupprimer@ BBC
RépondreSupprimerBah ! Je parle pour moi, cela va de soi. Libre à chacun de lui préférer Le Point ou un autre journal… Je ne cherche nullement à faire ici du prosélytisme.
Euh... désolé d'avoir contribué à détourner le sujet pourtant intéressant de La Princesse de Clèves!
RépondreSupprimerAllons messieurs, à l'essentiel maintenant!
Quid de cette œuvre?
Vous excuserez le ton un peu (beaucoup) décousu de ce commentaire, mais c'est qu'il y a beaucoup de choses à dire et que par conséquent j'ai pris des notes un peu au hasard en y réfléchissant.
RépondreSupprimerD'abord, je voudrais souligner et applaudir le courage de M. Jude qui ose défendre une thèse pourtant très mal vue depuis les saillies d'un certain Monsieur S. il y a quelques temps. Ainsi, si le ton m'a paru un peu vif, c'est malgré tout avec un grand intérêt que je me suis penché sur cet article.
Ensuite, si je suis d'accord pour dire que La Princesse de Clèves (PdC) a un certain nombre de défauts, je ne peux souscrire au reproche qui lui est fait d'être mal écrit. Ainsi, concernant la 1ère partie où les noms s'enchaînent et font tourner la tête. On s'y perd en effet, mais je ne crois pas qu'il faille y voir là un défaut. Au contraire, le lecteur se retrouve précisément dans cette atmosphère trop parfaite, trop brillante pour être honnête, que tente de décrire Mme de La Fayette et qui est celle de la cour. Dans un monde où le nom est tout, dans un monde d'apparence, aussi bien aveugle (ou se prétendant tel) qu'aveuglant, nous sommes à notre tour aveuglé par ce déferlement de noms, de qualités etc.
Le principal défaut que l'on peut faire à PdC a déjà été formulé au XVIIe siècle, c'est le manque de vraisemblance. Qu'on pense par exemple à Nemours, toujours présent au bon moment au bon endroit, ou qui peut passer une nuit entière à l'extérieur sans s'enrhumer. Mais peut-être est-ce là le début du roman tel que nous le décrivons aujourd'hui ? Soulignons en outre la difficulté de l'entreprise de Mme de La Fayette : le roman n'a pas alors les lettres de noblesse qui sont les siennes au XIXe siècle. Écrire est alors très mal vu, et c'est d'autant plus vrai qu'il s'agit là d'un roman, c'est-à-dire d'un genre mineur, pire même : indigne. D'ailleurs, Mme de LF s'en défend en appelant son oeuvre une "nouvelle"...
Je vous accorde cependant ceci, que PdC n'est pas de ces romans qui se lisent uniquement pour le plaisir (à part, peut-être, pour de fins connaisseurs du XVIIe siècle ou de nostalgiques amoureux de ce siècle). Il prend, au contraire de beaucoup d'autres (et même de la plupart), tout son charme dans une étude attentive et éclairante. C'est une oeuvre qui se relit plutôt qu'elle ne se lit. On découvre ainsi, guidé par un connaisseur et par de nombreuses relectures certains traits d'humour passés inaperçus dans un premier temps, peut-être même "sautés" par ennui. Je ne citerai pour exemple que la série de disgrâces qui suit la mort d'Henri II et qui est presque tordante si l'on s'y penche suffisamment attentivement. Que l'on ne se méprenne pas ! Je n'accuse pas ici l'auteur de cet article d'ignorance ! Seulement, je souligne le fait que ce roman est de type particulier, hybride (ainsi que cela était déjà perçu au XVIIe siècle) et qui pour cela-même nécessite un éclairage particulier.
J'avais sans doute encore beaucoup de remarques à faire, et il reste encore de façon certaine beaucoup de choses à dire, mais ce commentaire étant déjà fort long, et ne me souvenant plus de ce que je voudrais ajouter,
je vous adresse toutes mes amitiés
et vous souhaite une bonne continuation.
Le très intéressant commentaire de Fan-des-Septembriseurs (quel beau pseudo !) me permet de revenir au sujet principal pour apporter quelques utiles précisions.
RépondreSupprimerEn effet, la forme de cet article a pu surprendre certains lecteurs. S'attaquant d'abord au phénomène de défense de "La Princesse de Clèves", critiquant rapidement certains des aspects du livre pour finir par lui reconnaître sa qualité essentielle, je conçois que cela a pu / dû paraître étrange.
Il me faut d'abord préciser que j'avais en tête d'écrire sur le traumatisme qu'un tel livre peut aisément causer à un adolescent qui le lirait. Je croyais en effet que la détestation de notre estimable président avait son origine dans une première lecture imposée à l'école. Mes recherches m'ont démontré qu'il n'en était rien. Dès lors, les défauts que j'ai pu remarquer peuvent paraître bien scolaires… Tourbillon de noms, grosses ficelles de l'intrigue, etc. Il n'en reste pas moins qu'ils me font penser que ce livre a considérablement vieilli. Même pour un lecteur averti, il vous tombe des mains (je fais cependant une vraie différence entre les deux premières et les deux dernières parties, le roman étant nettement meilleur sur sa fin)…
Pour autant, "La Princesse de Clèves" a une place toute particulière dans l'histoire de notre littérature, ce que je n'ai déjà pas manqué d'écrire. Les autres originalités soulignées par Fan-des-Septembriseurs sont bien entendu très intéressantes. Mais il n'a jamais été question de nier tout cela ! Disons simplement que si l'on approche ce livre comme celui qui a été constamment et aveuglément porté aux nues par l'enthousiasme antisarkozyste, on peut être bien déçu. "La Princesse de Clèves" est un beau roman, mais, vu parmi d'autres romans (abstraction faite, donc, de son originalité et de tout éclairage) ce n'est pas le sommet qu'on a voulu nous ressusciter.
Enfin, je n'ai jamais dit que "La Princesse de Clèves" était un livre mal écrit ! J'ai dit : "l’écriture elle-même, quoique fort belle, n’est pas toujours aisée".
Cette remarque s'inscrivait toujours dans l'idée qu'un tel livre est à mon avis inabordable pour un collégien. Les négations systématiquement inversées notamment ne facilitent pas la lecture. Et de belles phrases se transforment vite en casse-tête :
"Tout ce que je puis vous apprendre, Madame, c'est que j'ai souhaité ardemment que vous n'eussiez pas avoué à Monsieur de Clèves ce que vous me cachiez et que vous lui eussiez caché ce que vous m'eussiez laissé voir".
Mais le style n'en est pas moins superbe et je regrette d'avoir pu laisser croire que je le blâmais…
Bref, j'espère avoir un peu "justifié" la manière dont se présente cet article et vous remercie encore pour ces éclairages érudits qui m'ont convaincu de porter le seul badge qui apparemment vaille : "Je relis La Princesse de Clèves" !