mercredi 27 juillet 2011

Le témoignage historique de Julien Gracq


Événement littéraire de la première partie de l’année 2011, les Manuscrits de guerre de Louis Poirier, alias Julien Gracq, se composent de « Souvenirs de guerre » rassemblés par l’auteur vers 1941 et d’un « Récit » directement inspiré de ceux-ci qu’il rédigea peu après. En proposant ces deux textes inédits dans un même volume, les éditions José Corti invitent le lecteur à une approche essentiellement littéraire. On découvre en effet comment Gracq transpose ses souvenirs à travers le récit, passant du « je » à la figure du « lieutenant G. » et abandonnant un texte très factuel pour une écriture plus proche de son style.
Certains ont dit que le récit n’avait rien de très intéressant, maladroite tentative de transposition sans lendemain. Ce fut peut-être l’avis de l’auteur qui en tout cas ne jugea pas nécessaire de poursuivre cette ébauche et finit par « raconter » la drôle de guerre et la défaite à travers un roman tout différent dans les faits mais remarquable dans son œuvre, Un balcon en forêt. Au contraire, le récit a été considéré par d’autres comme un vrai texte gracquien, sous entendu autre chose que ces souvenirs télégraphiques qui feraient presque rougir ses plus fervents admirateurs. Quoi qu’il en soit, c’est d’abord sous un angle littéraire que la critique a reçu ce livre, ce qui du reste se justifiait pleinement. Aussi bien, sans trop revenir sur ce point déjà abondamment discuté, nous évoquerons ces Manuscrits de guerre sous un autre aspect, malheureusement trop négligé et pourtant capital à nos yeux, l’aspect historique.

En France, L’Étrange défaite de l’historien Marc Bloch (écrit dès 1940 et publié à la Libération) résume pour toujours la débâcle. Ce livre incontournable fait pourtant de l’ombre à bien d’autres et par exemple à un court récit de l’écrivain Léon Werth, célèbre dédicataire du Petit Prince de Saint-Exupéry, qui sous le titre 33 jours raconta l’extraordinaire périple entrepris par lui et son épouse, simples civils, pour quitter Paris et rejoindre un lieu sûr à la campagne. On peut dire que les Manuscrits de guerre de Julien Gracq offrent un pendant à 33 jours en contant cette fois-ci la piteuse retraite de militaires face à l’avancée allemande. Commencés le 10 mai 1940, jour du début de l’offensive, les souvenirs du lieutenant Louis Poirier s’achèvent par sa capture le 2 juin à Dunkerque. Entre temps, on assiste au quotidien de la section qu’il dirige (composée d’une vingtaine de soldats bretons), et l’égrenage méticuleux de ces journées livre un témoignage accablant sur l’état de l’armée française en 1940.

Ce qui immédiatement atterre, c’est l’indiscipline qui règne parmi les rangs. Dès qu’une occasion le permet, les soldats filent se ravitailler en bouteilles et ne tardent pas à être fin saouls : « les hommes, encore ivres et déjà très affamés, sont impossibles à tenir » dit Gracq. De même, les ordres contradictoires voire inexistants que doit suivre le lieutenant Poirier tiennent au moins de la farce. Équipée de cartes belges qui laissent en blanc le pays hollandais, la section se promène aux Pays-Bas sans la moindre indication géographique. Elle finit par redescendre vers la Belgique, poursuivie par un ennemi invisible dont l’immense supériorité est partout annoncée : « Vous ne pouvez rien faire, ils sont trop fortsdisent les civils, impartialement ».
À lire cette lamentable odyssée, on comprend un peu mieux comment les armées alliées ont pu se disloquer si rapidement. Les soldats vont en marchant comme au temps des conquêtes napoléoniennes et aucune unité motorisée ne les suit. D’après l’auteur, il y a bien quelques avions, mais pour quelle réussite ? Futur ami de Julien Gracq, le capitaine Ernst Jünger écrivait d’ailleurs au même moment dans son journal (Jardins et routes) : « Ce qui me semble surtout inquiétant pour notre adversaire, c’est que nous n’apercevons pas le moindre avion français ». Les chars allemands, quant à eux, sont omniprésents, tandis que les braves soldats français se baladent équipés de leurs seuls F.M., à l’aveuglette, avec le sentiment permanent d’être « tournés ». C’était bien ce qu’il advenait au même moment, le front ayant été rompu dès le 13 mai par les unités de panzers et l’immense coup de faucille imaginé par le général von Manstein étant en train de ramener dans la nasse les armées franco-anglaises cernées de toutes parts. Dunkerque allait être la destination finale de ces troupes prises au piège comprenant la malheureuse section du lieutenant Poirier.

Durant ces trois semaines de vagabondage, c’est à peine si quelques coups de feu sont échangés. Il y a pourtant des morts, aussi inattendus que négligeables (« ça ne me fait rien. Rien »), mais en somme cette équipée se résume à une fuite éperdue devant les « Boches » invincibles. Dans Dunkerque bombardé, le défaitisme est partout, y compris et d’abord chez les officiers qui ne font rien pour empêcher la débandade. Faute de résister, ils ne pensent plus qu’à « singer jusqu’au détail 1870 et 1914 ». Alors on brûle le drapeau, premier geste de la « défense héroïque », en attendant tranquillement d’être fait prisonnier.
La section du lieutenant Poirier n’est pas la plus chanceuse puisqu’elle a encore une mission à accomplir au milieu de cette pagaïe : ordre lui est donné d’aller tirer ses dernières cartouches pour ralentir les troupes allemandes qui commencent à entrer dans la ville. Pendant que des milliers de soldats descendent en hâte vers la mer pour s’embarquer vers l'Angleterre s’ils le peuvent, la poignée d’hommes remonte le cortège des fuyards sous les invectives (« Vous n’allez pas vous faire tuer, quand même ! », « Il est pas complètement dingue, çui-là ! »). Installés dans des maisons abandonnées, Louis Poirier et ses soldats passent là quelques journées à attendre puis à tirer sur les Allemands sans que ceux-ci daignent seulement répondre à leur fusillade. Tout finit donc comme c’était annoncé : ils sont faits prisonniers.

Concentré sur deux journées déjà racontées dans les « Souvenirs de guerre », le récit permet de développer deux événements importants survenus les 24 et 25 mai et déjà longuement racontés dans les souvenirs : l’aventure nocturne de la section cherchant à rejoindre ses lignes et l’attaque du side-car au petit matin. Par ce biais, Julien Gracq détaille l’état d’esprit des soldats au gré des ivresses et des fatigues, en même temps qu’il dépeint la colère puis l’anxiété qui saisissent tout à tour le lieutenant G., seul responsable de ces vingt soudards apeurés, perdus au milieu de lignes dont on ne sait si elles sont encore françaises ou déjà allemandes.
La transposition à la « fiction » ne touchant jamais les faits qui sont scrupuleusement restitués, le récit conserve toute sa valeur historique. Comme dans les « Souvenirs » où l’écriture est traversée d’images, le travail de l’écrivain n’altère ici en rien la cruelle sincérité du témoin. C’est en cela que les Manuscrits de guerre montrent leur richesse. Œuvre littéraire à plus d’un titre, ils renferment avec eux tout un pan historique, la description vraie de ce que fut la débâcle.

Lucien JUDE


Images : couverture de Manuscrits de guerre chez Corti (source ici), couverture de 33 jours de Léon Werth (source ici), couverture de L'Étrange défaite de Marc Bloch (source ici), couverture de Jardins et routes d'Ernst Jünger (source ici), Dunkerque en ruines en 1940 (source ici), Julien Gracq en 1951 (source ici).
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