Événement littéraire de la
première partie de l’année 2011, les Manuscrits de guerre de Louis Poirier, alias Julien Gracq, se composent de « Souvenirs de guerre »
rassemblés par l’auteur vers 1941 et d’un « Récit » directement
inspiré de ceux-ci qu’il rédigea peu après. En proposant ces deux textes
inédits dans un même volume, les éditions José Corti invitent le lecteur à une approche essentiellement
littéraire. On découvre en effet comment Gracq transpose ses souvenirs à
travers le récit, passant du « je » à la figure du « lieutenant
G. » et abandonnant un texte très factuel pour une écriture plus proche de
son style.
Certains ont dit que le récit
n’avait rien de très intéressant, maladroite tentative de transposition sans
lendemain. Ce fut peut-être l’avis de l’auteur qui en tout cas ne jugea pas
nécessaire de poursuivre cette ébauche et finit par « raconter » la
drôle de guerre et la défaite à travers un roman tout différent dans les faits
mais remarquable dans son œuvre, Un balcon en forêt. Au contraire, le récit a été
considéré par d’autres comme un vrai texte gracquien, sous entendu autre chose
que ces souvenirs télégraphiques qui feraient presque rougir ses plus fervents
admirateurs. Quoi qu’il en soit, c’est d’abord sous un angle littéraire que la
critique a reçu ce livre, ce qui du reste se justifiait pleinement. Aussi bien,
sans trop revenir sur ce point déjà abondamment discuté, nous évoquerons ces Manuscrits
de guerre sous un autre aspect,
malheureusement trop négligé et pourtant capital à nos yeux, l’aspect
historique.
En France, L’Étrange
défaite de
l’historien Marc Bloch (écrit
dès 1940 et publié à la Libération) résume pour toujours la débâcle. Ce livre
incontournable fait pourtant de l’ombre à bien d’autres et par exemple à un
court récit de l’écrivain Léon Werth, célèbre dédicataire du Petit Prince de Saint-Exupéry, qui sous le titre 33 jours raconta l’extraordinaire périple
entrepris par lui et son épouse, simples civils, pour quitter Paris et rejoindre
un lieu sûr à la campagne. On peut dire que les Manuscrits de guerre de Julien Gracq offrent un pendant à 33
jours en contant cette fois-ci la piteuse
retraite de militaires face à l’avancée allemande. Commencés le 10 mai 1940,
jour du début de l’offensive, les souvenirs du lieutenant Louis Poirier
s’achèvent par sa capture le 2 juin à Dunkerque. Entre temps, on assiste au quotidien de la section qu’il dirige
(composée d’une vingtaine de soldats bretons), et l’égrenage méticuleux de ces journées livre un témoignage accablant sur l’état de l’armée française en 1940.
Ce qui immédiatement atterre,
c’est l’indiscipline qui règne parmi les rangs. Dès qu’une occasion le permet,
les soldats filent se ravitailler en bouteilles et ne tardent pas à être fin
saouls : « les hommes, encore ivres et déjà très affamés, sont
impossibles à tenir » dit Gracq. De
même, les ordres contradictoires voire inexistants que doit suivre le lieutenant
Poirier tiennent au moins de la farce. Équipée de cartes belges qui laissent en
blanc le pays hollandais, la section se promène aux Pays-Bas sans
la moindre indication géographique. Elle finit par redescendre vers la Belgique, poursuivie par un ennemi invisible dont l’immense
supériorité est partout annoncée : « “Vous ne pouvez rien faire, ils
sont trop forts” disent
les civils, impartialement ».
À lire cette lamentable odyssée,
on comprend un peu mieux comment les armées alliées ont pu se disloquer si
rapidement. Les soldats vont en marchant comme au temps des conquêtes
napoléoniennes et aucune unité motorisée ne les suit. D’après l’auteur, il y a bien
quelques avions, mais pour quelle réussite ? Futur ami de Julien Gracq, le
capitaine Ernst Jünger écrivait
d’ailleurs au même moment dans son journal (Jardins et routes) : « Ce qui me
semble surtout inquiétant pour notre adversaire, c’est que nous n’apercevons
pas le moindre avion français ». Les
chars allemands, quant à eux, sont omniprésents, tandis que les braves soldats
français se baladent équipés de leurs seuls F.M., à l’aveuglette, avec le
sentiment permanent d’être « tournés ». C’était bien ce qu’il advenait au même moment, le
front ayant été rompu dès le 13 mai par les unités de panzers et l’immense coup
de faucille imaginé par le général von Manstein étant en train de
ramener dans la nasse les armées franco-anglaises cernées de toutes parts.
Dunkerque allait être la destination finale de ces troupes prises au piège
comprenant la malheureuse section du lieutenant Poirier.
Durant ces trois semaines de
vagabondage, c’est à peine si quelques coups de feu sont échangés. Il y a
pourtant des morts, aussi inattendus que négligeables (« ça ne me fait
rien. Rien »), mais en somme cette
équipée se résume à une fuite éperdue devant les « Boches »
invincibles. Dans Dunkerque bombardé, le défaitisme est partout, y compris et
d’abord chez les officiers qui ne font rien pour empêcher la débandade. Faute de résister, ils ne pensent plus
qu’à « singer jusqu’au détail 1870 et 1914 ». Alors on brûle le drapeau, premier geste de la
« défense héroïque »,
en attendant tranquillement d’être fait prisonnier.
La section du lieutenant Poirier
n’est pas la plus chanceuse puisqu’elle a encore une mission à accomplir au
milieu de cette pagaïe : ordre lui est donné d’aller tirer ses dernières
cartouches pour ralentir les troupes allemandes qui commencent à entrer dans la
ville. Pendant que des milliers de soldats descendent en hâte vers la mer pour
s’embarquer vers l'Angleterre s’ils le peuvent, la poignée d’hommes remonte le cortège des
fuyards sous les invectives (« Vous n’allez pas vous faire tuer, quand
même ! », « Il est
pas complètement dingue, çui-là ! »).
Installés dans des maisons abandonnées, Louis Poirier et ses soldats passent là
quelques journées à attendre puis à tirer sur les Allemands sans que ceux-ci
daignent seulement répondre à leur fusillade. Tout finit donc comme c’était
annoncé : ils sont faits prisonniers.
Concentré sur deux journées déjà
racontées dans les « Souvenirs de guerre », le récit permet de
développer deux événements importants survenus les 24 et 25 mai et déjà longuement
racontés dans les souvenirs : l’aventure nocturne de la section cherchant à
rejoindre ses lignes et l’attaque du side-car au petit matin. Par ce biais,
Julien Gracq détaille l’état d’esprit des soldats au gré
des ivresses et des fatigues, en même temps qu’il dépeint la colère puis
l’anxiété qui saisissent tout à tour le lieutenant G., seul responsable de ces
vingt soudards apeurés, perdus au milieu de lignes dont on ne sait si elles
sont encore françaises ou déjà allemandes.
La transposition à la
« fiction » ne touchant jamais les faits qui sont scrupuleusement
restitués, le récit conserve toute sa valeur historique. Comme dans les
« Souvenirs » où l’écriture est traversée d’images, le travail de
l’écrivain n’altère ici en rien la cruelle sincérité du témoin. C’est en cela
que les Manuscrits de guerre montrent
leur richesse. Œuvre littéraire à plus d’un titre, ils renferment avec eux tout
un pan historique, la description vraie de ce que fut la débâcle.
Lucien JUDE
Images : couverture de Manuscrits de guerre chez Corti (source ici), couverture de 33 jours de Léon Werth (source ici), couverture de L'Étrange défaite de Marc Bloch (source ici), couverture de Jardins et routes d'Ernst Jünger (source ici), Dunkerque en ruines en 1940 (source ici), Julien Gracq en 1951 (source ici).
A propos des "Manuscrits de guerre": c'est vrai qu'en soi le récit présente un intérêt mineur, mais il serait très dommage de le lire de manière autonome. Les éditions Corti ont eu l'intelligence de le coupler à ses Souvenirs ; c'est de cette juxtaposition que les deux textes puisent leur richesse. Le regard se porte moins sur le texte stricto sensu que sur l'alchimie entre les souvenirs de l'auteur et leur transposition en récit.
RépondreSupprimerJ'ai aimé cette lecture, même si d'autres ouvrages comme "Un balcon en fôret" ou "Le rivage des Syrtes" sont évidemment de meilleure facture.
Merci pour cet article Lucien Jude, qui une fois de plus trouve les mots justes.
En lisant Junger j'ai d'abord été surpris par l'aspect presque uniquement factuel des événements décrits que ce soit dans les journaux ou dans « orage d'acier ».
RépondreSupprimerLes récits de guerre en général ne font pas beaucoup de place à l'émotion disons au pathos (je pense aussi à « une femme à Berlin). Certes, Junger décrit des émotions, mais sans les mettre en scène, plutôt comme l'entomologiste (qu'il est) pourrait décrire un insecte ou une plante souvent de manière neutre et distanciée. Qu’en est il pour Gracq ?
@ Vernet
RépondreSupprimerIl en va de même avec les "Souvenirs" de Gracq, très factuels, à ceci près qu'ayant été rédigés un an après, l'auteur se permet de les enrichir de comparaisons ou images qu'il aurait difficilement pu développer en écrivant son journal de bord. Ses sentiments sont aussi bien décrits, même si le "Récit" est sur ce point plus détaillé et montre là tout son intérêt.