En Australie, la littérature eut une naissance difficile. Sur ce
continent découvert à la fin du XVIIIe siècle, l’administration anglaise ne se
préoccupa d’abord que de bâtir des colonies pénitentiaires avant que le « golden
rush » de 1851 n’en fasse une
importante terre d’immigration. Lointaine, immense, désertique, ce n’était a
priori pas la contrée la plus hospitalière pour un écrivain désireux de
populariser son œuvre. Si son exotisme en faisait bien un idéal lieu d’aventure
pour les auteurs européens (Les Enfants du capitaine Grant de Jules Verne par exemple), ses natifs ou ses immigrés se
souciaient avant tout d’y faire fortune en partant à la conquête des infinis
territoires qu’elle recélait. À la fin du XIXe siècle, l’émergence des deux
grandes villes, Melbourne et Sydney, favorisa le développement de foyers culturels. Les
premiers mouvements littéraires y apparurent bientôt, notamment sous
l’impulsion d’une revue, The Bulletin, qui contribua par ailleurs à
forger le nationalisme australien en exaltant le « bush », ces terres sauvages de l’intérieur où les colons
partaient s’aventurer.
À cette même époque, un jeune
Français d’origine rémoise, Paul Wenz
(1869-1939), débarquait en Australie pour les besoins du commerce familial.
Enchanté par le pays, bientôt marié à une fille de squatter*, il
décida finalement de s’y installer à l’âge de 28 ans. Au cœur de la Nouvelle
Galles du Sud, à Forbes, il bâtit sa propriété, vivant de l’élevage de
moutons et du développement local de l’entreprise familiale de lainage. Deux
ans plus tard, en 1900, ses premières nouvelles paraissaient dans L’Illustration, ayant principalement pour thème
et lieu l’Australie.
Qui est Paul Wenz ? Né au
sein d’une riche famille protestante de Reims, grand ami de Joseph Krug
(héritier de la célèbre marque de champagne), il fut envoyé par ses parents à Paris afin d’effectuer sa scolarité à l’École
alsacienne. C’est là qu’il eut pour
camarades André Gide et Pierre
Louÿs, ce premier évoquant d’ailleurs furtivement
la figure du « grand Wenz » dans ses mémoires (Si le
grain ne meurt, p.
81). Élève assez médiocre, Paul Wenz rêvait déjà de partir et ne brillait
apparemment qu’en composition. Dès 18 ans, il entreprit ses premiers voyages
vers l’Amérique et l’Afrique avant de faire de l’Australie sa terre d’adoption.
Bien qu’à la tête d’une propriété, son éducation devait finir par le porter
vers l’écriture et, les circonstances l’ayant placé sur des terres largement
inconnues du public français, il eut la bonne idée d’exploiter cette
opportunité. Son premier recueil ne cache d’ailleurs pas l’orientation décidée
puisqu’il s’intitule À l’autre bout du monde (1905, publié sous le pseudonyme
de Paul Warrengo).
Peu après ce coup d’essai, Paul
Wenz publia son premier livre en anglais, Diary of a New Chum (Melbourne, 1908), sorte de
bréviaire pour ce qu’on appelait les « new chums », ces gens nés hors
de l’Australie qui venaient s’y installer pour travailler dans les stations et
grandes propriétés. Lui-même « new chum », Wenz y décrit en quelques
courtes scènes les péripéties habituelles rencontrées par cette catégorie
d’immigrés. Dans ce récit sans grand relief, une intrigue des plus fantomatiques
est reléguée derrière les descriptions du quotidien du « new chum ».
Du fait de son caractère pointu, l’ouvrage eut une publication plutôt
confidentielle et exclusivement locale.
La carrière de Paul Wenz prit un
important tournant au cours des premières années du XXe siècle. Ayant rencontré
Jack London de passage à Sydney, il se lia
d’amitié avec celui-ci et entreprit la traduction de son livre Love
of Life. En 1909, au
cours d’un voyage en France, il reprit contact avec son ancien camarade André
Gide qui venait tout juste de lancer la Nouvelle Revue Française et commençait à se faire
connaître. Wenz qui achevait la rédaction d’un nouveau recueil de « contes
australiens », Sous la Croix du Sud (Plon, 1910), en profita pour lui en
soumettre les épreuves avec l’espoir que l’entregent de son illustre ami puisse
lui donner une plus large visibilité en France. De fait, Gide fut enthousiasmé
par Le Charretier,
nouvelle qu’il fit aussitôt publier dans la Nouvelle Revue Française. Sans être à notre avis extraordinaire, il est vrai
que cette nouvelle et quelques autres du recueil montrent de belles qualités,
promenant le lecteur à travers l’Australie du bush et jusqu’à l’île d'Upolu où repose Stevenson.
Comme le premier recueil publié
en 1905, ce second livre en français eut un certain succès et fut réédité dès
l’année suivante. Encouragé par ce bon début, Paul Wenz entreprit alors
l’écriture d’une œuvre plus ambitieuse, confiant à Gide dans une lettre du 16
novembre 1912 qu’il s’agirait peut-être d’un roman, même s’il craignait
que son français « ne sente terriblement l’eucalyptus ou la menthe ». Ce fut bien un roman, L’Homme du
soleil couchant,
mais la Première Guerre Mondiale
en repoussa la parution à 1923. Resté en France durant toute la durée du
conflit, Paul Wenz collabora à la Croix Rouge avant d’être envoyé à Londres comme officier de liaison. C’est là que sa relation
avec Gide atteint probablement son apogée puisque ce dernier, précisément en
train de découvrir la langue anglaise, était curieux de tout ce qui avait trait
à la vie littéraire locale et multipliait les contacts sur place (on sait qu’il
fit un voyage en Angleterre en 1918 avec Marc Allégret). Par l’entremise de Gide, Wenz rencontra ainsi Joseph
Conrad, Arnold Bennett et John Galsworthy.
Dès 1919, ce fut le retour en
Australie, tandis qu’en France paraissaient Au pays de leurs pères, écrit durant la guerre, et, peu
après, L’Homme du soleil couchant.
Ce dernier livre, adoptant une trame semblable à celle de Diary of a
New Chum, montre un jeune Anglais que
l’amour a poussé à la poursuite d’une femme en Australie. Là, désespérant de la
conquérir, il entame une improbable carrière de « new chum »,
alternant les petits « jobs » avant de se lancer à la recherche de
l’or. À parler franchement, c’est un roman plutôt médiocre et languissant qui
n’a pour seule valeur que l’atmosphère qu’il parvient à rendre. En effet, comme
dans ses nouvelles, Wenz exploite les particularismes et mœurs de l’Australie
avec un certain talent : solitude des espaces, menaces de la nature (feux,
serpents, sécheresse…) et folies humaines en sont les composantes. La fièvre de
l’or, par exemple, est fort bien restituée :
« Le reste de la soirée se passa à raconter des histoires de découvertes d’or : chacun avait la sienne à dire. On cita les hasards étranges qui montrèrent de l’or dans un trou de lapin ; dans les incisives d’un mouton qui avait brouté là où plus tard il y eut un champ d’or. On rappela l’or qu’on avait trouvé dans une rue de Ballarat, dans une brique d’une maison de Bendigo. Chacun s’en fut coucher, la tête tournée par tous ces récits de fortunes faites en se baissant. »
Isolé à l’autre bout du monde,
Wenz ne tarda pas à perdre contact avec son puissant allié de la NRF. Il faut dire que de son côté, André Gide ne se
faisait plus beaucoup d’illusions sur les qualités littéraires de son ami qui
continuait inlassablement à lui envoyer ses manuscrits. Sans jamais rompre avec
lui, Gide exprima ses doutes et tenta de le conseiller avant d’espacer plus
longuement ses réponses. D’après Michaël Tilby, auteur d’un
article assez cruel dans Le Bulletin des Amis d’André Gide (n°129, janvier 2001), il ne savait
comment se débarrasser de cet encombrant ami dont Rivière et Gallimard avaient condamné les œuvres sans appel. Abandonné par eux, Wenz fut
dès lors moins productif pendant plusieurs années, avant de publier en 1929 Le
Jardin des Coraux et
surtout L’Écharde en
1931. S’il y a bien un roman de Wenz à lire, c’est peut-être celui-ci, son
dernier : pour une fois, l’intrigue est bien construite, l’écriture est
agréable et le charme des descriptions du bush australien toujours là.
Racontant l’arrivée d’une « house-keeper » belle et ambitieuse au
sein d’une ferme tenue par trois célibataires, ce roman décrit l’évolution
d’une jalousie qui, comme une écharde, poursuivra toute sa vie le héros qui en
est victime. Si l’on peut déplorer tout au plus quelques précipitations dans le
déroulement du récit, il y a là un beau roman.
Ce devait être son chant du
cygne. Après un dernier voyage en France en 1938-1939, Paul Wenz rentra à
Forbes où il mourut d’une fièvre subite le 23 août 1939, à l’âge de
soixante-dix ans.
La question s’est posée de savoir
si Paul Wenz doit être considéré comme un écrivain français ou australien.
Contrairement à d’autres cas célèbres, aucun des deux pays concernés n’a jamais
vraiment cherché à se disputer sa nationalité. Il est par ailleurs faux de
dire, comme on peut hélas le lire sur Internet, qu’il est un
« classique » en Australie. Toutes les librairies que nous avons pu
visiter à Melbourne ou à Sydney sont vides de la moindre œuvre de Paul Wenz. La
colossale Histoire de la littérature australienne que nous avons consultée se
paie le luxe de ne pas même mentionner cet auteur. Rien toutefois de très
étonnant lorsque l’on sait que Wenz écrivit toute son œuvre, sauf un livre et
quelques nouvelles, en langue française et à destination du public français.
S’il reste assurément un écrivain
amateur par le ton convenu de ses récits et l’écriture trop classiquement
appliquée qu’il y emploie, ses livres n’en restent pas moins fort instructifs
sur toute une époque de l’Australie. La vie du bush, ses métiers (les
« boundary riders », « swaggies » et tondeurs des
stations), les Noëls fêtés par 35°c, la ruée vers l’or, la sécheresse et les
feux, tout ce folklore inconnu pour les lecteurs français est retracé dans son
œuvre. Unique écrivain français en son domaine, il apparaît donc comme un
lecture nécessaire sinon indispensable pour tout Français curieux de
littérature qui passe en Australie.
Mais laissons à André Gide le
soin de conclure par ce beau portrait qu’il fit de Paul Wenz :
« Je contemple avec admiration ce colosse superbe, sous qui tous les fauteuils semblent plier. Son visage puissant exprime une énergie calme et douce ; il est beau tout entier. (…) Il parle de Java, de Pékin, des silences profonds dans les forêts de Nouvelle-Zélande ; et, dans l’île du Pacifique, de la tombe de Stevenson. Il parle de sa ferme aux pacages immenses où des eucalyptus géants se dressent, isolés, arbres abandonnés, en ruines, dont l’intérieur pourri forme cheminée jusqu’au ciel ; pour fêter l’arrivée d’un ami on en sacrifie quelques-uns qu’on allume ; il parle de la sauvage étrangeté, dans la nuit vaste, de ces torches immenses. Il m’invite à l’aller retrouver là-bas. »
Lucien JUDE
NB : En France, les éditions
de La Petite Maison ont réédité la plupart de ses livres à la fin des années
1980. Il y a peu, L’Écharde a reparu aux
éditions Zulma (2010). En Australie, un petit club d’érudits
franco-australiens entretient la mémoire de Paul Wenz, tout récemment encore en
cherchant à sauver sa bibliothèque à Forbes.
* à l'origine occupants sans
titre d'une terre de la couronne devenus peu à peu l'équivalent d'une sorte
d'aristocratie terrienne (source P.W. dans L'Homme du soleil couchant).
Images : portrait de Paul Wenz par son frère en 1905 (source ici), Paul Wenz (à droite) et son "partner" Dobson fêtant l'achèvement de la maison de Nanima à Forbes, en 1898, avec une caisse de champagne Krug (source ici), photographie de Paul Wenz et Jack London à Sydney vers 1906 (source ici), couverture de la NRF en mars 1911 mentionnant une note à propos de Sous la croix du Sud de Wenz (source ici), portrait de Paul Wenz par Paul Laurens (source ici), couverture de L'Écharde, réédité chez Zulma en 2010 (source ici), photo de Wenz sous un gumtree de Nanima (source ici).
"cette catégorie d’immigré" : le mot immigré ne devrait-il pas être au pluriel ?
RépondreSupprimerUne intéressante façon de découvrir une face souvent trop occultée de l'Australie. Ça change des images de cartes postales.
RépondreSupprimer@ Anonyme
RépondreSupprimerCorrigé, merci.
Passionnant article !
RépondreSupprimerIl est vrai qu'il donne envie de découvrir l'Australie plus que de lire Paul Wenz !
Oui, Paul Wenz a fait l'objet des soins non seulement de Jean-Paul Delamotte (La Petite Maison), longtemps anbassadeur officieux de la culture australienne en France (et non l'inverse), mais sans grand succès, pas plus que n'en a rencontré son admirable traduction de Marcus Clarke. L'Australie a été malheureusement "découverte", découverte aussi de beaucoup de ses arbres, et occupée par l'homme blanc il y a plus de deux-cents ans. C'est Paul Wenz, écrivain australien de langue française, qui reste à lire. Ainsi que tout le reste d'une littérature d'immigrés et de déplacés.
SupprimerUne petite correction formelle à l'article: il faut écrire Nouvelle-Galles du Sud et non Nouvelles Galles, traduisant New South Wales, et Wales étant le Pays de Galles, c'est-à-dire le Pays des Celtes; ce sont les Celtes qui sont au pluriel, en français (Wales est singulier en anglais), non le pays, qui est unitaire, même s'il a un nord et un sud, et un double aux Antipodes.
J'habite en Australie pour suivre mon mari et avant de partir je suis tombée sur deux livres de paul Wenz, le new chum, et l'écharde. Je viens de les relire par curiosité, étant aussi tombée par hasard sur un autre livre écrit par un français, et qui prend place en Australie, intitulé "Nullarbor" de David Fauquemberg. Je conseille vivement ce livre (litérature contemporaine) Mais je conseille aussi visement l'écharde de Wenz, je me suis délectée, et je pense sincèrement qu'il faudait le passer à un bon cinéaste pour l'adapter au cinéma
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