Le 14 juin 1800 est une célèbre
date à double titre. À Marengo, le
premier consul Bonaparte
remporte une victoire capitale grâce au renfort du général Desaix tout juste revenu d’Égypte. Ce dernier, sauveur et héros, est tué à la tête de
ses hommes lors des combats. Le même jour, en Égypte précisément, le général Kléber qui vient de rétablir une situation militaire et
politique des plus compromises est lâchement assassiné. Ce hasard qui fait
mourir en même temps et à des milliers de kilomètres deux des meilleurs soldats
de la Révolution est l’une des
coïncidences les plus frappantes de l’Histoire. Tâchons d’expliquer comment ces
deux hommes disparurent après avoir chacun transformé une défaite en victoire.
On sait que Bonaparte abandonna
deux fois son armée dans l’intérêt de son destin personnel. La seconde fois, ce
fut en Russie, peu après la Bérézina, lorsqu’ayant appris le complot du général Malet il décida de rentrer dare-dare à Paris pour y rétablir l’ordre. Cette fabuleuse fuite en
traîneau a été racontée par son unique témoin, le Grand-écuyer Caulaincourt, dans un récit inoubliable (De Moscou
à Paris avec l’Empereur,
extrait de ses mémoires publié par 10/18). La première fois eut donc lieu en
Égypte, lorsque voyant son expédition condamnée à l’état de colonie, il quitta
nuitamment le pays avec quelques fidèles, laissant Kléber se charger seul des
troupes. Ce dernier goûta assez peu cette
promotion découverte en même temps que le départ de Bonaparte qui s’était bien gardé de l’avertir de quoi que ce soit avant d’être déjà loin.
C’est ainsi que le général Kléber dut bon gré mal gré prendre la direction de
tout un corps expéditionnaire démoralisé et pressé de quitter ces parages
exotiques tout en faisant face aux menaces anglaises et turques.
Les Anglais, disons-le, tentèrent d’user contre Kléber d’une
fourberie à la hauteur de l’immense réputation que l’histoire leur reconnaît en
la matière : ayant conclu avec lui la convention d’El-Arich, qui en échange de l’évacuation de toute l’Égypte
permettait à l’armée de rentrer en France avec les honneurs, ils décidèrent
tout simplement de ne point l’appliquer alors même que les troupes françaises
venaient d’abandonner leurs places conformément à leurs engagements. On
conviendra que cette interprétation toute spéciale de leurs obligations
contractuelles tenait au moins de la goujaterie. L’honnête signataire de la
convention qu’était l’amiral Smith
eut pourtant le mérite de désapprouver ce procédé scélérat tout droit venu de Londres et en avertit illico le général Kléber. Celui-ci ayant reçu dans le même temps
une lettre péremptoire de la part de l’amiral Keith, commandant de la flotte anglaise, qui exigeait ni
plus ni moins sa capitulation, il entra dans une légitime colère en se voyant
duper si effrontément. Décidé à ne pas se rendre malgré les
irréparables pertes résultant de l’exécution de la convention par ses troupes, il fit mettre la
lettre de Keith à l’ordre de l’armée et y ajouta ces fameux mots :
« Soldats, on ne répond à une telle insolence que par des victoires. Préparez-vous à combattre ! »
Ni une, ni deux, Kléber prit ses dispositions et marcha
aussitôt avec 10 000 hommes pour faire face à l’armée turque que téléguidaient les Anglais (on admirera là encore
le génie anglais qui non content de ne pas respecter ses engagements est assez
malin pour envoyer des étrangers se battre à sa place). Les Turcs plus de trois
fois supérieurs en nombre prirent une mémorable raclée à Héliopolis. Fort de ce succès, Kléber reconquit dans la foulée
toute la Haute-Égypte puis reprit Le Caire en pleine révolte après 10 jours de siège. C’est sur ces nouvelles bases
inespérées qu’il s’attacha alors à restaurer la paix tout en développant une
colonie française. Il est probable que celle-ci aurait perduré s’il avait vécu.
Mais le 14 juin 1800, au faîte de sa gloire, il fut assassiné par le misérable Soleyman, étudiant en sciences islamiques d’origine syrienne,
qu’une obscure bande de coupe-jarrets avait fanatisé au nom de l’Islam. L’incapable
général Menou allait par la suite se charger
de brader ce que Kléber avait sauvé.
Quelques semaines auparavant, en
mars 1800, le général Desaix, fidèle de Bonaparte, avait quitté l’Égypte pour
reprendre du service auprès du nouveau premier consul. Cet excellent général,
par ailleurs lettré, surnommé le « sultan-juste » par les populations
locales, entendait précisément profiter de la convention d’El-Arich qui à cette
époque semblait encore une heureuse affaire. Hélas, à peine débarqués par les
Anglais à Livourne sous le fallacieux
prétexte du renouvellement de leurs passeports (la fourberie anglaise
n’avait décidément aucune limite), Desaix et les soldats qui l’accompagnaient
comprirent enfin que cette convention n’était qu’une vaste arnaque lorsqu’ils furent
arrêtés par l’amiral Keith. Ce
dernier, pontifiant comme Olrik
devant ses prisonniers, lança au général français qu’il recevrait le traitement
d’un simple soldat en hommage à l’égalitarisme révolutionnaire. On ne doute pas
qu’il dut partir d’un grand éclat de rire après ce trait machiavélique. Dans un
autre genre que Kléber, Desaix aurait alors eu ces mots cinglants à l’adresse
de cette canaille d’Anglais :
« Je ne vous demande rien, que de me délivrer de votre présence. Faites, si vous le voulez, donner de la paille aux blessés qui sont avec moi. J'ai traité avec les Mamelucks, les Turcs, les Arabes du grand Désert, les Éthiopiens, les noirs du Darfour, tous respectaient leur parole lorsqu'ils l'avaient donnée, et ils n'insultaient pas aux hommes dans le malheur. »
Voilà qui était dit et bien dit.
Il faut croire que ces bonnes paroles ébranlèrent un tant soit peu l’amiral
Keith puisqu’il finit par accorder la délivrance au général Desaix au bout d’un
mois de captivité. Rentré à Toulon
début mai, notre homme y attendit son ordre de mission et en repartit incontinent pour rejoindre Bonaparte qui
guerroyait déjà en Italie.
Trois jours avant la bataille de
Marengo, Desaix arriva au quartier général où il lui fut confié le
commandement de la réserve. Bonaparte, qui ne manquait pas d’air, profita de
ses retrouvailles pour faire la morale à son fidèle lieutenant en lui
reprochant d’avoir signé cette damnée convention d’El-Arich, qui, appliquée ou
non, était à ses yeux une scandaleuse capitulation. De la part de celui qui avait filé à
l’anglaise — c’est le cas de le dire —, qui plus est sans un mot d’adieu,
c’était culotté. Mais Desaix répliqua qu’il signerait à nouveau la convention
si c’était à refaire, les circonstances étant telles qu’elle était apparue comme
le meilleur moyen de quitter l’Égypte en bon ordre. Il est regrettable de voir
qu’un mois de prison chez les Anglais ne l’avait pas dégoûté de signer quoi que
ce soit avec eux…
Le 14 juin 1800, donc, Bonaparte
l’envoya en reconnaissance sur la route de Gênes ignorant que les Autrichiens étaient déjà devant lui. L'ennemi, constatant sa supériorité numérique en hommes
et en canons, ce qui reste le suprême secret en stratégie militaire,
choisit ce moment pour attaquer. Il tomba à l’improviste sur les forces françaises qui, surprises à leur réveil, furent
très vite débordées. Pour une fois, Bonaparte s’était fait berner en beauté et
allait le payer par une défaite. Le cœur battant de joie, le général en chef
autrichien fila immédiatement sur les arrières pour concocter un retentissant
bulletin de victoire à l’adresse de toute l’Europe.
Cependant, à quelques kilomètres
de là, le bruit du canon décidait le général Desaix qui, contrevenant aux
ordres, fit volte-face pour revenir à marche forcée vers Marengo (un certain
Grouchy n’eut pas ce réflexe salutaire 15 ans plus tard, presque jour pour
jour). C’est ainsi qu’à 17 heures, ses troupes de réserve surgirent sur le
champ de bataille pour le plus vif soulagement de Bonaparte qui commençait à battre
piteusement en retraite. Ce renfort s’avéra en effet décisif en ne tardant pas
à mettre en déroute des Autrichiens trop sûrs de leur victoire.
Le brave général Desaix n’eut
hélas pas même le temps de savourer l’opportunité de son intervention puisqu’à
peine arrivé sur le champ de bataille, il fut frappé d’une balle en plein cœur
et mourut aussitôt. Bonaparte, à qui tout le prix de la victoire revint, n’eut
que ce mot en apprenant la mort de Desaix : « Pourquoi ne m’est-il
pas permis de pleurer ! ».
Le succès de Marengo entraîna la signature de la convention d’Alexandrie qui força l’Autriche à évacuer la Lombardie et le Piémont pendant que les armées françaises investissaient plusieurs places fortes sans coup férir. Inutile de préciser que cette convention signée entre gens respectables fut respectée à la lettre.
Ainsi finirent le 14 juin 1800 deux grands généraux. Peut-être faut-il voir dans ce jour la fin d’une époque. En mourant, Kléber et Desaix rejoignaient Marceau, Hoche,
Championnet et bien d’autres
héros de l’armée révolutionnaire. Rien d’étonnant, dès lors, que la légende ait
tenté d’embellir le hasard en affirmant
qu’ils succombèrent dans le même quart d’heure fatidique. Vérification faite,
plusieurs heures séparèrent leurs morts.
KLÉBER
Images : gravure représentant l'assassinat de Kléber (source ici), Kléber haranguant ses troupes peu avant la bataille d'Héliopolis (source ici), planche à découper de l'Imagerie d'Épinal représentant l'assassinat de Kléber (source ici), portrait du général Desaix (source ici), image d'Épinal représentant la bataille de Marengo (source ici), gravure représentant la mort de Desaix (source ici).
Un bien bel article sur de biens grands hommes. L'exceptionnel usage des adjectifs et la vivacité du style narratif, mis au service d'une brillante démonstration, font de cet article un véritable morceau de choix.
RépondreSupprimerLe 14 juin a toujours été jour de deuil, mais je me console, le 15, en lisant ces mots.
P.S.: détail cocasse, je faisais des recherches sur la procrastination lorsque l'idée m'est venue de consulter ce blog; quelle n'a été ma surprise en lisant ce titre, "Le quart d'heure fatidique" ! Le monde est bien fait.
La planche de l'imagerie d'Épinal nous fait regretter les jeux d'autrefois.
RépondreSupprimerLes enfants pouvaient reconstituer les conditions exactes de l'assassinat de Kléber. Si ce n'était pas merveilleux !