lundi 31 mai 2010

Toast en l’honneur d’Évariste Galois

Mort le 31 mai 1832 à l’âge de 20 ans et sept mois, Évariste Galois a inscrit son nom dans l’histoire des mathématiques. La veille du duel qui devait causer sa perte, il rédigea plusieurs lettres dont l’une reprenait les divers théorèmes qu’il avait pu élaborer. Sa publication assura la postérité au jeune mathématicien puisque la théorie qui prit son nom est devenue depuis l’une des bases de l’algèbre moderne.
En raison de notre totale ignorance des mathématiques, il n’est pas question de s’attarder plus que de raison dans ce domaine bien étrange. Il suffit de savoir que Galois y reste considéré comme un génie que sa stupéfiante précocité et la brièveté de sa vie ont rendu légendaire. Plus intéressante pour nous est son autre figure, celle du républicain en lutte contre la Monarchie de Juillet.
Évariste Galois fut entraîné dans la tourmente politique en 1830, après que la publication d’un article attaquant le directeur de l’École préparatoire où il étudiait lui valut d’en être aussitôt renvoyé. Comme beaucoup de ses condisciples, il adhérait largement aux idées républicaines ; exalté par les journées de juillet, l’avènement de Louis-Philippe ne laissait pas de l’indigner. Cependant, son engagement politique s’accentua peut-être en raison des échecs que plusieurs de ses mémoires et travaux subirent alors, ce qu’il attribua avec une certaine justesse à l’immobilisme de ses professeurs, dignes représentants de la bourgeoisie apeurée qui avait porté au trône « la Poire ».

Son véritable coup d’éclat eut lieu le 9 mai 1831, à l’occasion d’un banquet donné en l’honneur d’officiers républicains dont on venait de prononcer l’acquittement. Alexandre Dumas qui participait à ces festivités estime dans Mes mémoires qu’ « il eût été difficile de trouver dans tout Paris deux cents convives plus hostiles au gouvernement ». De fait, la salle rassemblait notamment Raspail, Marrast, Arago et les frères Cavaignac (Godefroi, l’aîné, fut avec Barbès l’organisateur de la fameuse "grande évasion" de la prison Sainte-Pélagie en 1835, Louis-Eugène, le cadet, se rendit tristement célèbre en réprimant sans pitié les insurgés de juin 1848). Le vin étant probablement monté à la tête de certains convives, des toasts "particuliers" succédèrent aux toasts officiels célébrant Robespierre, la Montagne et la révolution de 1793. L’auteur du Comte de Monte-Cristo raconte en ces termes l’incident qui devait assurer la célébrité du jeune Évariste Galois :

« Tout à coup, au milieu d'une conversation particulière avec mon voisin de gauche, le nom de Louis-Philippe, suivi de cinq ou six coups de sifflet, vint frapper mon oreille. Je me retournai.
Une scène des plus animées se passait à quinze ou vingt couverts de moi.
Un jeune homme, tenant de la même main son verre levé et un couteau-poignard ouvert, s'efforçait de se faire entendre. C'était Évariste Gallois, lequel fut, depuis, tué en duel par Pescheux d'Herbinville, ce charmant jeune homme qui faisait des cartouches en papier de soie, nouées avec des faveurs roses.
Évariste Gallois avait vingt-trois ou vingt-quatre ans à peine à cette époque ; c'était un des plus ardents républicains.
Le bruit était tel, que la cause de ce bruit était devenue incompréhensible.
Ce que j'entrevoyais dans tout cela, c'est qu'il y avait menace ; que le nom de Louis-Philippe avait été prononcé, — et ce couteau ouvert disait clairement à quelle intention.
Cela dépassait de beaucoup la limite de mes opinions républicaines : je cédai à la pression de mon voisin de gauche, qui, en sa qualité de comédien du roi, ne se souciait pas d'être compromis, et nous sautâmes, de l'appui de la fenêtre, dans le jardin.
Je rentrai chez moi assez inquiet: il était évident que cette affaire aurait des suites. En effet, deux ou trois jours après, Évariste Gallois fut arrêté. »

Le même Dumas reproduit un peu plus loin l’interrogatoire qui eut lieu un mois après lors du procès du jeune républicain :

« Le Président. — Accusé Gallois, faisiez-vous partie de la réunion qui eut lieu, le 9 mai dernier, aux Vendanges de Bourgogne ?
L'accusé. — Oui, monsieur le président ; et même, si vous voulez me permettre de vous renseigner sur les faits qui s'y sont passés, je vous épargnerai la peine de m'interroger.
Le Président. — Nous écoutons.
L'accusé. — Voici l'exacte vérité sur l'événement auquel je dois l'honneur de comparaître devant vous. J'avais un couteau qui avait servi à découper pendant tout le temps du repas ; au dessert, je levai ce couteau en disant : « À Louis-Philippe... s'il trahit ». Ces derniers mots n'ont été entendus que de mes voisins, attendu les sifflets féroces qu'avait soulevés la première partie de ma phrase, et l'idée que je pouvais porter un toast à cet homme.
D. — Dans votre opinion, un toast porté à la santé du roi était donc proscrit dans cette réunion?
R. — Pardieu!
D. — Un toast porté purement et simplement à Louis-Philippe, roi des Français, eût alors excité l'animadversion de l'assemblée?
R. — Assurément.
D. — Votre intention était donc de dévouer le roi Louis-Philippe au poignard ?
R. — Dans le cas où il trahirait, oui, monsieur.
D. — Était-ce, de votre part, la manifestation d'un sentiment qui vous fût personnel, de présenter le roi des Français comme digne de recevoir un coup de poignard, ou bien était-ce votre intention de provoquer les autres à une pareille action ?
R. — Je voulais provoquer à une pareille action dans le cas où Louis-Philippe trahirait, c'est-à-dire dans le cas où il oserait sortir de la légalité.
D. — Comment supposez-vous cet abandon de la légalité de la part du roi?
R. — Tout engage à croire qu'il ne tardera pas à se rendre coupable de ce crime, si ce n'est déjà fait.
D. — Expliquez votre pensée.
R. — Je la croyais claire.
D. — N'importe ! expliquez-la.
K. — Eh bien, je dirai que la marche du gouvernement peut faire supposer que Louis-Philippe trahira un jour, s'il n'a déjà trahi.
On comprend qu'avec une pareille lucidité dans les demandes et dans les réponses, les débats devaient être courts.
Les jurés se retirèrent dans la salle des délibérations, et rapportèrent un verdict d'acquittement. Tenaient-ils Gallois pour fou, ou étaient-ils de son avis?
Gallois fut mis en liberté à l'instant même.
Il alla droit au bureau sur lequel son couteau était déposé tout ouvert comme pièce de conviction, le prit, le ferma, le mit dans sa poche, salua le tribunal et sortit.
Je le répète, c'était une rude génération que celle-là ! un peu folle peut-être ; mais vous vous rappelez la chanson de Béranger sur les Fous. »

À peine libéré, Évariste Galois trouva l’occasion d’être de nouveau arrêté pour port illégal de l’uniforme d’artilleur de la garde nationale. Sans doute lassé, le Tribunal n’eut pas la même indulgence que la première fois et, si futile que puisse paraître le motif, Galois écopa de six mois de prison ferme. Il les passa à travailler ses théorèmes et, au hasard d’un transfert dans une clinique, à tomber amoureux. Ce sont les suites de cette aventure mal engagée qui donnèrent la conclusion funeste que l’on sait. Tout juste sorti de prison, Évariste Galois fut en effet contraint de se battre en duel et, frappé à bout portant, mourut quelques heures après. Malgré l’incontestable bêtise de cette fin (« Je meurs victime d'une infâme coquette. C'est dans un misérable cancan que s'éteint ma vie. Oh! pourquoi mourir pour si peu de chose, mourir pour quelque chose d'aussi méprisable! » écrivit-il la veille du duel, sûr de ne pas survivre), il eut droit à un enterrement solennel en présence de plusieurs milliers de républicains, le 2 juin 1832. Trois jours plus tard, l’insurrection éclatait à Paris, ce que Victor Hugo devait raconter plus tard dans Les Misérables.

« Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m'a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom ». Ainsi s’achevait sa dernière lettre.

KLÉBER

Images : portraits anonymes d'Évariste Galois (source ici et ), représentation de l'insurrection de juin 1832 par Yon et Perrichon (source ici).
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10 commentaires:

  1. « Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m'a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom ». C'est assurément une belle phrase, que vous venez de satisfaire avec votre article.
    L'interrogatoire du juge montre que les mathématiques lui auront au moins servi dans la conduite d'un raisonnement implacable, et il semble qu'en tant qu'accusé, cela lui a fait gagner quelques mois de liberté.
    Cela dit, je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais ce Galois ne m'est pas particulièrement sympathique. Ces mêmes mathématiques, peut-être?
    Je passe du coq à l'âne, mais constate que Daumier est à nouveau à l'honneur.
    Dans quel ouvrage se trouvent ces souvenirs de Dumas? Ils ont l'air de se dévorer comme ses romans!

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  2. La gravure n'est pas de Daumier mais de Yon et Perrichon, ce que j'aurais dû indiquer plus tôt… Elle fait partie des 200 gravures de l'édition des "Misérables" de 1865.
    Quant aux extraits de Dumas, ils proviennent tous de "Mes mémoires", parus vers 1856. Vous aurez plus d'informations ici : http://www.dumaspere.com/pages/dictionnaire/memoires.html

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  3. Je parlais de la caricature de "la Poire" dont vous faites état qui, si je ne m'abuse, est bien de Daumier.
    Merci pour le lien!

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  4. Il m'est assez sympathique ce jeune homme, par son insolence notamment.
    Mais c'est assurément une mort idiote !
    A ce propos vous dites "Évariste Galois fut en effet contraint de se battre en duel " connait on l'anecdote qui l'a conduit au duel ?


    @Naturalibus je crois que la caricature "la poire" est de Charles Philipon.

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  5. @Anonyme: extrêmement intéressant!
    Après une petite recherche, voici ce que l'on trouve, en trois étapes:

    1- "Les Poires (Honoré Daumier, 1808-1879), transformation caricaturale parue dans le journale La Caricature en 1831."

    2- "Louis-Philippe métamorphosé en poire (dessin de Ch.Philipon)"

    Alors, qui a donc dessiné cette caricature?!
    Il semble que voici un élément de réponse:

    3- "Sous la direction de Philipon, Daumier transforme la figure du roi en poire ; ce fruit represente la betise et la complaisance."

    Mais ce n'est pas très clair...
    Les septembriseurs sauront bien trancher le noeud gordien de ce mystère.

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  6. Ah ah, voilà la solution de l'énigme, trouvée sur le site de la BNF.
    La paternité de l'idée revient à Philipon, Daumier s'étant ensuite engouffré dans la brèche (cf dernière phrase):

    "Même si le portrait-charge piriforme existe déjà dans un dessin de Jean-Baptiste Isabey, daté de 1827 et conservé au département des Estampes et de la Photographie, c'est à l'éditeur et journaliste Charles Philipon [...] que l'on doit l'invention du motif. Face à ses juges, le 14 novembre 1831, lors de son procès pour avoir publié une caricature anti-royaliste (Le Replâtrage), il se défend en alléguant que "tout peut ressembler au roi" et illustre ses propos avec ces quatre croquis réalisés sur le vif.
    Dans la lignée des têtes d'expression de Le Brun et des théories physiognomoniques de Lavater, le glissement progressif d'un portrait réaliste de Louis-Philippe au motif de la poire démontrait, selon lui, le caractère hasardeux et innocent des ressemblances. Ce dessin a été publié dans le numéro du 24 novembre 1831 de La Caricature, immédiatement saisi par le gouvernement, puis dans une autre variante, dans Le Charivari du 17 janvier 1834. Le motif de la poire a alors été repris par les caricaturistes de l'époque, Daumier en tête."

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  7. Et voici, pour compléter la trouvaille de Naturalibus, la défense complète de Philipon , assez maline il faut bien le reconnaitre :

    « Si pour reconnaître le monarque dans certaine caricature, vous n'attendez pas qu'il soit désigné autrement que par la ressemblance, vous tombez dans l'absurde. Voyez ces croquis informes auxquels j'aurais peut-être dû borner ma défense. Ce croquis ressemble à Louis-Philippe, vous condamnerez donc ! Alors il faudra condamner celui-ci, qui ressemble au premier, puis condamner cet autre, qui ressemble au second. Et enfin, vous ne sauriez absoudre cette poire, qui ressemble aux croquis précédents. Ainsi, pour une poire, pour une brioche, et pour toutes les têtes grotesques dans lesquelles le hasard ou la malice aura placé cette triste ressemblance, vous pourrez infliger à l'auteur cinq ans de prison et 5 000 francs d'amende. Avouez, Messieurs, que c'est là une singulière liberté de la presse ! »

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  8. @ Anonyme
    "A ce propos vous dites "Évariste Galois fut en effet contraint de se battre en duel " connait on l'anecdote qui l'a conduit au duel ?"

    Oui et non, il semble que le jeune Galois soit tombé amoureux d'une greluche déjà liée avec un autre. Il y eut probablement un léger flirt. Par un mauvais hasard, l'autre en question fut averti et demanda réparation. Rien ne semblait pouvoir empêcher le duel et Galois, homme d'honneur, y consentit la mort dans l'âme, sachant fort bien que son adversaire ne pourrait le manquer. C'est ce qu'il advint... Il fut touché par une balle à l'abdomen et mourut le lendemain.

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  9. Bruno Forestier6 juin 2010 à 11:55

    Notre camarade Jude, qui est le stendhalien de ce blog, confirmera ou non mes propos, mais j'ai l'impression que ce malheureux jeune homme a connu une certaine prospérité dans les lettres françaises en inspirant en partie deux héros romanesque, malheureux en amour comme en République : L'éphémère polytechnicien Lucien Leuwen et le peintre Évariste Gamelin.

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  10. @ Bruno Forestier
    Je confirme qu'il y a une légitime suspicion d'influence pour ce qui concerne Lucien Leuwen, étant donné la grande proximité des deux personnages (polytechnique, républicain, troubles de 1830). Cependant, Stendhal a déjà utilisé la figure du jeune héros polytechnicien dans "Armance", roman qui date de 1827. Première phrase : "À peine âgé de vingt ans, Octave venait de sortir de l'école polytechnique".
    Pour ce qui concerne Évariste Gamelin, héros révolutionnaire des "Dieux ont soif" d'Anatole France, la très grande proximité des noms laisse penser, elle aussi, qu'elle n'est pas innocente. C'est ce que suggère une note ici .

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