mercredi 5 octobre 2011

Tintin et l'album maudit

À quelques semaines de la sortie mondiale du film de M. Spielberg qui s’annonce comme l’un des plus fantastiques sabotages jamais autorisés de l’œuvre d’Hergé, il est grand temps de revenir sur un album devenu mythique par son inachèvement et les suites qui lui furent envisagées, Tintin et l’Alph-Art.

Lorsque Hergé meurt en 1983, à l’âge de 75 ans, il laisse en chantier le 24e album de Tintin dont seules les premières pages et quelques esquisses ont été achevées. Pour autant, son entourage pense tout d’abord pouvoir exploiter ce projet en le faisant terminer par l’un des meilleurs assistants du maître, Bob de Moor, dont le dessin égale presque l’original. Plusieurs spécialistes, parmi lesquels Benoît Peeters, finissent néanmoins par convaincre Fanny Remi, la veuve d’Hergé, de renoncer au projet. On sait que le père de Tintin avait expressément fait savoir qu’il ne désirait pas voir ses personnages lui survivre. Or, Tintin et l’Alph-Art a été laissé dans un état d’inachèvement criant aussi bien regardant les dessins que le scénario dont il manque toute une moitié. Le travail de réécriture qui permettrait de terminer l’album est trop important pour ne pas enfreindre la volonté d’Hergé et ainsi s’éteint la tentative légitime de finir Tintin et l’Alph-Art.
La rumeur a toutefois propagé l’existence de cette ultime aventure et la communauté tintinophile attend au moins quelques explications à défaut d’un album. Afin d’apaiser un public impatient, l’ensemble des crayonnés et des notes disponibles est publié en guise de consolation en 1986. L’accueil réservé à ces dernières ébauches du maître, tout d’abord favorable, laisse bientôt place à une grande frustration chez beaucoup d’admirateurs. En effet, le scénario s’interrompt abruptement sur une case où Tintin apparaît menacé d’une mort imminente (chose pourtant fréquente dans ses aventures) :

Pour beaucoup d’inconsolables fanatiques, il n’est pas tolérable d’abandonner leur héros sur un suspense aussi insoutenable. Plusieurs projets pour achever l’album naissent alors dont un seul finira vraiment par s’imposer comme la suite et fin de Tintin et l’Alph-Art. Il s’agit de l’œuvre d’un jeune Québécois, Yves Rodier, âgé de 19 ans, qui après quatre ans et demi d’efforts parvient à livrer une version définitive de l’album. En 1991, il publie son Tintin et l’Alph-Art à soixante exemplaires qu’il distribue à quelques proches d’Hergé et autres Tintinologues célèbres. Sa démarche s’inscrit clairement dans l’hommage personnel comme le précise d’ailleurs une courte préface placée en tête de son album. Selon la légende, Bob de Moor lui-même se déclare impressionné par la qualité de cette suite et la plupart des ardents Tintinophiles qui ont la chance de lire la version de Rodier montrent à leur tour leur satisfaction. 
Il y en a cependant une qui ne goûte absolument pas cette forme d’hommage, c’est la peu commode veuve d’Hergé, désormais devenue Mme Fanny Rodwell. En dépit du nombre dérisoire d’albums imprimés, elle laisse clairement entendre au malheureux dessinateur qu’il a enfreint la sacro-sainte volonté du maître en faisant revivre Tintin. Ébranlé par les menaces et l’ire de cet ayant droit sourcilleux, Yves Rodier préfère renoncer immédiatement à son nouveau projet, plus ambitieux encore, reprise d’un Tintin dont cette fois-ci Hergé n’avait esquissé que l’idée, Un jour dans un aéroport. Il nous reste toujours une planche et la couverture de cette aventure qui promettait d’être originale.

Pendant plusieurs années, l’album « pirate » d’Yves Rodier circule donc sous les manteaux des Tintinophiles. Son extrême rareté et les persécutions répétées de la veuve d’Hergé à l’encontre des profanateurs de Tintin finissent par bâtir une légende. La qualité artistique de ce Tintin et l’Alph-Art est surestimée, sa valeur sur le marché noir atteint des sommes astronomiques et l’auteur lui-même est dépassé par le phénomène. Rien ne semblait pouvoir interrompre cette surenchère jusqu’à ce que, miracle de son époque, Internet vint.

Internet a ceci de merveilleux qu’il est parvenu à rendre enfin disponibles, légalement ou non, des milliers d’œuvres rares qui restaient l’apanage de quelques collectionneurs privilégiés. Tous les domaines ont été concernés par cette révolution, que l’on songe aux bandes pirates de l’album Smile des Beach Boys, aux pamphlets introuvables de Céline ou même à des films confidentiels comme La Classe américaine. Malgré un relatif interdit et quelques récentes mesures législatives dont on sait l’appréciable résultat, il n’est jamais bien difficile de mettre la main sur l’objet convoité. Ainsi en devait-il aller de ce Tintin et l’Alph-Art que l’interdiction d’une héritière semblait avoir éclipsé pour toujours.

En 2001, Yves Rodier pense pouvoir interrompre les spéculations sur son album en mettant en ligne l’intégralité de son œuvre (notamment sur l’incontournable site au titre insolent : Tintin est vivant !). Hélas, l’infatigable veuve veille toujours au grain ! Sommé de retirer son album d’Internet, l’auteur se voit contraint de le replonger dans la clandestinité. Cependant, une étape décisive venait d’être franchie. L’apparition sur la toile, si fugitive fut-elle, a permis de diffuser la bande dessinée et son téléchargement n’est plus que l’affaire de quelques clics. Voici comment de fil en aiguille, malgré une héritière intraitable, malgré des lois imbéciles, le Tintin et l’Alph-Art de Rodier a enfin pu se répandre et, accessoirement, arriver jusqu’à nous.

Que dire alors de cet album devenu mythique ? Contentons-nous de quelques mots qui traduiront assez notre déception. Pour celui qui a lu les brouillons de Tintin et l’Alph-Art, il y a évidemment la satisfaction de découvrir une fin à cette aventure. Les premières pages proposent une fidèle retranscription du scénario imaginé par Hergé et seul le dessin trahit l’œuvre apocryphe. On mesure le travail de l’auteur pour terminer le scénario ainsi que sa volonté de réalisme qui lui fait suivre scrupuleusement les règles de la ligne claire. Pourtant, les illusions s’envolent bien vite. À cause du dessin, d’abord, qui est loin de valoir l’original et se montre trop souvent d’une insigne maladresse (la proportion des personnages notamment). Mais surtout en raison de la trop fréquente approximation syntaxique des dialogues et des nombreuses fautes d’orthographe qui parsèment les bulles. Bref, le plaisir laisse vite place à la déconvenue.
Rétrospectivement, Yves Rodier a déclaré avoir « extrêmement honte de [s]a version de Tintin et l’Alph-Art ». Sans être aussi sévère, il faut bien admettre que son œuvre reste un travail d’amateur, contrairement à certaines de ses tentatives postérieures qui montrent une réelle progression dans le dessin jusqu’à atteindre une troublante perfection (voir en particulier la planche 27 bis de Tintin au Tibet). La rumeur a malheureusement fait de ce Tintin et l’Alph-Art un chef-d’œuvre quand il n’est en somme qu’une curiosité historique. Voilà qui devrait rassurer ceux qui n’ont pas lu l’album « maudit », même si les vrais Tintinophiles voudront toujours s’en assurer par eux-mêmes. À ceux-là nous recommanderons Internet et un peu de patience, le temps d’en explorer les recoins…

Lucien JUDE

Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus, la page consacrée à Tintin et l'Alph-Art et ses reprises sur le site "Tintin est vivant !" est particulièrement instructive :
 http://www.naufrageur.com/a-alphart.htm
Par ailleurs, Yves Rodier est à l'origine d'un grand nombre de pastiches de Tintin dont on peut trouver beaucoup d'extraits sur ce même site.

Images : couverture de Tintin et l'Alph-Art paru chez Casterman (source ici), dernière case de Tintin et l'Alph-Art (source ici), couverture de Tintin et l'Alph-Art version Rodier, couverture du projet Un jour dans un aéroport (source ici), planche 7a de l'album de Rodier, première planche de l'album de Rodier.
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8 commentaires:

  1. Il est amusant d'apprendre que la reprise de Spielberg s'annonce comme un "fantastique sabotage". On appréciera à sa juste valeur une critique d'un film dont la diffusion se limite pour l'instant à quelques images. Rappelons que le bon Steven bataille depuis plus d'une trentaine d'années pour réaliser ce Tintin et qu'il était en contact avec Hergé à ce sujet.
    Je demande à l'auteur de cet article de nous expliquer comment une reprise film d'une bande dessinée peut être autre chose qu'un détournement et une trahison. S'il considère la fidélité absolue à l'œuvre comme l'unique moyen de ne pas la saboter, il n'a, je crois, rien compris au principe de l'adaptation…

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  2. Le film sortant bientôt en salle, nous pourrons juger très vite !

    Mais il faut dire que les précédentes adaptations, du vivant du maître pourtant, sont assez loin de rendre correctement l’univers de Tintin...

    Cependant, il est à noter que « le bon Steven » comme vous l’appelez ne s’est pas battu pendant plus de 30 ans pour réaliser ce Tintin, puisque c’est en novembre 1982 qu’il demande les droits pour adapter Tintin (quelques mois donc avant la mort de Hergé), puis il se retire progressivement ne voulant plus jouer que le rôle de producteur, avant, en 1987, de renoncer à prolonger le contrat des droits d’adaptation de Tintin.

    Et pour cause ! Hergé avait souhaité qu’on laisse toutes libertés à Spielberg pour son film, volonté qui ne semble pas avoir été respectée après sa mort.

    Je note, en outre, le subtil glissement sémantique qui vous fait prendre les mots : adaptation, détournement et trahison, pour de parfaits synonymes !
    Espérons qu’il n’en soit pas de même pour le film de Spielberg…

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  3. J’ai un peu de mal à penser en effet qu’on ait pu parler de chef-d'œuvre, même les premières planches sont assez plates. Une sorte de reprise des bijoux de la Castafiore (le rêve, l’arrivée de la cantatrice…) Les dialogues sur le centre Beaubourg sont aussi assez convenus, c’est étonnant de la part de Hergé qui était pourtant féru d’art moderne et souvent moqué par ses amis à ce propos !

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  4. @ Anonyme 6 octobre 15:24
    Je trouve de mon côté "amusant" de constater que Mme Rodwell, si prompte à interdire tout pastiche pourtant respectueux de l'univers de Tintin, n'hésite pas à autoriser un film, que dis-je 3 films, qui, d'après les images révélées et les propos du réalisateur, transforment Tintin en "Indiana Jones pour enfants" en mélangeant allègrement les intrigues de trois albums. Si je reconnais volontiers qu'un passage au cinéma implique d'adapter l'œuvre, on conviendra que cette adaptation a l'air bien libre : la cascade du side-car (reprise telle quelle d'Indiana Jones) est sans aucun doute spectaculaire mais n'a rien à voir avec Tintin. Je ne parle pas de trahison, notez-le, mais bien de sabotage, ce qui me paraît le bon mot. J'en suis d'autant plus désolé que ce projet de longue haleine était fort attendu, y compris par votre serviteur, mais que manifestement il ne tiendra pas ses promesses.

    @ Anonyme 18:52
    C'est vrai qu'il y a pas mal de ressemblances avec "Les bijoux de la Castafiore" dans les premières pages. Seulement, il faut se souvenir que ce n'était encore qu'une ébauche !

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  5. Laissez les morts enterrer leurs morts, comme disait l'autre. Peut-être qu'un double échec (le dernier album et le film) permettra d'une part à Madame Veuve de se calmer un peu et d'autre part aux aspirants continuateurs de l'oeuvre de laisser mûrir leur(s) projet(s) avant de le(s) livrer au public, voire de ne le(s) pas livrer du tout.

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  6. En tout cas merci pour cet article qui m'a fait découvrir un pan caché d'une oeuvre que je croyais pourtant connaître depuis ma plus tendre enfance...
    Il faut ajouter que la planche présentée dans l'article, la version de Rodier si j'ai bien compris, est tout simplement troublante de ressemblance. On retrouve à merveille l'expressivité des traits et les dialogues sont à la hauteur des personnages. D'ailleurs, sont-ils "authentiques" ou s'agit-il également d'un rajout ?

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  7. @ Bruno Forestier
    La planche 7b est bien de Rodier, en effet, mais comme son nom l'indique c'est une planche bis. L'originale qui figure dans le "Tintin et l'Alph-Art" de Rodier est beaucoup moins réussie. Sauf erreur, les dialogues sont ceux d'Hergé puisqu'il s'agit d'une des premières pages de l'album.
    Il n'était sans doute pas très pertinent d'illustrer la déception causée par cet album avec ce bon dessin mais disons que nous avons voulu livrer un des meilleurs travaux de Rodier. Voir aussi, comme mentionné ci-dessus, la planche 27bis de "Tintin au Tibet" ainsi que "Tintin et le lac aux sorcières" : http://www.naufrageur.com/a-rodier-sorciere.html

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  8. Nous devons revenir sur le problème de certains qui se prétendent expert en oeuvre de Hergé, des, qui ne sont du reste pas contemporain à Hergé comme l’est, Monsieur Dominique MARICQ, et qui aurait une fâcheuse tendance à parler au travers de leur chapeau, pourvu que ça mousse, celle de l’affaire des fausses déclarations par Philippe GODDIN au sujet des authentiques dessins de Tintin au Pôle Nord de 2004, dont l’authenticité est confirmée par : l’échange de courrier de Hergé et l’ambassade à Montréal des années 50, au sujet des véhicules Bombardier, puis la notable et flagrante marque d’authenticité de la fameuse bouille ronde du Tintin première génération, sans parler de l’écriture qui est tellement , celle de Hergé. Fausses rumeurs et fausses allégations confortées aussi par Monsieur TORDEUR, du reste, et les deux ont, d’autres parts, par ailleurs, été pris à faire d’autres fausses déclarations douteuses sur l’authenticité de vrais œuvres de Hergé en 2008, mais qui ont été contre-balancées par celle de Monsieur Dominique MARICQ, qui lui, est véritablement, beaucoup plus compétent, pour dire si un document est de la main de Hergé. Devons nous rappeler le coup où il a été émis un doute sur l’authenticité d’une des quatre couvertures originales ( surtout celle de Quick et Flupke ) du Petit vingtième de notre Feu Stephane Steeman. Et enfin le plus beau , le plus flamboyant dans l’imposture, lorsqu’il a été validé dernièrement le Tintin à la langue de vache, du fameux Tintin au Québec - Hergé au cœur de la révolution tranquille de Tristan DEMERS, paru aux éditions Hurtubise en 2009, dessiné par Yves RODIER quand il était bénéficiaire des subsides de l’état canadien , mais pulsé par les élans initiatiques de Feu Réal Filion en 1986, au 10365, rue Saint-Maurice, Loretteville, ( Province de Québec ), Canada, lequel Tristan DEMERS , a volontairement occulté les plus grandes pièces de collection sur Hergé au Québec pour s’être abstenu de les faire figurer dans son ouvrage, pour ne pas avoir à faire face à l’analyse implacable du collectionneur-expert qui aurait démasqué l’imposture du Tintin à la langue de vache sans équivoque. Du reste DEMERS a bien attendu le décès de Réal Filion pour publier son ouvrage. Alors nous voici avec Monsieur Daniel MAGHEN, qui enfin est un véritable expert pour l’appréciation des oeuvres de Hergé. Enfin un vent optimiste dans le monde de la bande-dessinée, surtout pour ré-hausser le bas niveau rendu par certains escrocs pénibles et dévastateurs qui ont pignon sur rue ( genre Librairie Rackam ou BD Verdeau ) ou qui sont aussi sur Ebay, sabotent, maquillent et vendent à des prix prohibitifs et scandaleux les albums ( des deux en un quelque fois ), objets précieux et rares qu’ils bidouillent pour leurs donner un aspect soit disant meilleur pour appâter les crétins médiocres qui n’ont pas encore compris que l’objet non retouché a beaucoup plus de valeur que celui retouché. Le BDM mentionne clairement que l’objet retouché vaut 5 à 10 % de sa cote parce qu’il est incomplet.

    Christian Daumier

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