Le dernier roi des Belges
L'hiver se révèle cette
année particulièrement faste, en nous offrant, grâce à une belle moisson
d'illustres décédés, de nombreuses possibilités d'hommages funèbres. Last but
not least, le dessinateur Jacques Martin qui vient de mourir ce 21 janvier s'impose non seulement en tant que dernier grand
maître de l'École de Bruxelles
(on peut dire aussi BD franco-belge), mais également en raison de la passion
qui lie nombre de membres de la rédaction à son œuvre.
Ajoutons tout de
suite cependant que cet événement qui pourrait être attristant pour des âmes
vulgaires nous réjouit au plus haut point tant depuis quelques années (14 ans
pour être exact) chaque sortie d'album nous était devenue pénible, voire même
tout simplement odieuse dans le cas des derniers exemplaires. Une souffrance
que ne peuvent que partager les vrais admirateurs de l'oeuvre de Jacques
Martin, qui fut sans doute l'un des plus importants représentants du
classicisme en matière de bande dessinée, avant d'être détrôné par François
Bourgeon, l’actuel maître incontesté de la bande dessinée historique.
Son destin n'est pas
sans évoquer pour nous ceux des miniaturistes orientaux qui, après avoir
consacré leur vie à leur art et aux jeunes garçons, créé des écoles et des
styles, finissaient aveugles et débiles, oubliés du grand nombre. Il n'est donc pas
inutile, peut-être, de rappeler brièvement les traits les plus marquants de sa
vie et de son œuvre…
Né à Strasbourg en
1921, le jeune Martin vécut une jeunesse agitée dans l'Alsace de
l'entre-deux-guerre - il reçut adolescent un coup de poignard d'un jeune
autonomiste alsacien, comme il nous le rapporta lors d'une rencontre à Obernai, il y a quelques années de cela - et pour le
moins trouble pendant la guerre même, puisqu'il fit ses premières armes en
matière de bande dessinée, en collaborant avec Je Maintiendray, la revue des Chantiers de Jeunesse de Vichy...
Ce ne fut que dans
l'après-guerre que débuta la carrière proprement dite de Jacques Martin, sous
le patronage exigeant du pape de la Bande dessinée, Hergé, qui accueillait à l'époque bien d'autres jeunes
talents (dont le flaminguant Bob de Moor…). En 1948, paraît ainsi
en feuilleton dans Le Journal de Tintin, Alix l'Intrépide, qui malgré l'incroyable cuculterie du titre est un
succès. Deux autres histoires suivront, également en feuilleton, de 1948 à
1952, dans lesquelles le jeune Enak
fera ses premières apparitions.
En 1953, Jacques
Martin a la brillante idée de créer le pendant moderne d'Alix, le
reporter Guy Lefranc, également
flanqué - quoique de manière plus suspecte - d'un jeune acolyte. C'est à cette même période que Martin et ses deux assistants (Leloup et Demaret) intègrent officiellement les Ateliers Hergé.
Pendant plus d'une
décennie, Jacques Martin, tout en participant avec d'autres compagnons à la réalisation
des œuvres du Maître (Tintin au Tibet et L'Affaire Tournesol notamment), publie la suite des aventures d'Alix
(neuf alboums) et de Guy Lefranc (quatre alboums). En 1974, atteint par
les débuts d'une maladie qui devait le rendre à peu près aveugle, il passa la
réalisation graphique de Lefranc à Bob de Moor, puis à Gilles Chaillet, tout en gardant la maîtrise des scénarios. Il
faudra attendre les années 1980 pour voir débuter la troisième série phare, Jhen, originellement appelé Xen, (oui, c'est bizarre). Plus tard, enfin, il sortira
d'autres séries mineures, dont Orion (1990) et le très réussi mais peu connu Arno (1983), illustré entre autre par André Juillard.
L'intérêt des trois
séries phares de Martin repose autant sur la beauté du dessin, notamment à
partir de 1956 où son style commence à s'affirmer pour de bon, que sur ses
histoires très prenantes. Si aux yeux d'un public blasé par des années de
vulgarité généralisée dans la bande dessinée, les aventures d'Alix ou de Guy
Lefranc peuvent paraître désuètes, voire niaises, c'est certainement
une erreur d'appréciation, Lefranc, Alix comme Jhen partageant, au delà d'un
physique aryen prononcé, une réelle profondeur. Il est vrai que cette dimension
n'apparaît le plus souvent chez eux qu'en contraste avec les méchants mis en
scène, lesquels, ne le cachons pas, constituent sans doute la vraie raison du
succès des héros de Jacques Martin.
De ce point de vue,
l'entreprise de Martin est à l'inverse de celle de Hugo Pratt qui transformait peu à peu son héros en anti-héros.
En effet le personnage du fascinant Axel Borg acquerra avec le temps une autonomie croissante, et
un traitement presque égal à celui de son antagoniste. L'épisode obernois L'arme
absolue (1983), en plus d'une
parfaite maîtrise du dessin et des couleurs, peut être considéré comme le plus
abouti du point de vue de la maturation des personnages, notamment dans ses
ultimes pages. Les rapports de fascination-répulsion qu'entretiennent Lefranc
et Borg seront d'ailleurs traduits un an plus tard, de manière beaucoup plus
nette, avec le lancement de la série médiévale Jhen où le couple d'adversaires
Lefranc-Borg est remplacé par l'étroite relation qui lie Gilles de Rais à Jhen.
Il est d'ailleurs intéressant de
constater que la série Jhen, la plus tardive et la moins connue des trois, est
également la plus sombre (dans l'histoire comme dans les couleurs) et la plus
violente. Une manière comme une autre pour Martin d'assumer la part obscure de ses deux
autres héros solaires (1) et de dépasser le puritanisme qui pesait sur ses
précédentes productions.
Désormais, et conformément à ce que souhaitait Jacques Martin, les séries continueront avec l'équipe de dessinateurs progressivement mise en place par ses soins. Si les mauvais albums (particulièrement les Lefranc) ne s'arrêteront donc pas tout de suite, la mort du créateur ralentira sans doute leur cadence avant, espérons-le, d'achever les cycles. Car c'est incontestablement cet acharnement à publier de médiocres succédanés qui a fait le plus de tort au maître de la bande dessinée que fut et restera Jacques Martin.
Bruno
FORESTIER
(1) Je me permets de rajouter un léger aparté, pour signaler qu'une partie non négligeable du lectorat estime que cette part obscure n'a jamais été dissimulée dans les deux premières séries. Cette affirmation reposant d'une part sur les rumeurs insistantes de philopédie qui lieraient Alix et Enak (ainsi qu'un certain nombre de hauts dignitaires romains) et d'autre part sur la rumeur tout aussi insistante qui ferait de Lefranc un ancien de la LVF, il va de soi que nous ne saurions y souscrire.
Images : Jacques Martin à Obernai, en novembre 2007, lors d'une visite sur les traces de l'album L'arme absolue (source "Les enfants d'Alix"), couverture de Alix l'intrépide (source ici), Hergé et Jacques Martin (source ici), couverture de L'arme absolue (source ici), extrait du Mystère Borg (Lefranc), extrait des Écorcheurs (Jhen), vignette de fin du Mystère Borg (photos LJ).
Cher Monsieur,
RépondreSupprimerMerci pour cet article intelligent et à portée lointaine.
Bien que vous traitiez ces vastes sujets brièvement, vous mettez en évidence les pistes qui feront que cette ouvre, évidemment, restera, tout en soulignant les erreurs dans les tentatives de reprises notamment d'Alix.
Martin a traversé son époque avec une âme fière et indépendante, et a donné aux passions humaines dans le tumulte de l'histoire une intensité rarement atteinte avant lui. Maître de l'image et du texte, il a su atteindre des degrés légendaires d'incarnation du réel fantasmé. C'est cela qui est passionnant : une vision subjective du réel qui s'appuie sur une représentation sans concession d'un environnement cohérent et fondé sur l'étude sérieuse de l'histoire.
Il avait aussi un sens très fort du tragique dans les destinées humaines.
C'est important d'écrire cela aujourd'hui. Merci beaucoup !
Guillaume Garnier, collectionneur et admirateur de Jacques Martin, Paris, France
Jacques Martin, on le rappelle souvent, est l'inventeur du fameux gag du sparadrap dans "L'affaire Tournesol". Pour autant, la photo qui le montre riant avec Hergé ne doit pas laisser penser que les rapports du père de Tintin et du père d'Alix étaient bons. Martin n'hésitait jamais à dire ce qu'il pensait à Hergé au prix de nombreuses disputes !
RépondreSupprimerJe dois dire que je n'ai pas lu Jacques Martin, mais après cet article, je vais assurément m'y mettre.
RépondreSupprimerJe n'avais jamais pensé à l'équivocité des relations qu'entretiennent Alix et Enak... c'est troublant.
RépondreSupprimer@ BBC
RépondreSupprimerTout de même ! Et ne parlons pas de celles entre Jeanjean et Lefranc… Martin fit d'ailleurs disparaître Jeanjean peu à peu, tant la présence de cet enfant aux côtés de Lefranc pouvait sembler suspecte.
@ Lucien Jude
RépondreSupprimerBah quoi "Tout de même" ? Moi non plus j'y avais jamais pensé ! Et les autres héros je les connais pas (encore). C'est bien ?
Bon, admettons que ce ne soit pas si évident ! En tout cas, c'est toujours plus évident que cette histoire de Lefranc dans la LVF qui est une pure diffamation !
RépondreSupprimerUn autre point n'a par ailleurs pas été évoqué dans cet article, qui concerne les nouveaux Lefranc "années 50". L'idée était bonne, imitant en cela ce qui avait été fait pour Blake et Mortimer avec succès ("L'affaire Francis Blake" et "La machination Voronov" en particulier), mais le résultat n'a pas été à la hauteur… Le premier volume, "Le maître de l'atome", avait du bon mais le dessin n'était pas excellent… Les deux albums suivants sont complètement ratés, peut-être plus encore que les Lefranc modernes ! Bref, moderne ou revival, la série n'a plus aucun sens… Arrêtons le massacre !
Donc, Élise, il faut lire les premiers Lefranc : La grande menace, L'ouragan de feu, Le mystère Borg, Le repaire du loup, Les portes de l'enfer, Opération Thor et par-dessus tout L'arme absolue !
Article un peu dur, mais objectif. Je pense un peu comme vous que si de nouveaux albums médiocres ou décevants ne sont plus à attendre du fait de la disparition du créateur (j'ose espèrer que tous les studios constitués auront la pudeur de se dissoudre plutôt que de tenter de vaines et dérisoires continuations), les histoires des années cinquante et soixante deviendront des classiques immortels. Une pensée émue et cordiale à sa famille et à ses proches.
RépondreSupprimer"Ajoutons tout de suite cependant que cet événement qui pourrait être attristant pour des âmes vulgaires nous réjouit au plus haut point"
RépondreSupprimerVous n'exagérez pas un peu M. Forestier ?
Parce que déplorer la mort de Jacques Martin fait de nous une âme vulgaire ? J'imagine que vous êtes à l'inverse un grand esprit comme le prouve votre cynisme et vos morbides réjouissances. Permettez moi donc de regretter cette injure déplacée et les mesquineries qui suivent car elles entachent les bons côtés de votre discours. Je ne dis pas que vous n'avez pas le droit de critiquer Jacques Martin, mais au moins auriez-vous pu le faire avec plus de noblesse.
Merci, Très bon article.
RépondreSupprimerJ'ai arrété Lefranc après "la Camarilla", mais jusqu'a "la crypte" j'y ai toujours trouvé mon compte.
Des histoires bien ficelé, de l'Aventure et surtout un méchant hors du commun : Axel Borg.
Ahhh, Axel Borg, c'est ce qui m'a toujours manqué dans Alix.
M. Forestier exagère souvent, c'est ce qui fait son charme mais c'est aussi ce qui peut offenser certains, cela se comprend.
RépondreSupprimerNul ne se réjouit sincèrement de la mort de l'homme qu'était Jacques Martin. Ajoutons qu'il était très disponible, toujours prêt à rencontrer ses lecteurs, notamment lors de ses déplacements en Alsace, terre de deux des principales aventures de Lefranc mais aussi d'une aventure de Jhen tout aussi mémorable (La cathédrale).
La seule "réjouissance" c'est la fin des séries qu'il avait trop longtemps cherché à faire survivre, au détriment des chefs-d'œuvre passés…