Suite de mes
pérégrinations cinématographiques et changement de registre. F… qui est un
garçon audacieux accepte courageusement de m'accompagner pour voir avec
quelque retard Hadewijch
de Bruno Dumont dans une des
dernières salles parisiennes qui le passe encore.
Bruno Dumont,
professeur de philosophie passé à la réalisation est assez peu connu en France.
Il est vrai que ses films contrastent radicalement avec ce que le cinéma
français comme étranger peut proposer, tant par son style au "réalisme
épuré", et par le choix systématique d'acteurs non-professionnels autour
desquels il forge ses œuvres, que par les thèmes abordés (la quête du désir et
la culpabilité).
Ce qui était déjà à
l'œuvre dans La Vie de Jésus (1997), L'Humanité
(1999) ou le magnifique Flandres (2006) trouve dans Hadewijch une formulation plus nette et plus précise, au prix peut-être aussi
d'une certaine confusion.
L'histoire est celle
de Céline (Julie Sokolowski), très jeune étudiante en théologie en proie à un
mysticisme amoureux et douloureux. Comme dans tout Roman d'amour, l'histoire
débute par la rencontre et la séparation des amants. Céline "amoureuse du
Christ" qui souhaite devenir religieuse est rejetée dans le Monde en
raison des mortifications qu'elle s'inflige. Un comportement interprété par les
soeurs comme relevant plus de l'amour de soi que de l'amour de Dieu.
Dans cette première
étape du film, où la jeune femme erre dans les bois et le froid pour aller
retrouver son amant, séparé d'elle par une grille, un Christ de pierre gisant
sur le sol, le "mythe" apparaît presque pur, même s'il sera recouvert
comme il se doit plus tard par d'autres éléments. Céline chassée dans le
"Monde" va désormais être soumise aux épreuves (course en
motos, voyage en orient) que doivent subir tous les amants séparés en vue de
les purifier et de pouvoir enfin accéder à cet Amour auquel il aspirent. Ce
cheminement vers la pureté est traduit par la caméra: les scènes du couvent, où
l'enfermement est suggéré par les plans serrés au plus près des visages, comme
celle de l'hôtel particulier où revient la jeune fille, sont plongés dans la
pénombre ou l'obscurité. Les visages durs des religieuses engoncées dans leurs
guimpes ou celle du père figé dans un sourire inquiétant et plongé dans la
pénombre contraste violemment avec celui de Céline, dont tout le corps traduit
une aspiration à la vie. De même, l'or stérile des autels ou des chambres de
maîtres ne parvient pas à éclairer la jeune fille. À l'inverse, la rencontre
avec la mystique islamique en la figure de Khaled et de son frère s'effectuera dans une luminosité et
une distanciation croissantes, jusqu'au plan où sur une terrasse en Palestine ne
se découperont plus que des silhouettes obscures et lointaines sur un fond
blanc.
Cette recherche de la pureté et
de la lumière conduit Céline, dans un apparent paradoxe, à passer du couvent et
de la nature sauvage, domaine de la douleur et des pleurs, à celle du terrorisme
islamique où elle se transforme et s'épure, apparemment apaisée - comme
l'indique l'étonnante douceur qui se dégage de la conversation entre la jeune
fille et Nassir.
La quête de Céline va
cependant trouver sa formule dans la seconde moitié du film, par l'émouvante
prière sanglotée près du Christ gisant : "Amour, sois moi clément, toi qui
es le soleil des jours, quand mes jours sont des nuits". Une déclaration
qui éclaire le film sur son véritable sujet. Car Hadewijch n'est pas un film sur la foi, ou en tout cas pas sur
celle qu'on suppose. La religion de Céline-Hadewijch, ce n'est ni le
christianisme ni l'islam, mais l'Amour-Passion, c'est-à-dire, le désir caché et
non reconnu. À ce titre, Hadewijch
peut être interprété comme une lecture moderne du "mythe" dévoilé par
Denis de Rougemont.
Film sur le désir,
Céline que son corps fait souffrir, mais qui ne veut aimer que le Christ,
rejette toutes les possibilités de réalisation ou de canalisation de ce désir.
Elle refuse l'amour du prochain, comme l'amour charnel - "je n'ai pas
besoin d'un homme, j'ai besoin de Dieu", reste en dehors de l'extase
proposée par la musique - les musiciens en transe du concert sur les quais - et
ne comprend pas la Cause politique à laquelle pourtant elle se rallie. Car ce
qu'elle cherche c'est le désir de désirer, et la douleur qui s'ensuit. Cette
"Passion", héritage du vieux fond manichéen propre à la conception de
l'Amour en Occident (compris dans un sens très large, englobant la civilisation
musulmane) n'est qu'une marche vers la mort, à travers une souffrance perçue
comme purificatrice. Ce désir dissimulé d'abord (elle se couche nue dans ses
draps comme dans un linceul) et qui explose littéralement à la fin du
film, n'en est pourtant pas la conclusion. Comme dans ses précédents films,
Dumont ne filme pas simplement le péché et la mort, mais aussi la rédemption et
la victoire de la grâce.
C'est
ainsi que s'explique l'ouverture du film par le visage tendu vers le ciel
pluvieux de David (David
Dewaele), lequel devenu incarnation
charnelle du Christ, apparaîtra également dans la dernière scène en sauvant
physiquement et spirituellement la jeune femme de la nuit qui s'apprêtait à
l'engloutir.
Bruno FORESTIER
Images et vidéo : photos du film et bande-annonce (source Allociné).
Je n'ai pas vu ce film pour la bonne raison que je n'en avais pas entendu parler jusqu'à présent, mais il a l'air assez terrifiant... Monsieur Forestier le conseille-t-il à ses lecteurs ?
RépondreSupprimerJe te le recommande avec d'autant plus d'assurance, qu'il doit être quasi impossible de le voir en salle maintenant...
RépondreSupprimerDécidément, ce F. est de toutes les parties !
RépondreSupprimer"te" ? J'avais cru comprendre que sur ce blog le vouvoiement était de rigueur... Je suis déçu en bien. Je chercherais, je le trouverais sûrement une salle qui le passe encore quelque part.
RépondreSupprimerIntéressant point de vue, M. Forestier, mais pouvez-vous être un peu plus précis sur Denis de Rougemont car je ne vois pas exactement en quoi on peut dire que cet amour correspond à l'amour-passion décrit dans "L'amour et l'Occident" ?…
RépondreSupprimer@ LB:
RépondreSupprimerEt bien mon cher LB, d'après mes lectures, il me semble que M. de Rougemont comprenait l'amour-passion comme le masque du "désir sans fin", c'est-à-dire le fait de désirer souffrir d'amour, jusqu'à ce que mort s'en suive.
Et si vous avez vu le film, vous ne manquerez pas de constater avec moi que l'héroïne cherche constamment à rendre impossible un amour apaisé.
D'où mon parallèle. Satisfait ?
@ BBC:
Nous attendons donc ton avis !
Bien, je comprends mieux. C'est en somme ce que disait Stendhal de l'amour-passion dont il donnait comme modèle celui d'Héloïse pour Abélard ou encore celui de la religieuse portugaise.
RépondreSupprimerC'est peut-être simple stupidité de ma part, mais je comprends mal le rapport avec Les Lettres de la Religieuse Portugaise : Marianne finit tout à fait satisfaite, puisqu'elle décide de rayer le chevalier de sa vie. Elle se rend même compte que son amour pour lui n'est pas réel, mais qu'elle est plutôt amoureuse de l'idée d'être amoureuse, ce en quoi elle ne saurait être déçue. Mais encore une fois, n'ayant toujours pas pu voir ce film et avouant en outre mon ignorance quant aux propos stendhaliens sur l'amour-passion, je suis peut-être "à côté de la plaque".
RépondreSupprimerP.S. à Bruno Forestier : j'entends mal cette dernière injonction peu courtoise et assez cinglante.
@ M. Forestier « Désir de Désirer» c'est très Freudo-lacanien, c'est le rêve de « la belle bouchère » !
RépondreSupprimer@BBC je crois que l'amour de l'amour c'est « l'amour-passion » pour Rougemont, c'est à dire l'éros, le parallèle peut être envisagé avec la Religieuse Portugaise.
De son côté Héloïse poursuit un amour toujours plus pur pour Abélard (qu'elle place au dessus de Dieu « Je n’ai point de récompense à en attendre de Dieu, puisque je n’ai rien fait par amour pour lui »).
Je crois qu'on peut dire que l'amour de l'amour est « sans fin » et que l'amour de l'autre (agape) lui, aurait une valeur constructive, mais "désillusionnante".
Je crois que M. Forestier attend votre avis sur le film BBC...
@ BBC :
RépondreSupprimerPaix-là ! Rien de discourtois dans mon propos, je me contentais de vous faire part, de manière alerte, de mon intérêt pour votre avis futur sur le film. Je suis donc désolé si j'ai pu paraître brutal. Il est vrai que les conversations électroniques ne permettent que mal de rendre les nuances.
@ tous:
Le thème de l'Eros et de l'Agape a été largement débattu. Donc rien d'étonnant à ce qu'on y trouve des résonances qui chez Stendhal et qui chez Freud et Lacan.
Mais, à mon sens, Rougemont (qui évoque d'ailleurs Stendhal et Freud dans son livre) a le grand mérite d'être plus accessible (au prix de quelques passages en force, il est vrai).
D'ailleurs les Gidiens endurcis de ce blog apprécieront peut-être de savoir que leur auteur fétiche tenait l'Amour et l'Occident en grande estime, déclarant même que le livre de Rougemont lui "avait expliqué ce que la lecture de Freud n'avait pu faire".
@ BBC
RépondreSupprimerL'exemple de la religieuse portugaise s'explique de la manière suivante d'après une conférence faite sur Stendhal et l'amour. Après avoir rappelé que l'amour-passion, formule imaginée par Stendhal, est un sacrifice pour l'être aimé, l'auteur explique :
"En fait tout au long des Lettres Portugaises [la religieuse] ne fait que regretter l'amour déjà perdu. Elle maudit son amant infidèle. Cependant, bien que l'amour ne soit jamais que la source de l'angoisse, du malheur, elle ne veut pas que sa passion amoureuse la quitte. Elle termine sa première lettre par une singulière imploration : « Adieu, je n'en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours, et faites-moi souffrir encore plus de maux(8).» En un mot, la douleur de l'amour lui est plus chère que la tranquillité de l'âme. L'amour devient quelque chose d'incontrôlable. C'est, si j'ose dire, plutôt qu'un sacrifice de soi, un oubli ou une perte de soi."
@Bruno Forestier
RépondreSupprimeron sait le peu d'estime de Gide (qui fit quand même 5 séances de psychanalyse!!) pour Freud mais il faut le dire, Gide n'a pas lu Freud, malgré son "Ah ! que Freud est gênant ! et qu'on fût bien arrivé sans lui à découvrir son Amérique !"
Certes, pour sa psychanalyste de l'époque Gide était "un trop gros morceau" comme le dit lacan.
Mettre Freud et Rougemont sur le même plan, c'est assez osé. Encore une petite provocation du Maitre...