Parmi les nombreuses
et admirables figures du mouvement abolitionniste au XIXème siècle, peu d'entre
elles peuvent se flatter autant que John Brown d'avoir été à tel point l'incarnation de leur
époque. Cet étonnant parent américain du français Auguste Blanqui ou du russe Alexandre Herzen, issu d'une pure famille yankee de la
Nouvelle-Angleterre profondément calviniste, fut le symbole vivant de la lutte
de la liberté contre l'esclavage. Il paya le prix de son engagement par son
exécution à la veille de la guerre de Sécession.
Travailleur habile
aux talents multiples, comme nombre de pionniers américains, tour à tour
tanneur, fermier ou éleveur, il fut aussi un homme d'affaires du tout jeune
capitalisme américain. Cependant, malgré ses nombreuses tentatives dans ce
domaine, il fut toujours un exécrable businessman et ne parvint jamais à faire
fortune. Au contraire, malgré son ardent désir de réussite, il fut à de
nombreuses reprises acculé à la ruine, notamment lors d'un des tous premiers
grands cracks, celui de la "Crise de 1837" où il fit une banqueroute
complète ou celui de 1842, où il fut exproprié de sa ferme.
C'est également cette
année 1837 que le journaliste abolitionniste Elijah P. Lovejoy fut abattu lors d'une fusillade contre des
esclavagistes. Ces deux événements poussèrent certainement John Brown à
orienter ses efforts vers la grand combat de sa vie : l'abolition de
l'esclavage, cette "institution particulière", qui permettait à la
plantocratie du Sud d'asseoir sa fortune et d'étendre sa domination bien au
delà des États esclavagistes.
Or, John Brown, comme
la plupart des Yankees de la Nouvelle-Angleterre, descendants des colons
puritains, était totalement hostile à l'esclavage, qu'il considérait comme une
abomination. Il jura de se consacrer entièrement à sa destruction : "Here,
before God, in the presence of these witnesses, from this time, I consecrate my
life to the destruction of slavery". Tout le reste de sa vie sera vouée à
tenir cette promesse.
Bravant la réprobation
il s'installa en 1848 avec sa famille, à North Elba (New-York), une colonie fondée par un riche
philanthrope pour les esclaves affranchis. Un an auparavant il avait rencontré
et s'était lié d'une amitié sincère avec Frederick Douglass, le seul dirigeant noir d'envergure. Ces années
furent consacrées au développement de l'Underground Railroad, qui permit à plus de 30 000 fugitifs de gagner le
Canada, malgré les chasseurs d'esclaves et la police fédérale. La pression de
l'oligarchie sudiste sur le pays durant ces années était telle que pour nombre
de militants abolitionnistes les États-Unis ne pouvaient qu'être tombés sous la
domination de Satan et on envisageait désormais ouvertement la sécession
de la Nouvelle-Angleterre. Ce fut dans ce climat tendu à l'extrême que
débutèrent les premières escarmouches de la Guerre Civile : le bleeding
Kansas (1854-1858).
Brown émigra au Kansas en 1855 suite aux nouvelles alarmantes que ses fils,
installés là-bas, lui avaient fait parvenir sur les menées des Ruffians
borders, ces milices sudistes venus
du Missouri voisin qui
terrorisaient et assassinaient les colons free-soilers venus du nord.
En représailles John
Brown escorté de ses fils et amis exécutèrent cinq colons sudistes en 1856 à Pottawatomie
Creek. Les Brown s'illustrèrent dans
la Border War, au cours de
plusieurs combats fameux (à Black Jack ou à Osawatomie), très
largement couverts par la presse américaine et européenne. Durant cette guerre
du Kansas, l'un de ses fils fut tué et un autre devint irrémédiablement fou,
mais ce conflit allait faire de John Brown un héros international et
populariser considérablement la lutte contre l'esclavage. Les réseaux de la
bourgeoisie bostonienne finançaient largement ses activités et lui
fournissaient armes, matériel et argent. Le philosophe Thoreau et le journaliste Ralph Waldo Emerson lui apportèrent aussi leur soutien, ainsi que Karl
Marx qui le considérait comme le
leader de l'aile révolutionnaire du mouvement abolitionniste.
En 1858, tirant le
bilan de son expérience du Chemin de Fer souterrain et du Kansas, il prépara
activement le projet grandiose et fou auquel il songeait depuis
longtemps : descendre au coeur des États esclavagistes et y provoquer une
révolte généralisée des esclaves, dont les familles seraient évacuées vers le
nord. Il recruta des hommes, collecta des fonds et prépara son plan plusieurs
mois durant.
Le 3 juillet 1859,
accompagné de quelques hommes il se rendit à Harpers Ferry (Virginie), siège d'un arsenal fédéral. Il y
attendait plusieurs centaines de volontaires mais seule une poignée d'hommes
l'accompagna finalement. Pire, Frederick Douglass à qui il avait proposé de
prendre la tête de la révolte refusa finalement de les rejoindre. Malgré ses
échecs, Brown se lança dans l'action le 16 octobre. Il n'avait avec lui que 21
hommes, dont plusieurs vétérans du Kansas.
Incroyablement,
l'opération fut d'abord un succès: l'arsenal fut pris, les communications
coupées, quelques notables esclavagistes retenus en otage (dont un petit-neveu
de Washington) et des messagers
furent envoyés dans les plantations pour appeler les esclaves à rejoindre les
insurgés. Cependant, la nouvelle du coup de main se répandait dans la région et
la milice locale se ressaisit avant de recevoir des renforts de troupes en nombre
croissant. Désormais, barricadés dans l'arsenal, Brown et ses hommes se
retrouvèrent prisonniers dans Harper Ferry, sans possibilité de compter sur un
soulèvement des esclaves. Après un siège acharné, dans lequel un autre de ses
fils et plusieurs de ses partisans furent tués, la place fut prise d'assaut le
18 octobre par les marines du colonel Robert E. Lee, futur général en chef des armées confédérées.
Arrêté, Brown fut
rapidement jugé pour meurtre, incitation à la révolte et haute trahison contre
l'État de Virginie. Il fut condamné à mort après 45 minutes de délibérations.
Malgré une campagne de protestation à laquelle participèrent notamment Elisée
Reclus et Victor Hugo, il fut exécuté le 2 décembre 1859. Abraham
Lincoln qui venait d'être élu refusa
sa grâce présidentielle… La guerre civile éclata quelques semaines plus
tard.
PAUL LAMARE
Le
martyr de John Brown inspira un beau chant de guerre : John Brown's Body qui deviendra L'Hymne de bataille de la République (vidéo, source Youtube).
Encore une biographie sympa Merci. Il a l'air un peu fou sur la photo !!
RépondreSupprimerIl a l'air un peu fou, en effet… Par ailleurs, peut-on savoir d'où est extraite la citation en anglais ?
RépondreSupprimerSon nom est souvent associé au terme de "fanatique", qu'en pensez vous M. Lamare?
RépondreSupprimer@ Paul,
RépondreSupprimerC'est une citation bien connue, que tous les livres et articles reprennent. Je l'ai trouvé pour ma part dans la biographie de Stephen B. Oates ("To purge this land with blood", 1970, 2° éditions, University of Massachusetts Press)
@ Paul, Vernet et anonyme
Effectivement, certains peuvent le considérer comme fou. On peut aussi penser que ce qui était fou, c'était la survivance d'un système esclavagiste aux Etats-Unis au milieu du 19e siècle.
P.L.
Peut-on demander une traduction de la citation en anglais ?
RépondreSupprimerDe quelle genre de folie fut atteint son fils ?
Que signifie exactement la phrase : "Abraham Lincoln qui venait d'être élu refusa sa grâce présidentielle…" ?
Je trouve qu'il n'a pas l'air plus fou qu'un autre, sur la photo...
@ BBC
RépondreSupprimer- «Ici, devant Dieu, en présence de ces témoins, à partir de maintenant, je jure de consacrer ma vie à la destruction de l'esclavage !"
- Je ne connais pas les détails, mais je crois que son fils après avoir été capturé et soumis à rude traitement, était tombé dans un état de prostration définitif.
- Lincoln venait de remporter les élections présidentielles. Étant lui-même partisan de l'abolition de l'esclavage, on aurait pu s'attendre à ce qu'il fasse gracier le vieux Brown. Il s'en abstint au motif que les Etats de l'Union étaient souverains.
- Pour rajouter de l'eau au moulin de ceux qui pensent qu'il a l'air fou, il intéresse beaucoup Quentin Tarantino qui a projeté à plusieurs reprises faire un film sur lui !
P.L.
Je suis un peu déçu par la pusillanimité dont semble avoir fait preuve Frederick Douglass… Son autobiographie reste cependant un incroyable témoignage sur le système esclavagiste.
RépondreSupprimer@ P.L.
RépondreSupprimerMerci pour tous ces précieux éclaircissements !
@ LB
RépondreSupprimerVu le sort de Brown, on peut juger que F. Douglass, esclave fugitif, a plutôt fait montre de bon sens en refusant de l'accompagner.
Et en plus d'être un incroyable témoignage, son autobiographie est également un très beau texte littéraire.
@ Anonyme 18:06
RépondreSupprimerOn peut aussi juger que Douglass n'était pas fou comme un certain… Brown.
Je m'étonne qu'on ne fasse pas mention, dans ce blog de cinéphiles avisés, de la merveilleuse "Piste de Santa Fe" de Michael Curtiz, qui retrace l'épopée meurtrière et la fin apocalyptique de Mr John Brown, avec Errol Flynn dans le rôle de Stuart le sudiste et Ronald Reagan (lui-même) dans celui de Custer le nordiste.
RépondreSupprimerJe ne connaissais pas ce film... Mais votre description enthousiaste et une rapide recherche internet me convainquent qu'il est en effet une pièce indispensable au dossier Brown !
RépondreSupprimerP. L.
Il n'est pas exact de dire que Lincoln refusa la grâce présidentielle : il ne fut élu qu'un an après l'exécution de Brown, en novembre 1860, et ne fut investi qu'en mars 1861.
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