jeudi 7 janvier 2010

Une vie : John Brown (1800-1859)

Parmi les nombreuses et admirables figures du mouvement abolitionniste au XIXème siècle, peu d'entre elles peuvent se flatter autant que John Brown d'avoir été à tel point l'incarnation de leur époque. Cet étonnant parent  américain du français Auguste Blanqui ou du russe Alexandre Herzen, issu d'une pure famille yankee de la Nouvelle-Angleterre profondément calviniste, fut le symbole vivant de la lutte de la liberté contre l'esclavage. Il paya le prix de son engagement par son exécution à la veille de la guerre de Sécession

Travailleur habile aux talents multiples, comme nombre de pionniers américains, tour à tour tanneur, fermier ou éleveur, il fut aussi un homme d'affaires du tout jeune capitalisme américain. Cependant, malgré ses nombreuses tentatives dans ce domaine, il fut toujours un exécrable businessman et ne parvint jamais à faire fortune. Au contraire, malgré son ardent désir de réussite, il fut à de nombreuses reprises acculé à la ruine, notamment lors d'un des tous premiers grands cracks, celui de la "Crise de 1837" où il fit une banqueroute complète ou celui de 1842, où il fut exproprié de sa ferme.  
C'est également cette année 1837 que le journaliste abolitionniste Elijah P. Lovejoy fut abattu lors d'une fusillade contre des esclavagistes. Ces deux événements poussèrent certainement John Brown à orienter ses efforts vers la grand combat de sa vie : l'abolition de l'esclavage, cette "institution particulière", qui permettait à la plantocratie du Sud d'asseoir sa fortune et d'étendre sa domination bien au delà des États esclavagistes.
Or, John Brown, comme la plupart des Yankees de la Nouvelle-Angleterre, descendants des colons puritains, était totalement hostile à l'esclavage, qu'il considérait comme une abomination. Il jura de se consacrer entièrement à sa destruction : "Here, before God, in the presence of these witnesses, from this time, I consecrate my life to the destruction of slavery". Tout le reste de sa vie sera vouée à tenir cette promesse. 
Bravant la réprobation il s'installa en 1848 avec sa famille, à North Elba (New-York), une colonie fondée par un riche philanthrope pour les esclaves affranchis. Un an auparavant il avait rencontré et s'était lié d'une amitié sincère avec Frederick Douglass, le seul dirigeant noir d'envergure. Ces années furent consacrées au développement de l'Underground Railroad, qui permit à plus de 30 000 fugitifs de gagner le Canada, malgré les chasseurs d'esclaves et la police fédérale. La pression de l'oligarchie sudiste sur le pays durant ces années était telle que pour nombre de militants abolitionnistes les États-Unis ne pouvaient qu'être tombés sous la domination de Satan et on envisageait désormais ouvertement  la sécession de la Nouvelle-Angleterre. Ce fut dans ce climat tendu à l'extrême que débutèrent les premières escarmouches de la Guerre Civile : le bleeding Kansas (1854-1858).

Brown émigra au Kansas en 1855 suite aux nouvelles alarmantes que ses fils, installés là-bas, lui avaient fait parvenir sur les menées des Ruffians borders, ces milices sudistes venus du Missouri voisin qui terrorisaient et assassinaient les colons free-soilers venus du nord. 
En représailles John Brown escorté de ses fils et amis exécutèrent cinq colons sudistes en 1856 à Pottawatomie Creek. Les Brown s'illustrèrent dans la Border War, au cours de plusieurs combats fameux (à Black Jack ou à Osawatomie), très largement couverts par la presse américaine et européenne. Durant cette guerre du Kansas, l'un de ses fils fut tué et un autre devint irrémédiablement fou, mais ce conflit allait faire de John Brown un héros international et populariser considérablement la lutte contre l'esclavage. Les réseaux de la bourgeoisie bostonienne finançaient largement ses activités et lui fournissaient armes, matériel et argent. Le philosophe Thoreau et le journaliste Ralph Waldo Emerson lui apportèrent aussi leur soutien, ainsi que Karl Marx qui le considérait comme le leader de l'aile révolutionnaire du mouvement abolitionniste. 
En 1858, tirant le bilan de son expérience du Chemin de Fer souterrain et du Kansas, il prépara activement le projet grandiose et fou auquel il songeait depuis longtemps : descendre au coeur des États esclavagistes et y provoquer une révolte généralisée des esclaves, dont les familles seraient évacuées vers le nord. Il recruta des hommes, collecta des fonds et prépara son plan plusieurs mois durant. 
Le 3 juillet 1859, accompagné de quelques hommes il se rendit à Harpers Ferry (Virginie), siège d'un arsenal fédéral. Il y attendait plusieurs centaines de volontaires mais seule une poignée d'hommes l'accompagna finalement. Pire, Frederick Douglass à qui il avait proposé de prendre la tête de la révolte refusa finalement de les rejoindre. Malgré ses échecs, Brown se lança dans l'action le 16 octobre. Il n'avait avec lui que 21 hommes, dont plusieurs vétérans du Kansas. 
Incroyablement, l'opération fut d'abord un succès: l'arsenal fut pris, les communications coupées, quelques notables esclavagistes retenus en otage (dont un petit-neveu de Washington) et des messagers furent envoyés dans les plantations pour appeler les esclaves à rejoindre les insurgés. Cependant, la nouvelle du coup de main se répandait dans la région et la milice locale se ressaisit avant de recevoir des renforts de troupes en nombre croissant. Désormais, barricadés dans l'arsenal, Brown et ses hommes se retrouvèrent prisonniers dans Harper Ferry, sans possibilité de compter sur un soulèvement des esclaves. Après un siège acharné, dans lequel un autre de ses fils et plusieurs de ses partisans furent tués, la place fut prise d'assaut le 18 octobre par les marines du colonel Robert E. Lee, futur général en chef des armées confédérées. 
Arrêté, Brown fut rapidement jugé pour meurtre, incitation à la révolte et haute trahison contre l'État de Virginie. Il fut condamné à mort après 45 minutes de délibérations. Malgré une campagne de protestation à laquelle participèrent notamment Elisée Reclus et Victor Hugo, il fut exécuté le 2 décembre 1859. Abraham Lincoln qui venait d'être élu refusa sa grâce présidentielle… La guerre civile éclata quelques semaines plus tard.

PAUL LAMARE

Le martyr de John Brown inspira un beau chant de guerre : John Brown's Body qui deviendra L'Hymne de bataille de la République (vidéo, source Youtube).

Images : John Brown (source ici), les Marines attaquant l'arsenal tenu par John Brown lors de son raid à Harpers Ferry, gravure publiée en novembre 1859 (source ici), les derniers moments de John Brown (source ici).
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13 commentaires:

  1. Encore une biographie sympa Merci. Il a l'air un peu fou sur la photo !!

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  2. Il a l'air un peu fou, en effet… Par ailleurs, peut-on savoir d'où est extraite la citation en anglais ?

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  3. Son nom est souvent associé au terme de "fanatique", qu'en pensez vous M. Lamare?

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  4. @ Paul,

    C'est une citation bien connue, que tous les livres et articles reprennent. Je l'ai trouvé pour ma part dans la biographie de Stephen B. Oates ("To purge this land with blood", 1970, 2° éditions, University of Massachusetts Press)

    @ Paul, Vernet et anonyme
    Effectivement, certains peuvent le considérer comme fou. On peut aussi penser que ce qui était fou, c'était la survivance d'un système esclavagiste aux Etats-Unis au milieu du 19e siècle.

    P.L.

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  5. Peut-on demander une traduction de la citation en anglais ?
    De quelle genre de folie fut atteint son fils ?
    Que signifie exactement la phrase : "Abraham Lincoln qui venait d'être élu refusa sa grâce présidentielle…" ?
    Je trouve qu'il n'a pas l'air plus fou qu'un autre, sur la photo...

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  6. @ BBC

    - «Ici, devant Dieu, en présence de ces témoins, à partir de maintenant, je jure de consacrer ma vie à la destruction de l'esclavage !"

    - Je ne connais pas les détails, mais je crois que son fils après avoir été capturé et soumis à rude traitement, était tombé dans un état de prostration définitif.

    - Lincoln venait de remporter les élections présidentielles. Étant lui-même partisan de l'abolition de l'esclavage, on aurait pu s'attendre à ce qu'il fasse gracier le vieux Brown. Il s'en abstint au motif que les Etats de l'Union étaient souverains.

    - Pour rajouter de l'eau au moulin de ceux qui pensent qu'il a l'air fou, il intéresse beaucoup Quentin Tarantino qui a projeté à plusieurs reprises faire un film sur lui !

    P.L.

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  7. Je suis un peu déçu par la pusillanimité dont semble avoir fait preuve Frederick Douglass… Son autobiographie reste cependant un incroyable témoignage sur le système esclavagiste.

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  8. @ P.L.
    Merci pour tous ces précieux éclaircissements !

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  9. @ LB

    Vu le sort de Brown, on peut juger que F. Douglass, esclave fugitif, a plutôt fait montre de bon sens en refusant de l'accompagner.
    Et en plus d'être un incroyable témoignage, son autobiographie est également un très beau texte littéraire.

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  10. @ Anonyme 18:06
    On peut aussi juger que Douglass n'était pas fou comme un certain… Brown.

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  11. Je m'étonne qu'on ne fasse pas mention, dans ce blog de cinéphiles avisés, de la merveilleuse "Piste de Santa Fe" de Michael Curtiz, qui retrace l'épopée meurtrière et la fin apocalyptique de Mr John Brown, avec Errol Flynn dans le rôle de Stuart le sudiste et Ronald Reagan (lui-même) dans celui de Custer le nordiste.

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  12. Je ne connaissais pas ce film... Mais votre description enthousiaste et une rapide recherche internet me convainquent qu'il est en effet une pièce indispensable au dossier Brown !

    P. L.

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  13. Il n'est pas exact de dire que Lincoln refusa la grâce présidentielle : il ne fut élu qu'un an après l'exécution de Brown, en novembre 1860, et ne fut investi qu'en mars 1861.

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