On connaît la Seconde Guerre
Mondiale de Curzio Malaparte (1898-1957) à travers les récits peu croyables
qu’il en fit dans ces deux romans géniaux que sont Kaputt et La peau. Ami de Malraux, l’auteur de la Technique du coup
d’état partageait avec
lui une déplorable mais remarquable mythomanie… C’est pourquoi il est
intéressant de se plonger dans La Volga naît en Europe, recueil d’articles écrits pendant
ses deux séjours sur le front russe en 1941 et 1942 et publiés à l’époque par
le journal italien Corriere della Sera.
En tant que correspondant de
guerre affecté près des troupes d’invasion italiennes (juin 1941), Malaparte se
devait d’être un peu plus véridique que d’habitude, exercice difficile pour cet
écrivain à l’imagination débordante. Le style de ses articles s’en
ressent : faute de pouvoir en permanence narrer une anecdote savoureuse,
l’auteur se fait un devoir de décrire par le menu tout ce qu’il voit, quitte à
tirer un peu à la ligne pour raconter chaque fois quelque chose de neuf. En se
mettant constamment en scène et en donnant un thème précis à chacun de ses
articles, Malaparte parvient toutefois à ne pas ennuyer le lecteur et on le suit sans peine malgré l’absence assez flagrante d’événements…
De fait, la première partie de La Volga naît en Europe (composée des articles écrits lors de son
séjour sur le front d’Ukraine) montre une avancée militaire paisible malgré les
prédictions répétées de l’auteur sur la résistance à venir des troupes russes.
Cette « Cassandre attitude » vaudra d’ailleurs à Malaparte quelques
ennuis : d’abord la censure de la presse fasciste (passages rétablis dans
la présente édition), notamment un étonnant article à la gloire de l’armée
révolutionnaire et deux passages décrivant des exactions typiquement nazies.
Ensuite son arrestation par la Gestapo qui apprécie modérément sa prose et le
renvoie manu militari en Italie
où Mussolini le fait assigner à résidence durant quatre mois.
À peine libéré, le voici qui
repart pour le front, affecté, en guise de
punition, auprès des troupes finlandaises qui participent au siège de Leningrad ! C’est pourtant là que La Volga naît en Europe devient
vraiment passionnant. Le danger ne manque pas de ce côté du front et les
anecdotes malapartiennes avec. Les lecteurs de Kaputt se souviennent certainement des célèbres chevaux de
glace du lac Ladoga, histoire parfaitement douteuse qu’un
scientifique a cependant tenu à expliquer… Ici, l’immense étendue glacée est de
nouveau l’occasion d’aventures pour Malaparte : entre des trains fantômes
russes qui roulent vers les lignes finlandaises, des promenades dans la forêt
où pendent aux arbres des parachutistes soviétiques gelés et des visages
humains imprimés dans la glace comme le Suaire de Turin, le lecteur est servi ! Ces histoires à la Münchhausen autour du lac Ladoga méritent le détour, d’autant que
l’auteur, conscient de leur caractère éminemment suspect, les certifie avec sa
bonne foi habituelle : « j’hésite à raconter cette histoire ; les
lecteurs sont méfiants, pleins de suspicion à l’égard des choses
extraordinaires. Mais c’est pourtant un fait réel ».
La Volga naît en Europe apparaît donc comme un excellent complément à Kaputt, tant par le style que par le genre, et ce en dépit
de quelques articles trop descriptifs ou techniques dans sa première partie.
Très curieusement, aucun des faits extraordinaires du roman de Malaparte ne se
retrouve dans ses chroniques de Russie. Il est vrai que son passage en Pologne
auprès du gouverneur général Frank, son retour en Italie et toute
une partie de son séjour en Finlande où il resta jusqu’en 1943 n’y sont pas
racontés et laissent matière à beaucoup de récits qu’on retrouve dans Kaputt. La rédaction de ce roman ayant été commencée à l’été
1941, l’auteur aura peut-être voulu garder le meilleur pour son œuvre. Mais
venant de Malaparte, on peut aussi nourrir quelques doutes sur la complète
véracité de ces « choses vues », car on ne retire rien à ce grand
écrivain en répétant que son expérience était aussi riche que son imagination.
Lucien JUDE
Ceux qui seraient intéressés par
ce livre peuvent éventuellement le trouver d’occasion chez des bouquinistes
mais il n’a jamais été réédité depuis sa publication chez Domat en 1948. Il
comporte une longue et très intéressante préface directement écrite en français
par Malaparte dans laquelle celui-ci explique son titre étrange :
« Parmi les préjugés bourgeois sur la Russie soviétique, le plus obstiné est celui qui consiste à considérer le communisme comme un phénomène typiquement asiatique. Cette explication de la révolution communiste et des problèmes qu’elle pose à l’Europe est trop facile pour être accueillie sans danger. Le titre de ce livre, La Volga naît en Europe, est une allusion à ce préjugé mesquin. […] La Volga, dit Pilniak, se jette dans la mer Caspienne. Oui, mais elle naît en Europe, elle prend sa source en Europe, c’est un fleuve européen. La Seine, la Tamise, le Tibre (le Potomak aussi) sont ses affluents. »Images : Curzio Malaparte (source ici), la "route de la vie" sur le lac Ladoga durant l'hiver 1940-1941 (source ici), couverture de La Volga naît en Europe, Domat, 1948, 345 pages, traduction de l'italien par Juliette Bertrand (source LJ).
Intéressant article.
RépondreSupprimerSacré Malaparte, j'aime beaucoup cette phrase: "les lecteurs sont méfiants, pleins de suspicion à l’égard des choses extraordinaires. Mais c’est pourtant un fait réel »"
Puisque je vous dis que c'est vrai !
Ah Malaparte et le dîner du général Cork ! Sans parler du dîner avec le gouverneur général de la Pologne Frank ! C'est vrai qu'il y a un peu de suspicion sur la réalité de ces récits, mais c'est après tout ce qui fait leur intérêt.
RépondreSupprimerRemarquez, vu le bourrage de crâne habituel en temps de guerre, le lectorat italien ne devait pas être spécialement déstabilisé par les histoires délirantes de Malaparte...
RépondreSupprimer@ Anonyme 20:55
RépondreSupprimerAu contraire ! Le lectorat italien fut déstabilisé par le ton volontairement pessimiste des articles, les éloges permanents de l'armée rouge, etc… Malaparte se vante (comme souvent) dans sa préface d'avoir été un résistant de l'écriture. Il faut reconnaître que ces articles lui valurent une arrestation et une assignation à résidence. Mais son ancienne amitié avec Mussolini le protégeait largement. Par ailleurs, Malaparte explique (toujours dans sa préface) que que les Italiens n'étaient pas mécontents d'apprendre les échecs de l'Allemagne, première consolation pour eux qui avaient tout perdu militairement quand sa rivale triomphait partout…
"Malaparte se vante (comme souvent) dans sa préface d'avoir été un résistant", voilà un très bel exemple de la mythomanie partagée de Malaparte et Malraux !
RépondreSupprimerDisons quand même que Malaparte ne s'est pas inventé un rôle actif dans la Résistance comme l'a fait le colonel Berger-Malraux… Il est resté plus modeste sur ce point.
RépondreSupprimerJe viens tout juste de finir La Peau et de commencer Kaputt, mais je sens que ma découverte malapartienne ne va pas s'arrêter là...
RépondreSupprimerL'article est très bien écrit et me rassure sur mes choix littéraires alors que mon professeur de littérature se montre extrêmement réservé quant à Malaparte et son oeuvre (mais surtout sa vie, je crois).
Une question quand même : pourquoi "déplorable [...] mythomanie" ? C'est un jugement de valeur qui porte sur la mythomanie en soi, ou sur celle de Malaparte en particulier ?
@Elise Sans vouloir répondre pour M. Jude, on regrette parfois en lisant Malaparte, l'exactitude d'entomologiste de Jünger.
RépondreSupprimer@Jude quelles sont donc ces "exactions typiquement nazies" ?
@ Elise
RépondreSupprimerVotre professeur de littérature a tort, cela ne fait aucun doute. D'abord, on se moque éperdument de la vie d'un auteur, pourvu que son œuvre soit belle. Ensuite, la vie de Malaparte ne fut en rien scandaleuse. Fasciste au commencement du fascisme italien, opposant à Mussolini et Hitler au début des années 30, admirateur de Lénine, de la Chine communiste, etc… La vie de Malaparte est jalonnée de provocations et ce n'est pas pour rien que cet ancien fasciste adhéra au Parti communiste sur son lit de mort !
Quant à la mythomanie de Malaparte, si je la juge "déplorable" c'est parce qu'elle falsifie un peu le contenu de ses romans autobiographiques (Kaputt, La peau, Le soleil est aveugle…). Elle est cependant remarquable dans les résultats qu'elle offre !
Bonne lecture !
@ Anonyme 23:27
Les exactions typiquement nazies sont ces crimes complètement gratuits que perpétra l'armée allemande sur les populations russes. Malaparte raconte ainsi comment des Allemands assassinent sans raison des fermiers russes (femmes et vieux) avec qui il discutait peu avant.
Je n'ai rien à dire sur Malaparte, je l'admire, comme tout le monde (sauf certains enseignants semble-t-il).
RépondreSupprimerEn revanche, je me permets de demander poliment à M. Jude de bien vouloir retirer ces propos sur Malraux : "Disons quand même que Malaparte ne s'est pas inventé un rôle actif dans la Résistance comme l'a fait le colonel Berger-Malraux…" ! Je trouve un peu facile de critiquer de cette manière ce qu'on ne peut connaître en détails (et pour cause).
@ Lucien Jude :
RépondreSupprimerMerci, je me sens consolée ! Et puis j'ai appris le titre d'un nouvel ouvrage de Malaparte, c'est parfait, encore mieux que Wikipédia !
Encore une question : est-ce que quelqu'un sait comment on est censé prononcer le nom de Malaparte (j'avouerai à ma grande honte que je ne demande ça que dans l'espoir de me la raconter auprès de mes petits camarades) ?
@ BBC
RépondreSupprimerJe ne connais certes pas les détails complets sur le rôle de Malraux dans la Résistance, mais il est de notoriété publique qu'il fut bien en deçà de ce que l'auteur raconta dans ses mémoires… Malraux était, comme Malaparte, très à l'aise avec sa mythomanie, d'où le titre de ses souvenirs "Antimémoires"…
Petit extrait d'une interview d'Olivier Todd, son biographe :
" Malraux, un mythomane à géométrie variable ?
Olivier Todd — J'ai découvert un personnage cyclique. Deux exemples : il se rend au Cambodge dans sa jeunesse pour « faire de l'argent ». C'était, quoi qu'on ait pu dire, un pilleur de monuments. Et très vite, à vingt-quatre ans, il crée en Cochinchine un journal anti-colonialiste intelligent : le cycle commence de manière négative et se boucle de façon étonnante, si ce n'est admirable.
Deuxième exemple : sa Résistance plus que modeste. En fait, il n'est entré en Résistance qu'en mars 1944, ce qu'il admet dans sa correspondance. Mais il prend des risques et finit par créer la brigade Alsace-Lorraine…"
Au vu des derniers propos de M. Todd, je veux donc bien vous concéder qu'au moins Malraux a été dans la Résistance, mais je ne peux pas pour autant retirer ce que j'ai dit, car son rôle fut très loin de ce qu'il voulut faire croire…
@ Elise
RépondreSupprimerMalaparte se prononce comme Bonaparte, c'est-à-dire à la française.
Le vrai nom de Malaparte était Kurt-Erich Suckert (origine allemande).
Cette prononciation fera sûrement un triomphe auprès de vos petits camarades !
Je suis en train de bouquiner Kaputt, c'est admirable. Merci pour cet intéressant éclairage sur la vie de Malaparte. Je ne savais pas qu'il était aussi à l'aise avec le pipeau que Malraux (bien le bonjour à BBC). En même temps il ne me semble pas que Kaputt soit pleinement autobiographique, malgré l'emploi du "je" et de son nom dans le roman. En témoignent les nombreux rêves et délires du narrateur qui n'ont pas pour principal souci de rendre vraisemblable le récit. Je me prononcerai là-dessus quand j'aurai fini le livre!
RépondreSupprimerMerci pour l'article en tout cas.