dimanche 14 février 2010

La Saint-Valentin sanglante

Parmi les nombreux massacres de la Saint-Valentin qui émaillent l'histoire, l'un des plus terribles est celui qui se déroula à Strasbourg, le 14 février 1349, au cours duquel 2000 juifs environ furent tués.

L'Europe occidentale, déjà troublée par les atrocités des débuts de la Guerre de Cent ans, avait subi de plein fouet l'épidémie de Peste Noire qui à partir du printemps 1348 devait balayer le continent et provoquer plusieurs millions de morts.
Ces événements déjà fortement traumatisants en eux-même contribuèrent à relancer l'agitation populaire dans les villes comme dans les campagnes. Ainsi, dans le sillage de la peste, une vague de pogroms déferla sur la France puis la Rhénanie et le Saint-Empire tout entier. L'anti-judaïsme au Moyen-âge s'explique certes pour des raisons religieuses, mais surtout pour le rôle économique que jouent très souvent les juiveries dans les villes. Peu à peu exclus des professions artisanales et commerciales sous l'influence croissante des corporations, la plupart des juifs avaient dû se vouer au commerce de l'argent et au prêt. Dans une société où l'Église interdisait l'usure, les juifs se retrouvèrent dans la délicate position d'usuriers, de prêteurs et de percepteurs d'impôts. Si à ce titre, ils étaient protégés par les autorités - Juifs de la Maison du Roi, ou Juifs du Pape par exemple - ils étaient évidemment dangereusement exposés à la fureur populaire lors des explosions sociales qui déchiraient régulièrement les villes.
En effet, dans la plupart des villes commerçantes, de l'Italie du Nord à l'Angleterre en passant par la Champagne, la Rhénanie et les Flandres, les affrontements de classes étaient permanents et souvent sanglants. Strasbourg à cette époque pourrait presque être considéré comme un cas d'école.

Ville libre depuis le début du XIIIe siècle, les bourgeois de Strasbourg en s'alliant à l'Empereur avaient successivement évincés l'Évêque, puis les deux grandes familles féodales (Zorn et Müllenheim) qui se disputaient le pouvoir. Depuis 1332, la ville était exclusivement dirigée par des membres du Patriciat, membres de maisons nobles d'origine mercantile, qui  concentraient en leurs mains les pouvoirs politiques, économiques et juridiques. En bons gérants des intérêts de la ville qui se confondaient avec leurs propres intérêts économiques, les autorités municipales protégeaient la prospère communauté juive qui fournissait de confortables revenus.
Cette situation de monopole devait bien sûr entraîner un certain nombre de rancoeurs et de détestations. La vague de pogroms qui touchait les autres villes de la région avait été partout l'occasion de graves troubles urbains. À Strasbourg au moins, ces troubles prirent l'aspect d'un véritable coup d'État, dont l'un des principaux enjeux devait être le massacre des juifs de la ville.
Au début de l'année 1349, la ville n'avait pas encore été touchée par l'épidémie de peste, mais les rumeurs alarmantes allaient bon train, notamment celle accusant les juifs d'empoisonner les puits. On en vint à réclamer l'expulsion ou l'extermination des juifs, avant que la maladie ne se déclare... La municipalité, peu soucieuse de perdre une telle source de revenus, biaisa en ouvrant une enquête et en demandant des rapports à d'autres villes qui avaient obtenu par la question des aveux de quelques juifs arrêtés.
Le 8 février à Benfeld s'ouvrit une conférence devant décider du sort des juifs de la Basse-Alsace. Les choses tournèrent très mal. Les Stadtmeisters (maires) de Strasbourg, le juge Sturm et Conrad Kuntz von Winterthur, soutenu par l'Ammeister Peter Schwaber prirent la défense des juifs contre la majorité des délégués, soutenus eux par l'Évêque. Pris à parti le lendemain par les délégués des artisans qui réclamaient le partage de l'argent qu'ils avaient dû recevoir des juifs pour ne pas les condamner, Peter Schwaber fit arrêter une partie des meneurs.
La révolte éclata aussitôt à Strasbourg. Le 10 février, rue du Dôme, devant la Cathédrale, les artisans réunis sous les bannières, accompagnés par des chevaliers en armes, firent arrêter chez eux les deux Meisters, saisirent les sceaux et les bannières de la ville et déposèrent l'ensemble du Conseil municipal.  Les artisans créèrent dans la foulée un nouveau Conseil composé d'artisans, mais aussi de chevaliers et de bourgeois, parmi lesquels le nouvel Ammeister Betschold le Boucher qui devait s'illustrer quelques jours plus tard. Le renversement du Conseil avait permis aux féodaux de regagner une grande partie de leurs prérogatives (deux des nouveaux Meisters sur quatre appartenaient à la noblesse), alors que les corporations étaient désormais les maîtresses de la vie politique.

Le nouveau Conseil, dès son arrivée au pouvoir, lança le pogrom, sans se soucier des conséquences économiques, ni de la foi jurée. Du reste, il est peu probable que les nouveaux dirigeants aient pu arrêter le mouvement, quand bien même ils l'auraient désiré. Aussi, le jour de la Saint-Valentin, le quartier juif fut-il investi par la foule qui se déchaîna, avant d'entraîner les habitants jusqu'au cimetière juif, où avait été érigé un immense bûcher sur lequel deux mille d'entre eux devaient être brûlés vifs plusieurs jours durant. D'après les chroniques, seuls furent épargnés les apostats, les petits enfants et quelques jeunes femmes. Sans compter, bien sûr, ceux qui avaient eu la sagesse et les moyens de quitter la ville les jours précédents. Plus important que le massacre même, toutes les dettes dues aux juifs furent annulées et les gages et les lettres de crédit rendus à leurs possesseurs. Les biens récoltés pendant le pillage de la Juiverie furent également répartis entre les artisans, principaux vainqueurs de ces journées, l'évêque et la municipalité. Celle-ci promulgua un décret interdisant toute installation de juifs dans la ville pour deux cents ans.
La précaution fut sans doute insuffisante, car la peste noire s'abattit sur la ville quelques mois plus tard.

Paul LAMARE

Sur le sujet, on peut lire le roman de Charly Damm, Niclaus Findel, publié en 2005 aux éditions de la Coprur, qui retrace l’histoire de Strasbourg de 1248 à 1349.

Images : le massacre des juifs de Strasbourg par Eugène Beyer (Musée historique de Strasbourg, source ici), médecin pendant une épidémie de peste (source ici), « juif empoisonnant un puits » (source ici), bûcher de juifs (source ici).
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11 commentaires:

  1. Y a pas à dire, ça change des articles traditionnels et cucus sur la St-Valentin... Et c'est très instructif, j'ignorais que le 14 février était aussi célèbre pour ses massacres. Est-ce qu'il y en a eu vraiment tant que ça au cours de l'Histoire ?

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  2. En tout cas, il y aussi la Saint-Valentin de 1929 qui fut un célèbre massacre entre mafieux à Chicago (Al Capone et cie…).

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  3. Ne peut on faire un lien entre ce massacre du XIVè et les massacres de Septembre auquel le titre de votre blog rend hommage ?

    Dans les deux cas on massacre par peur du complot...

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  4. "les affrontements de classes étaient permanents"
    est ce à dire que la "lutte des classes" faisait déjà fureur à l'époque dans toute l'Europe ?

    Les juifs ont ils été massacrés pour une raison de croyance populaire (la peste) ou pour une raison économique (les dettes) ?
    Comment faire la part des choses ?

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  5. @ anonyme:

    Comparaison n'est certes pas toujours raison, mais vous touchez, je crois, quelque chose de juste. Massacrer une population est rarement un acte banal (quoiqu'on en pense) et pour aboutir à un tel événement il faut toujours une certaine préparation psychologique. Vous citez les massacres de Septembre, mais on pourrait aussi évoquer le "complot huguenot" qui déclencha entre autres la tuerie de la St-Barthélemy, ou même très récemment le génocide rwandais.
    Tant qu'au titre du blog, outre la légère provocation qu'il représente, je crois qu'il s'agit surtout d'un hommage aux héros anonymes d'une Révolution française "prise comme un bloc".

    @ Vernet:
    En fait, le concept de "Lutte des classes" n'est apparu qu'au XIXe siècle sous la plume de St-Simon avant d'être popularisé par la pensée marxiste. Pour autant, la "Lutte des classes" que je mentionne ici, n'est pas celle qui opposerait bourgeoisie et le prolétariat (ce qui serait anachronique), mais bien les différentes classes urbaines qui forment à la fin du moyen-âge un enchevêtrement de couches sociales aux intérêts économiques et politiques souvent divergents, mais voilés et obscurcis. Même la "juiverie" sous son apparence uniforme d'une classe d'usurier était en fait traversée par des clivages très marqués...

    Pour votre seconde question, on peut peut-être remarquer que les chroniques tendent à indiquer que la rumeur d'empoisonnement servit surtout de prétexte au coup d'État des corporations. D'autre part, s'il est assez apparent que les intérêts matériels ont sans doute primé dans les motivations de certains acteurs, il est fort possible que l'antijudaïsme médiéval ait suffi pour déclencher le pogrom.

    P. L.

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  6. J'ajoute qu'il existe un petit texte de P. Lafargue, intitulé "Les luttes de classes en Flandres", qui pour un peu vieilli qu'il soit, permettra aux lecteurs intéressés de se faire une idée un peu plus précise, sans se plonger dans la passionnante mais volumineuse historiographie actuelle:

    http://www.marxists.org/francais/lafargue/works/1882/01/flandre.htm

    P. L.

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  7. Pour compléter les dires de Paul Lamare, j'ajoute qu'une réédition assez complète de l'ensemble des textes révolutionnaires de Paul Lafargue vient d'être publiée chez Texto.
    À lire en particulier : "La légende de Victor Hugo" et "Le droit à la paresse".

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  8. Qu'est-ce que le Christ en croix vient faire à côté du Juif empoisonnant le puits ?

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  9. J'imagine que c'est pour rappeler que les Juifs sont déicides, en plus d'être des empoisonneurs de puits.

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  10. un mal qui répand la terreur
    un mal que le ciel inventa pour punir les crimes de la terre
    la peste
    puisqu'il faut l'appeler par son nom
    ils n'en mourraient pas tous mais tous en été atteints

    Je ne vérifie pas le texte sur mon livre "les fables de la Fontaine"

    De vagues souvenirs me reviennent en mémoire
    Tous les animaux avouèrent leurs crimes des plus odieux au plus insignifiant et c'est l'âne qui hérita de la sanction pour avoir juste brouter dans un champ voisin

    et tellement vrai

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  11. C'est un commentaire censuré ou seulement laborieusement décousu ?

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