Qui a dit que l’histoire ne se répète qu’en comédie ? Les présents événements en Tunisie nous donnent en effet l’occasion de revenir sur un fait historique dont c’est aujourd’hui le 42e anniversaire. Si l’on est encore surpris par la soudaineté de la fuite du président-dictateur Ben Ali, il faut se rappeler que le mouvement populaire de révolte qui vient de la provoquer est parti d’une seule personne qui par son suicide répéta le célèbre geste du Tchécoslovaque Jan Palach.
Jan Palach, étudiant en philosophie de 21 ans, s’immola par le feu le 16 janvier 1969 sur la place Venceslas de Prague. Au mois d’août 1968, l’armée rouge avait mis fin dans le sang au Printemps de Prague, cette période éphémère au cours de laquelle le réformateur Dubcek tenta d’imposer le « Socialisme à visage humain » en réintroduisant les libertés individuelles et en mettant un terme à la censure. Par l’horreur de son acte, Jan Palach entendit protester contre le retour à la dictature soviétique et montrer le désespoir de tout un peuple. Le retentissement de cet événement fut immense et mena peu après à d’importantes manifestations, tandis que d’autres jeunes gens suivaient l’exemple de Palach en s’immolant à leur tour par le feu. Quoique les conséquences politiques de ce suicide ne furent pas immédiates, il est indéniable que Palach ranima l’esprit de résistance parmi la population tchécoslovaque. La commémoration de sa mort vingt ans après, en 1989, fut l’occasion des premières révoltes à l’encontre du régime communiste (Semaine Palach) en même temps que le dépôt d’une gerbe de fleurs sur l’emplacement du suicide valait neuf mois de prison à Vaclav Havel (opposant au régime, futur président). À la fin de cette même année 1989, la Révolution de velours balayait définitivement le régime honni.
Il est dès lors frappant de remarquer à quel point l’exemple de Jan Palach a été imité en Tunisie par le suicide de Mohamed Bouazizi. Rien ne dit du reste que ce dernier connaissait l’histoire du Tchécoslovaque, mais il faut bien constater que le même geste a causé les mêmes répercussions, jusqu’à un dénouement précipité que seule la déliquescence générale du pouvoir permet d’expliquer.
Le 17 décembre 2010, à Sidi-Bouzid, Mohamed Bouazizi a choisi de s’immoler par le feu devant le siège du gouvernorat, après que la police lui eut confisqué ses outils de travail (une charrette de fruits et légumes). Ce jeune homme de 26 ans, diplômé mais chômeur, n’avait comme ressource que ce travail de vendeur ambulant que les autorités ne lui permettaient pas d'exercer. Malgré ses protestations auprès de la municipalité puis du gouvernorat, il avait été systématiquement éconduit. C’est pour protester contre cette situation qu’il choisit de se donner la mort sur la place publique en s’immolant par le feu. Aussitôt après, et comme dans le cas de Jan Palach, plusieurs suicides similaires furent recensés à Sidi-Bouzid et des manifestations de révolte contre le chômage et la misère visant directement le pouvoir corrompu et dictatorial de Ben Ali se propagèrent dans toute la Tunisie pour mener aux résultats que l’on sait.
Certes, le suicide publique en signe de protestation ne date pas de 1969. Les exemples sont légion qui se retrouvent à toutes les époques. Mais combien aboutirent à de telles conclusions ? Il suffit de repenser à Stefan Lux, Tchécoslovaque lui aussi, qui en 1936, en pleine séance de la Société des Nations à Genève, se tira une balle dans la tête afin d’alarmer le monde contre la politique antisémite de l’Allemagne nazie. Son geste, combien prophétique, n’eut pas la moindre conséquence… Ajoutons enfin que le mode de suicide n’est pas anodin : bien plus impressionnante que la mort par le poignard ou le pistolet, l’immolation par le feu nous ramène à un spectacle des temps primitifs. Parce qu'il ne s'agit pas d'une forme "banale" de suicide, elle traduit le désespoir et, dans un contexte pré-révolutionnaire, appelle la révolte.
Désormais perçu comme la figure originelle de ce qu’on appelle déjà la Révolution de jasmin, Bouazizi a rejoint Palach dans l’histoire en accomplissant ce geste symbolique.
KLÉBER
On se moque souvent des étudiants qui manifestent en les prenant pour des écervelés et pourtant...
RépondreSupprimerVotre très bon rapprochement de ces deux jeunes gens qui s'offrent en holocauste et dont le geste se trouve à l'origine de révolutions nous force à penser qu'il ne faut pas désespérer de notre jeunesse.
J'espère que la postérité fera une place aussi belle à Mohamed Bouazizi qu'à Jan Palach
J'espère quand à moi que la postérité ne rendra pas tous ces sacrifices nécessaires.
RépondreSupprimerEn France, on assiste à une « épidémie » de suicide au début du XIXé. La question de la responsabilité de la société se pose alors et Balzac, à ce propos, écrit en 1836 dans la chronique de Paris :
RépondreSupprimer« Les meurs fabriquent incessamment des capacités qu’elles envoient mourir à l’entrée de carrière obstruées ; car, chaque année, les prétentions et les prétendants augmentent sur une arène qui ne s’agrandit pas. Voulez-vous que les gens de talent élevés par vos collèges, échauffés par vos cours en Sorbonne ou au collège de France, redescendent à la charrue dont vous les tirez ? Ils meurent, Monseigneur, faute de pain et vous leur demandez : pourquoi mourrez-vous ? Ils meurent après mille tentatives inutiles, après avoir essuyé mille refus ; ils meurent pour ne pas finir au Mont-Saint-Michel comme conspirateurs républicains ou à l’échafaud comme assassins. »
Drôle de chose, de savoir qu'une (ou deux) véritables révolutions ont lieu, d'en parler, de les commenter, et de n'en être pourtant pas plus proches que des révolutions du passé (proche et lointain).
RépondreSupprimerBien que l'on puisse se demander si tout le monde est accrédité à parler de ce genre d'actualité, je trouve très pertinent et intéressant de faire ces rapprochements et retours historiques auxquels on ne pense pas toujours assez, surtout "dans le feu de l'action" (sans mauvais jeu de mots).