Cédant à la redoutable manie des commémorations faciles, nous
orientons ce mois-ci nos deux rubriques phares vers la Révolution d'Octobre
1917, en examinant deux
éminents spécimens de bolcheviques : l'intéressante Alexandra Kollontaï (article à paraître dans la semaine) et l'improbable Kliment Vorochilov. Ces deux dignitaires du Parti
communiste soviétique
présentent, en dépit d'origines passablement dissemblables et de physiques
résolument divergents, quelques points communs amusants.
Kliment Iefremovitch Vorochilov, naquit le 23 janvier 1881, à Dniepropetrovsk (ancienne Verkhneïé), au coeur de l'Ukraine industrielle dans une famille d'ouvriers
d'origine paysanne. La vie obscure, triste et sale qu'il mène dans ses
premières années — partagée entre le rude labeur et la mendicité — se serait
sans doute longtemps poursuivie, si le pourrissement du régime tsariste et les
vents révolutionnaires qui commençaient à balayer la vieille Russie ne
l'avaient pas conduit à rejoindre les rangs du Parti social-démocrate russe en
1903.
Comme nombre de militants des partis illégaux, il connaît
rapidement les prisons du régime, qu'on surnomme alors "les écoles de la
Révolution", et où effectivement il apprendra à lire et à écrire… Mais
guère plus d'après les mauvaises langues du Parti.
Mobilisé en 1914, il ne semble pas jouer un rôle marquant sur le
front pas plus qu'au sein des troubles ouvriers qui agitent les grandes villes,
jusqu'au début de la Révolution, en février 1917. L'histoire le déniche enfin
lors du fameux siège de Tsaristyne (future Stalingrad), où il dirige l'Armée rouge avec un dénommé Staline...
Pendant plusieurs mois, et malgré son écrasante supériorité numérique,
il défend à grand-peine la ville contre les blancs de Denikine. Il est vrai que son alcoolisme et ses
conceptions plus que sommaires de l'art de la guerre (l'attaque sabre au
clair), comme son refus affirmé de recourir à la discipline militaire et à
l'intégration de "spécialistes" (c'est-à-dire des officiers tsaristes
ralliés), y ont été pour beaucoup. La nullité dont les deux dirigeants font
preuve durant cette bataille de plusieurs mois sera non pas oubliée mais
glorifiée dans d'interminables poèmes, chansons et romans. Et Vorochilov, aidé
par la fraternité d'ivrognes qui le liera désormais toute sa vie à Staline,
entamera une fructueuse carrière de courtisan.
Dès 1921, le voilà membre du comité central du Parti. En 1925, il
obtient le commissariat du peuple à la guerre et la présidence du conseil
militaire révolutionnaire (arrachée à Trotski) et intègre dès l'année suivante le
bureau politique, où il battra tous les records de longévité en y restant vissé
jusqu'à l’année 1952, en dépit des purges quasi permanentes.
Placé à la tête de l'Armée rouge, Vorochilov met un point
d'honneur à reproduire en grand les méthodes qui lui ont si bien réussi pendant la guerre civile : ainsi, il s'oppose avec une constance exemplaire à
tous les efforts de modernisation voulus par Toukhatchevski, son point de vue prévalant
définitivement lors de la purge de 1937 qui décapite l'ensemble de l'état-major
et un tiers du corps des officiers.
Fort de ce beau succès, le désormais maréchal Vorochilov orchestre
la fructueuse campagne de 1939 vers l'Ouest durant laquelle les États Baltes et
la Pologne orientale sont annexés — il est l'un des coresponsables du massacre
de Katyn. Las, la
désastreuse "Guerre d'hiver" en Finlande entraîne sa disgrâce partielle. Placé à la tête des armées du
Nord-Ouest, l'offensive allemande de juin 1941 est une nouvelle chance pour lui
de témoigner de son incroyable incapacité. Les Allemands assiègent Leningrad dès le 8 septembre (siège qui durera
tout de même 900 jours) et il faudra toute l'énergie du général Joukov, un des rares survivants des purges, pour
sauver la ville. Symbole de ce désastre, le sort du KV, unique blindé trouvant grâce aux yeux
du maréchal, parce qu'il avait été baptisé de son nom, et dont la taille
monstrueuse, la lenteur et l'absence de mobilité en firent une cible de choix
lors des premières semaines de l'opération Barbarossa.
Totalement déconsidéré, Staline le laisse pourtant encore sévir en
1944 dans le domaine militaire (il rate magistralement une offensive pour
tenter de briser le siège de Leningrad), avant de redéployer ses talents dans
les opérations de police : il participe à la "soviétisation" de la Hongrie en 1945. Sans doute n'est-il pas assez
convaincant, car son vieux complice, devenu oublieux ou ingrat, entend le faire
figurer en bonne place dans les nouveaux procès de Moscou qui se préparent à partir de 1952-1953,
à titre d'"agent de l'impérialisme anglais". La mort du tyran lui
permet d'y échapper de justesse.
Ragaillardi, ce comploteur maladif fait parti de la clique Khrouchtchev-Malenkov qui liquide Beria en 1953, avant de se joindre à celle Molotov-Malenkov contre Khrouchtchev en 1957. Il
s'en retire à temps, mais est finalement évincé par le jeune Brejnev en 1960 et exclu (enfin) du comité
central, comité dans lequel il revient pourtant lorsque Khrouchtchev est à son
tour renversé en 1964 !
Fait "Héros de l'Union Soviétique" une seconde fois en 1968 —
personne n'avait peur du ridicule cette année-là, semble-t-il — il décède
paisiblement dans son lit à 88 ans, après avoir, c'est l'essentiel, bien
travaillé.
Bruno FORESTIER