Pour le confort de
lecture et afin d'éviter les répétitions, nous avons remplacé à quelques
reprises le nom de Bourget par les diverses appellations imagées qu'utilise
Bloy. Elles seront signalées par un astérisque.
Pourquoi et comment déteste-t-on
Paul Bourget (1852-1935) ? C'est
une question qu'on se pose un jour ou l'autre quand on s'intéresse à la littérature.
Depuis Léon Bloy qui l'éreinte méchamment
dans son Belluaire et porcher (1905) en le traitant d'eunuque, jusqu'à Céline qui, monologuant en 1957, s'attaque à son style, on
ne compte plus les remarques assassines de la part des écrivains. Auteur
presque oublié (si ce n'est cette extraordinairement longue notice wikipédia), et plus lu (malgré la réédition du Disciple cette année), Bourget fut pourtant à son époque
prolifique et reconnu.
Ainsi en 1915, André Gide
vient lui rendre visite ; c'est la rencontre de deux grands, l'un a 63 ans
(académicien depuis 20 ans), l'autre 46. Voici en quels termes Gide la relate
dans son Journal :
« - Pour entrer ici, Monsieur Gide, m'a-t-il dit d'abord, vous n'aurez pas besoin de passer par la porte étroite.
Cela ne voulait proprement rien dire, mais marquait de la cordialité. Et, peu de temps après, il a trouvé moyen de faire allusion à mon Immoraliste ; […]
- Maintenant que nous voici seuls, apprenez-moi, Monsieur Gide, si votre immoraliste est ou n'est pas un pédéraste?
Et comme je reste un peu interloqué, il insiste :
- Je veux dire : un pédéraste pratiquant ?
- C'est sans doute plutôt un homosexuel qui s'ignore, répondis-je, comme si je n'en savais guère trop rien moi-même ; et j'ajoutais : je crois qu'ils sont nombreux.
Je pensais d'abord qu'il voulait ainsi me montrer qu'il avait lu mon livre, mais il tenait surtout à m'exposer ses théories :
- Il y a, commença-t-il, deux catégories de perversions : celle qui ressortissent du sadisme, et celles qui se rattachent au masochisme. Le sadique et le masochiste pour atteindre la volupté, ont recours l'un et l'autre à la cruauté ; mais l'un, etc. tandis que l'autre, etc.
- Rangez-vous les homosexuels dans l'un des deux genres ? demandais-je pour dire quelque chose.
- Nécessairement, reprit-il, car, ainsi que le fait observer Régis…[...] »
Cette anecdote montre
à quel point les penchants de Bourget allaient vers les thèses plus que vers
les romans. Or, le roman psychologique l'éloigne de la littérature et lui
fait charrier, selon l'expression de Bloy: « les glaçons d'un pédantisme
universitaire que la naïveté romantique de certains poètes avait cru défunt ». On imagine facilement le peu d'estime qu'il
portait aux écrits de Gide (ce dernier traitera, en 1930, les lecteurs du
fendeur de poils* de « bancs de sardines et de maquereaux « ), assenant sans cesse que les écrivains ont une
responsabilité morale envers leurs lecteurs.
À ce propos, Paul
Bourget écrit dans la célèbre préface du Disciple, s'adressant au « jeune homme » : « tu vas,
cherchant dans nos volumes, à nous tes aînés, des réponses aux questions qui te
tourmentent. Et des réponses ainsi rencontrées dans ces volumes, dépend un peu
ta vie morale, un peu de ton âme. Et ta vie morale, c'est la vie morale de la
France même : ton âme, c'est son âme (…) Pensant à cela, il n'est pas d'honnête
homme de lettres, si chétif soit-il qui ne doive trembler de responsabilité. » (sic !)
C'est sans doute
parce que l'icoglan* a trop tremblé qu'il est devenu le repoussoir de la littérature
et en particulier des hommes de lettres. Car, c'est bien dans cette quête de
moralité qu'étouffe le roman bourgetien. Sans cesse, il tente de « démontrer
des thèses amies de la morale et de la raison » comme le dit Kléber Haedens
dans son Histoire de la littérature
française, ajoutant de manière
piquante : « Paul Bourget a longtemps servi de psychologue aux bourgeoises
vertueuses et aux femmes du monde à mi-chemin entre le confessionnal et l'adultère.
Ses romans solides et respectables (…) sont écrits dans une langue terne, privée
de tout pouvoir et de toute beauté. »
Ernst Jünger dira quant à lui que : « le fruit de l'humanité
authentique est à peine touché à travers l'écorce du conventionnel ». Décidément…
Et si le Psychologue*
donne autant d'importance aux idées et à la morale dans ces écrits, c'est
souvent au détriment du style. Céline confie, en 1957, d'un ton las : « On continuera toujours à publier
du Bourget, de l'Anatole France,
de la phrase bien filée, etc. À rien du tout, elle continuera toujours à
publier du Bourget de l'Anatole France », mais surtout : « les Français sont soudés. Ils sont soudés au
style Voltaire, qui était
une jolie forme d'ailleurs, qui fut copié par Bourget, par Anatole France, et
puis finalement par tout le monde. »
D'ailleurs, Bloy déjà
dans le ton de la critique contemporaine déplore : « l'absence infinie de
style et de caractère » du
Psychologue d'entre les castrats*,
mais aussi, comme nous l'avions déjà signalé
: « des écrits qui ressemblent à une diarrhée de colle de poisson ».
À propos du style de
ces deux écrivains, Jünger raconte une histoire qui circulait dans les salons
parisiens durant l'Occupation.
Et, l'on remarquera que la cible à cette époque a changé… question de morale sûrement
:
« Sur Bloy, des Closais a raconté une anecdote que je note bien que je la tienne sans conteste pour inventée, car elle donne une idée de la haine abyssale et non sans fondement qu'éprouvent les hommes de lettres pour cet écrivain.
Selon son habitude, à Paul Bourget aussi il avait demandé de l'argent, mais en vain ; puis il l'avait malmené publiquement. Quelque temps après, Bourget reçut une nouvelle lettre de Bloy, le priant de lui prêter immédiatement cinq cents francs, car son père venait de mourir. Bourget met la somme dans sa poche et se rend lui-même à Montmartre où Bloy habitait dans un des hôtels borgnes de l'endroit. Derrière la porte d'une chambre à laquelle le mène le concierge, on entend de la musique ; lorsque Bourget frappe, Bloy vient ouvrir, complètement dévêtu, on voit dans la chambre des femmes nues et, sur la table de la charcuterie et du vin. Bloy cynique, invite Bourget à entrer, et celui-ci accepte l'invitation. Il pose d'abord l'argent sur la cheminée ; puis regardant autour de lui :
- Monsieur Bloy, vous m'avez pourtant écrit que votre père était mort ?
- Vous êtes donc prêteur sur gages ? réplique Bloy et il ouvre la porte d'une chambre voisine, où le cadavre du père est étendu sur le lit. »
Bloy en pleine
bacchanale juste après la mort de son père, qui gît dans la pièce voisine,
visité par le vertueux Bourget, voilà qui prête à sourire, autant que ce
dialogue très court chez Barbey D'Aurevilly, où encore une fois Bourget fait figure de dupe:
« Bourget : enfin, Bloy, vous me détestez donc bien ?
Bloy : non mon ami, je vous méprise. »
Et il n'est pas le
seul. En 1914 Paul Valéry écrit à
Gide, parlant du Démon de midi : « Et malgré tout le mépris possible pour le misérable auteur,
l'impureté, le bric-à-brac intellectuel, où le médical, le théologique, le
balzacoïde s'ensaladent, malgré l'ignominie toujours présente toutefois cela
est son meilleur livre. Celui donc où il paraît dans toute sa naïveté. »
Mais après tout, l'évangéliste
du Rien* fut aussi le fruit d'une époque. Barbey dans sa mauvaise préface à la
réédition d'Une vieille maitresse ne fut il pas obligé de se justifier, après son retour au
catholicisme, de ne faire en aucun cas l'apologie d'une passion coupable,
supprimant dans la foulée « un détail libertin de trois lignes » de son roman ? Les romanciers catholiques de la fin
du XIXe siècle furent englués dans les questions de morale et la peur de la décadence.
L'écrasante responsabilité qu'ils se sentaient vis-à-vis de leurs lecteurs a
guidé leurs choix esthétiques et ce ne fut certes pas toujours pour le
meilleur.
GV
Bourget n'est donc pas recommandé par le plus gidéen et anticonformiste des blogs ?
RépondreSupprimerPour ma part, comme je l'avais déjà fait dans un commentaire sous je ne sais plus quel article, je recommande "Le disciple". C'est un livre qui se lit bien, malgré quelques passages ampoulés inévitables, et qui est surtout très intéressant quant à la thèse qu'il entend développer, sur le rôle "néfaste" des philosophes sur leurs disciples.
RépondreSupprimer@un habitué, Bourget n'est vraiment pas recommandé ou peut être comme contre exemple, comme disait Proust avec humour : « une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. » Sans parler du CQFD final qui vient systématiquement rappeler au lecteur inattentif ou idiot que l'immoraliste encourt les pires châtiments.
RépondreSupprimerLe démon de Midi est peut-être le moins mauvais de ses romans, mais hélas, il passa assez inaperçu lors de sa sortie en juin 1914 ; la guerre éclatait.
un bon article sur Gide, Paludes et Paul Bourget sur LE plus gidéen des blogs
Il est bon de savoir que Barbey d'Aurevilly a dédié son extraordianire "Histoire sans nom" à Paul Bourget.
RépondreSupprimerLe premier dit au second, entre autre, dans sa courte dédicace:"Que ce soit là un monument...oh! un très petit monument, mais d'une chose très grande-mon amitié pur vous. Vous qui avez un nom fleurissant déjà dans la jeune littérature contemporaine et y promettant des épanouissements délicieux, etc..."
XXX
@ XXX
RépondreSupprimerJe n'avais pas remarqué cette dédicace intéressante. Ce n'est pas anodin puisque "Une histoire sans nom" est en effet l'un des meilleurs romans de Barbey.
Mais il me semble aussi que Bourget était l'un des "disciples", avec Bloy et Huysmans je crois, de Barbey d'Aurevilly. Rien d'étonnant donc à ce qu'il y ait eu ensuite des rivalités…
Diable!vous travaillez jour et nuit!
RépondreSupprimerPour en revenir à cette dédicace,ceci montre que des débuts prometteurs n'annoncent pas toujours un futur flamboyant et que le nom "fleurissant" se fane souvent, comme aurait pu le faire Jean de Tinan peut-être (par lequel j'ai fait connaissance hier avec votre rubrique amusante et intéressante).
On peut imaginer les Bourget de 2010 (grands tirages,tics du moment,sujets à la mode, fadeur...) qui tomberont vite dans l'oubli. Il n'y a que l'embarras du choix.
Pourquoi ne pas fonder un "Prix Bourget"?
XXX
PS - Pardonnez moi la faute de frappe de mon précédent message.
Ah ça ! il y aurait pas mal de candidats au prix Bourget !
RépondreSupprimerCeci me fait d'ailleurs penser à la comparaison que Jacques Laurent avait dressée entre Paul Bourget et Jean-Paul Sartre dans son pamphlet "Paul et Jean-Paul" paru dans les années 50. Il y démontrait bien les similitudes entre ces deux auteurs concernant le roman à thèse.
Intéressant d'observer avec quelle férocité ses contemporains lui niaient tout talent.
RépondreSupprimerAujourd'hui tout le monde se contente de l'oublier, n'est-ce pas là la plus sévère des sanctions?
Si on juge un homme sur ses ennemis, Bourget était bien loti! Bloy, Céline, Gide, Valéry: diantre ça fait du beau monde.
Bravo pour cet article très approfondi et agréablement rédigé.
J'ai acheté la réédition du Disciple, que j'espère pouvoir bientôt commencer!
@Tous, merci pour vos commentaires très intéressants
RépondreSupprimerSans entrer dans les détails, pour tenter de saisir le hiatus entre Bourget et les écrivains, on peut se servir du livre de Thibaudet, physiologie de la critique.
Paul B. se trouve en effet au tournant du siècle et il s’est pour ainsi dire trompé de chemin. Alors que « le style » prend une place de plus en plus importante dans l’écriture, Bourget reste accroché à la composition, qui est pour lui l’essence d’un beau roman. Il s’inscrit dans la tradition des critiques tels que Brunetière (1849-1906) et Faguet (1947-1916) pour qui le monde se divise entre les écrivains qui ont des idées (Voltaire même si elles sont un peu en désordres, Vigny…) et ceux qui n’en ont pas (Flaubert, Hugo…).
Et c'est ce débat que Céline reprend à son compte quand il dit (entretien avec Albert Zbinden) : « L’histoire, je la conforme au style », « pour envoyer des messages ou des pensées profondes, je n’ai qu’à ouvrir un ouvrage spécialisé, j’en ai plein » et qu’il accable par la même le style Bourget.
Ce que l'on peut reprocher à Paul finalement, c'est de ne pas s'être saisi de cette évolution, alors même qu’il avait pu en rendre en partie compte pour les écrivains de la génération précédente dans ses Essais de psychologie contemporaine.