Mort le 31 mai 1832 à l’âge de 20
ans et sept mois, Évariste Galois a
inscrit son nom dans l’histoire des mathématiques. La veille du duel qui devait
causer sa perte, il rédigea plusieurs lettres dont l’une reprenait les divers
théorèmes qu’il avait pu élaborer. Sa publication assura la postérité au jeune
mathématicien puisque la théorie qui prit son nom est devenue depuis l’une des
bases de l’algèbre moderne.
En raison de notre totale
ignorance des mathématiques, il n’est pas question de s’attarder plus que de
raison dans ce domaine bien étrange. Il suffit de savoir que Galois y reste
considéré comme un génie que sa stupéfiante précocité et la brièveté de sa vie
ont rendu légendaire. Plus intéressante pour nous est son autre figure, celle
du républicain en lutte contre la Monarchie de Juillet.
Évariste Galois fut entraîné dans
la tourmente politique en 1830, après que la publication d’un article attaquant
le directeur de l’École préparatoire où
il étudiait lui valut d’en être aussitôt renvoyé. Comme beaucoup de ses
condisciples, il adhérait largement aux idées républicaines ; exalté par
les journées de juillet, l’avènement de Louis-Philippe ne laissait pas de l’indigner. Cependant, son
engagement politique s’accentua peut-être en raison des échecs que
plusieurs de ses mémoires et travaux subirent alors, ce qu’il attribua avec
une certaine justesse à l’immobilisme de ses professeurs, dignes représentants
de la bourgeoisie apeurée qui avait porté au trône « la Poire ».
Son véritable coup d’éclat eut
lieu le 9 mai 1831, à l’occasion d’un banquet donné en l’honneur d’officiers
républicains dont on venait de prononcer l’acquittement. Alexandre Dumas qui participait à ces festivités estime dans Mes
mémoires qu’ « il eût été difficile de trouver dans tout
Paris deux cents convives plus hostiles au gouvernement ». De fait, la
salle rassemblait notamment Raspail,
Marrast, Arago et les frères Cavaignac (Godefroi, l’aîné, fut avec Barbès l’organisateur de la fameuse "grande évasion"
de la prison Sainte-Pélagie en
1835, Louis-Eugène, le cadet, se
rendit tristement célèbre en réprimant sans pitié les insurgés de juin 1848).
Le vin étant probablement monté à la tête de certains convives, des toasts "particuliers" succédèrent aux toasts officiels célébrant Robespierre, la Montagne et la révolution de 1793.
L’auteur du Comte de Monte-Cristo raconte en ces termes l’incident qui devait assurer la célébrité du
jeune Évariste Galois :
« Tout à coup, au milieu d'une conversation particulière avec mon voisin de gauche, le nom de Louis-Philippe, suivi de cinq ou six coups de sifflet, vint frapper mon oreille. Je me retournai.
Une scène des plus animées se passait à quinze ou vingt couverts de moi.
Un jeune homme, tenant de la même main son verre levé et un couteau-poignard ouvert, s'efforçait de se faire entendre. C'était Évariste Gallois, lequel fut, depuis, tué en duel par Pescheux d'Herbinville, ce charmant jeune homme qui faisait des cartouches en papier de soie, nouées avec des faveurs roses.
Évariste Gallois avait vingt-trois ou vingt-quatre ans à peine à cette époque ; c'était un des plus ardents républicains.
Le bruit était tel, que la cause de ce bruit était devenue incompréhensible.
Ce que j'entrevoyais dans tout cela, c'est qu'il y avait menace ; que le nom de Louis-Philippe avait été prononcé, — et ce couteau ouvert disait clairement à quelle intention.
Cela dépassait de beaucoup la limite de mes opinions républicaines : je cédai à la pression de mon voisin de gauche, qui, en sa qualité de comédien du roi, ne se souciait pas d'être compromis, et nous sautâmes, de l'appui de la fenêtre, dans le jardin.
Je rentrai chez moi assez inquiet: il était évident que cette affaire aurait des suites. En effet, deux ou trois jours après, Évariste Gallois fut arrêté. »
Le même Dumas reproduit un peu
plus loin l’interrogatoire qui eut lieu un mois après lors du procès du jeune
républicain :
« Le Président. — Accusé Gallois, faisiez-vous partie de la réunion qui eut lieu, le 9 mai dernier, aux Vendanges de Bourgogne ?
L'accusé. — Oui, monsieur le président ; et même, si vous voulez me permettre de vous renseigner sur les faits qui s'y sont passés, je vous épargnerai la peine de m'interroger.
Le Président. — Nous écoutons.
L'accusé. — Voici l'exacte vérité sur l'événement auquel je dois l'honneur de comparaître devant vous. J'avais un couteau qui avait servi à découper pendant tout le temps du repas ; au dessert, je levai ce couteau en disant : « À Louis-Philippe... s'il trahit ». Ces derniers mots n'ont été entendus que de mes voisins, attendu les sifflets féroces qu'avait soulevés la première partie de ma phrase, et l'idée que je pouvais porter un toast à cet homme.
D. — Dans votre opinion, un toast porté à la santé du roi était donc proscrit dans cette réunion?
R. — Pardieu!
D. — Un toast porté purement et simplement à Louis-Philippe, roi des Français, eût alors excité l'animadversion de l'assemblée?
R. — Assurément.
D. — Votre intention était donc de dévouer le roi Louis-Philippe au poignard ?
R. — Dans le cas où il trahirait, oui, monsieur.
D. — Était-ce, de votre part, la manifestation d'un sentiment qui vous fût personnel, de présenter le roi des Français comme digne de recevoir un coup de poignard, ou bien était-ce votre intention de provoquer les autres à une pareille action ?
R. — Je voulais provoquer à une pareille action dans le cas où Louis-Philippe trahirait, c'est-à-dire dans le cas où il oserait sortir de la légalité.
D. — Comment supposez-vous cet abandon de la légalité de la part du roi?
R. — Tout engage à croire qu'il ne tardera pas à se rendre coupable de ce crime, si ce n'est déjà fait.
D. — Expliquez votre pensée.
R. — Je la croyais claire.
D. — N'importe ! expliquez-la.
K. — Eh bien, je dirai que la marche du gouvernement peut faire supposer que Louis-Philippe trahira un jour, s'il n'a déjà trahi.
On comprend qu'avec une pareille lucidité dans les demandes et dans les réponses, les débats devaient être courts.
Les jurés se retirèrent dans la salle des délibérations, et rapportèrent un verdict d'acquittement. Tenaient-ils Gallois pour fou, ou étaient-ils de son avis?
Gallois fut mis en liberté à l'instant même.
Il alla droit au bureau sur lequel son couteau était déposé tout ouvert comme pièce de conviction, le prit, le ferma, le mit dans sa poche, salua le tribunal et sortit.
Je le répète, c'était une rude génération que celle-là ! un peu folle peut-être ; mais vous vous rappelez la chanson de Béranger sur les Fous. »
À peine libéré, Évariste Galois trouva l’occasion
d’être de nouveau arrêté pour port illégal de l’uniforme d’artilleur de la
garde nationale. Sans doute lassé, le Tribunal n’eut pas la même indulgence que
la première fois et, si futile que puisse paraître le motif, Galois écopa
de six mois de prison ferme. Il les passa à travailler ses théorèmes et, au
hasard d’un transfert dans une clinique, à tomber amoureux. Ce sont les suites
de cette aventure mal engagée qui donnèrent la conclusion funeste que l’on
sait. Tout juste sorti de prison, Évariste Galois fut en effet contraint de se
battre en duel et, frappé à bout portant, mourut quelques heures après. Malgré
l’incontestable bêtise de cette fin (« Je meurs victime d'une infâme
coquette. C'est dans un misérable cancan que s'éteint ma vie. Oh! pourquoi
mourir pour si peu de chose, mourir pour quelque chose d'aussi
méprisable! » écrivit-il la veille du
duel, sûr de ne pas survivre), il
eut droit à un enterrement solennel en présence de plusieurs milliers de
républicains, le 2 juin 1832. Trois jours plus tard, l’insurrection éclatait à
Paris, ce que Victor Hugo devait
raconter plus tard dans Les Misérables.
« Gardez
mon souvenir, puisque le sort ne m'a pas donné assez de vie pour que la patrie
sache mon nom ». Ainsi
s’achevait sa dernière lettre.
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