Le hussard sous son toit
Quelque part à l’ouest de l’Irlande, au bout d’une route étroite et sinueuse que
parsèment de rares maisonnées, se trouve le refuge de Michel Déon, immortel aujourd’hui âgé de 90 ans. Cet auteur
prolifique (plus de quarante livres) fait partie du fameux groupe littéraire
que Bernard Frank appela « les
Hussards » et qui avec Roger
Nimier, Jacques Laurent et Antoine Blondin donna quelques très grands romans à la littérature
française d’après-guerre. Même si, comme d’autres intéressés désormais
disparus, Déon a toujours nié l’existence d’une telle entité, force est de
reconnaître que tous ces écrivains appartenaient à une même génération,
politiquement à droite, qui tenta par ses livres (Le
Hussard Bleu, L’Europe
Buissonnière, Les
Corps tranquilles…),
ses éditions (La Table Ronde) et
ses revues (Arts, La Parisienne) d’aller à contre courant de la vague
existentialiste lancée par Sartre.
C’est pour parler de ce passé, de
ses livres comme de ses influences que Michel Déon a aimablement accepté de
nous accueillir chez lui au début de ce mois. Par un temps pluvieux qui
honorait la légende irlandaise, nous avons été reçus par le maître des
lieux sur le perron de sa demeure. Celui-ci est d’un aplomb étonnant pour son
âge : rieur, affable, il n’a rien de l’idée peu avantageuse que l’on peut
se faire d’un académicien ! Le ciel nous ayant refusé le jardin, c’est
autour d’un thé servi dans son salon que deux heures durant nous nous sommes
entretenus en sa compagnie.
Face au paravent fleurdelisé
d’une belle cheminée, nous avons naturellement commencé par revenir sur ses
premiers engagements monarchistes. Résolument rangé du côté de L’Action
Française dès son adolescence, Michel Déon
travailla pour le journal quotidien de cet organe politique. À partir de 1942,
à Lyon, il y fut secrétaire de rédaction. Les aléas de la guerre l’amenèrent à
côtoyer de très près le penseur et chef de file du parti, Charles
Maurras, pour lequel il servit même de
chauffeur faute de candidat à ce poste dangereux. Sans se dérober, le vieil
écrivain reconnaît que son engagement auprès d’un chef compromis par son
aveugle adhésion à la politique du Maréchal lui coûta quelques ennuis à la Libération.
Interdit de carte de presse en
1945, Michel Déon parvint néanmoins à travailler au noir pour plusieurs revues.
C’est vers cette époque que parurent ses premiers livres et que fut fondée la
maison d’édition de La Table Ronde autour de laquelle allaient se réunir les
futurs « Hussards ». Une carrière littéraire s’ouvrait enfin à lui, loin des études
juridiques entamées pour faire plaisir à sa mère et dont il ne retient encore
aujourd’hui que les entraînants discours de Joseph Barthélémy, professeur de droit constitutionnel, qui
démontrait à ses étudiants pourquoi la démocratie était une chimère (le même
Barthélémy allait devenir le ministre de la justice qui sous Vichy signa la loi créant les sections spéciales…).
En littérature, les influences de
Michel Déon apparaissent aussi nombreuses que variées, tant françaises
qu’étrangères, de droite ou de gauche. Ses Lettres de château récemment publiées en donnent un
bon aperçu. Il faut d’abord citer Paul Morand, qui fut son ami et que l’on présente souvent comme
le père spirituel, avec Chardonne,
des « Hussards ». Mais il y a aussi Giono, dont les romans fascinèrent très tôt Déon, et même
André Gide, incontournable pour
un jeune intellectuel des années 30, fut-il d’extrême droite. À propos de ce
dernier, Déon loue particulièrement le constant souci qu’il avait des jeunes
littérateurs. Toute mauvaise blague mise à part, il remarque en effet que Gide
s’est toujours intéressé de près aux écrivains naissants, leur adressant des
encouragements, leur prodiguant des conseils, sans jamais faire montre d’aucune
condescendance ni d’aucune supériorité. C’est ainsi qu’il rappelle comment le
grand écrivain répondit fort poliment et en s’excusant à la lettre d’un jeune
inconnu qui, après un envoi, se plaignait de n’avoir toujours pas reçu de
réponse de la part de la NRF. Ce jeune inconnu s’appelait Valéry Larbaud.
C’est justement Larbaud qui
apparaît peut-être comme la principale référence littéraire de Michel Déon.
Cela n’a rien de surprenant si l’on songe que Déon a passé sa vie à voyager à
l’instar de l’écrivain vichyssois. Mais au-delà des seuls récits de voyage de
ce dernier, il n’hésite pas à conseiller la lecture d’un ouvrage trop peu connu
encore, A.O. Barnabooth, qui annonce selon lui le Ulysse de Joyce, dont Larbaud fut d’ailleurs le premier traducteur.
Aujourd’hui, loin de ces belles
références, les fonctions de Michel Déon au Grand prix du roman de l’Académie
française font de celui-ci un lecteur
régulier de notre littérature contemporaine. Recevant une moyenne de
cinq livres par jour, il ne nous cache pas que la plupart ne valent rien. Mais
il n’en est pas pour autant pessimiste, ce qui le distingue une fois encore de
certaines ganaches passéistes toujours promptes à vomir l’avenir.
Lui-même travaille encore. Il
n’est plus question d’écrire un roman, tâche bien lourde pour laquelle il ne se
sent plus la même force qu’autrefois, mais une nouvelle édition de son œuvre
majeure, Les Poneys sauvages, est en préparation. Comme il nous l’a montré, il s’agira
d’une édition revue et corrigée, certains mots ayant été changés, quelques
passages biffés, d’autres ajoutés, tout cela d’après les sentiments qu’une
relecture de son livre lui a inspirés. Cette œuvre couronnée par le Prix
Interallié en 1971 fut le fruit de cinq
longues années de travail. En ce temps là, il vivait en Grèce, son autre patrie d’adoption avec l’Irlande. À dire
vrai, le programme de ses journées à cette époque laisse
rêveur : baignade le matin, sieste l’après-midi, écriture le soir. Peu
d’écrivains ont la chance d’écrire dans des conditions aussi idylliques !
Il n’en reste pas moins que l’écriture des Poneys sauvages lui
coûta bien des efforts, ce que la somme que représente ce livre montre assez.
C’est pourquoi, lorsque nous lui avons demandé lequel de ses livres avait sa
préférence, il a choisi sans beaucoup hésiter Un déjeuner de soleil, « parce que c’est
le livre qui m’a donné le plus de plaisir à écrire ».
Sans presque jamais s’arrêter de
voyager et d’écrire, Déon a donc vécu tel qu’il le souhaitait, en écrivain
pérégrin. L’Irlande semble être devenue sa terre, ce qui ne l’empêche
nullement de revenir à Paris assurer
son rôle d’académicien, ni même de reprendre la mer à la manière d’un de ses
écrivains préférés, Conrad. Dans
cette retraite tranquille entourée de chevaux, Déon poursuit ses projets comme
si le temps ne jouait pas contre lui. Il est le seul « Hussard »
encore en vie, l’un des plus anciens académiciens. Beaucoup l’ont oublié tant
son nom paraît relié à une lointaine aventure littéraire. Il n’a pourtant
jamais désarmé.
En nous raccompagnant jusqu’à
notre voiture, Michel Déon ne nous a pas fait d’adieux. « On se
reverra » a-t-il affirmé en nous saluant. Qui le
contredirait ?
Lucien JUDE (entretien réalisé en compagnie de
Louis L. et Christophe P.)