mercredi 10 mars 2010

Notes de lecture : Chevallier, Cami, Une femme à Berlin

La Peur
Censé être un roman, ce livre de 1931 est le récit fidèle de la Grande guerre telle que la vécut pendant ses cinq années son auteur, Gabriel Chevallier. Déjà dans l’excellent Clochemerle qui le rendit célèbre, on entrevoyait cet antimilitarisme qui fait l’originalité du récit. La Peur se distingue en effet des autres romans sur la Première Guerre Mondiale par son refus complet de l’exaltation du courage ou de l’héroïsme, ainsi que l’indique sans détour le titre. Chevallier y raconte ce que fut la guerre des sans grades, des milliers de soldats qui n’avaient rien demandé et ne savaient même pas ce qu’ils faisaient là. Loin des rodomontades nationalistes à la Henry Bordeaux ou de la fascination guerrière à la Ernst Jünger, il se montre, lui et ses camarades, tremblant de peur sous le bombardement, cherchant par tous les moyens à couper au combat, se défilant devant les missions périlleuses…. C’est la réalité du front déjà décrite par le tonnelier Louis Barthas dans ses magnifiques Carnets de guerre publiés après sa mort. On y retrouve d’ailleurs beaucoup de points communs, notamment le même esprit antimilitariste, la même haine des galonnés imbéciles et incapables, mais aussi le même respect pour les courageux, les "convaincus", et les rares héros. Il n’empêche que cette apologie de l’embusqué (l’embusqué tout relatif d’ailleurs, car les soldats décrits sont en première ligne) fut en son temps une œuvre aussi novatrice que provocatrice en même temps qu’un courageux témoignage sur l’enfer de la Grande guerre.
K.

Une femme à Berlin
Dans un style clair et concis, parfois plein d’humour, une jeune femme anonyme raconte le Berlin assiégé et dévasté de 1945 et l'arrivée des Russes dans la capitale qui se délite. Évitant le pathos, elle décrit les privations et les violences. Au coeur de ce livre, l'effraction, la porosité des limites, la ville comme une plaie ouverte où tout s'infiltre... Les rues sont éventrées, les immeubles béants, les appartements sans fenêtres, les portes cèdent à la moindre sollicitation : Berlin ville ouverte. Il y a, dans le même temps, la violation des domiciles et des corps de presque toutes les femmes. Dans une ville où les hommes se cachent, les soldats russes boivent l'alcool sciemment laissé par les Allemands afin de désorganiser l'armée rouge ; il n'en résulte que de la brutalité. Les femmes doivent prendre des protecteurs dans les rangs des officiers ennemis pour survivre et éviter les viols collectifs. Ainsi se pose la question de la prostitution, mais ce ne sont plus les mêmes valeurs, ça n'a plus d'importance, et, comme une rengaine dans les files d'attente, la question "combien de fois ?" finit par devenir une plaisanterie. Dans ce monde sans limites, le temps ne compte pas, il n'y a plus d'obligations, l'anarchie parfois présente ne s'installe pas. Un très bon livre sur la guerre du point de vue des civils.
GV

Les Nuits de la Tour de Nesle
Le nom de Cami ne dit probablement rien à personne aujourd’hui. Il fut pourtant considéré par Charlie Chaplin comme le "plus grand humoriste in the world", compliment flatteur s’il en fut. Ce titre de gloire n’en est pas moins bien exagéré comme le démontre la lecture du recueil qui prend le nom de son premier conte ("Les nuits de la Tour de Nesle"), l’un des rares qui vaille vraiment quelque chose au milieu d’une formidable collection de ratés. Rédigés à la galopade sous forme de courtes scènes (avec didascalies dans tous les coins), ces historiettes reposent pour la plupart sur l’absurde. Hélas ! C’est l’absurde fin de siècle, celui des Allais et Courteline, qui, s’il marche parfois, finit très vite par lasser… (ah ! les désopilantes aventures de la famille Rikiki…). Comme nous sommes bons princes, reconnaissons une trouvaille osée à défaut d’être drôle ("Le désenglandé de la forêt vierge") et un énième pastiche de Sherlock Holmes, astucieusement rebaptisé Loufock Holmès, plutôt réussi ("Le plafond noir"). Pour couronner le tout, le mythique baron de Crac est aussi de la partie, réexploité par Cami pour des aventures où cette fois-ci l’humour rappelle les impayables récits d’un académicien en goguette.
LJ

Images : La Peur de Gabriel Chevallier, réédition au Dilettante, 2008, 349 p. (photo LJ de l'édition livre de poche épuisée), Une femme à Berlin, anonyme, éditions folio, 391 p. (source ici), Les Nuits de la Tour de Nesles de Cami, éditions 10-18, 1966, 187 p. (source ici).
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4 commentaires:

  1. Comment Chevallier traite-t-il de la solidarité au front ?
    On a toujours en tête l'idée (ou le mythe je ne sais pas), d'une solidarité au front entre les soldats. Face à un même ennemi, on se serre les coudes.
    Mais là vous dites "couper au combat, se défilant" finalement, c'est mieux si c'est l'autre qui s'y colle.
    Que les soldats veuillent échapper à la guerre c'est compréhensible mais une fois qu'ils y sont embarqués, est ce la solidarité qui prime ou le chacun pour soi selon Chevallier ?

    Ps : VIVE Clochemerle !!

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  2. @ Vernet
    La solidarité est là, pour couper au combat, pour esquiver tout ce qui peut l'être. Mais, de fait, il arrive qu'un homme soit obligé d'être désigné et il n'y a alors plus de solidarité. Seule la chance compte. Par ailleurs, Chevallier explique bien comment la mort d'un camarade peut entraîner certains déchaînements de haine contre l'ennemi. Les assauts à la baïonnette se font sans quartier, sous l'emprise d'une excitation provoquée par la peur d'y rester. C'est peut-être ce qu'il y a de pire selon l'auteur, contraint lui aussi d'agir ainsi.

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  3. Il faut dire que la couverture du livre de Cami n'est pas très engageante... Humour des années 1900 ?

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  4. Puisqu'on parle de Clochemerle, il faut signaler en effet tout le passage sur l'armée qui vaut le détour. C'est l'occasion pour Chevallier d'écrire :

    "Ce qui fait que le gain de la bataille fut disputé en pleine forêt par deux troupes de fous furieux, stupéfaits d’épouvante, qui ne savaient pas du tout ce qu’ils étaient venus faire là, et qui se battaient comme des sauvages, hurlant, tirant, courant, piquant, assassinant au petit bonheur, avec un bien sincère désir de foutre le camp à toutes jambes, une révoltante envie de ne pas crever tout de suite, et la conviction qui commençait à se faire jour en eux que les grands capitaines de toutes les armées du monde sont certainement les plus beaux fumiers de la création, et qu’ils auraient éprouvé une bien grande volupté, eux combattants, à leur casser la gueule aux grands capitaines, à la leur casser avec raffinements, oui vraiment, à leur enfoncer leurs testicules tranchées dans la bouche, en suprême hostie, plutôt que de casser la gueule à ces pauvres cons d’ennemis qui faisait comme eux cet invraisemblable métier d’il-y-a-pas-de-bon-Dieu, qui consistait à venir se faire découdre la paillasse, à s’arracher les intestins du ventre, à semer son foie, sa rate, son cœur, son gésier et jusqu’à ses couilles au beau milieu de la campagne, et à se dire, avec une dernière gargouillade de l’âme, que des dégueulasses, occupés à se gorger de belles putains bien cochonnes et de mangeailles ragoûtantes, et d’honneurs, de compliments d’admiration, nom de Dieu ! que ces dégueulasses abrités, ces sadiques, ces patriotards à bénéfice avaient monté cette sacrée vacherie d’apocalypse de merde pour avoir meilleure part, tandis qu’il y avait sous le soleil encore plein de poissons dans les rivières, plein d’oiseaux dans les arbres et de lièvres dans les sillons, plein de grains en terre, de fruits aux branches, plein de pays quasi vides et partout plein de femmes toutes moites de désirs solitaires qui manquaient d’un beau mâle à s’envoyer, alors qu’on saignait les plus beaux mâles comme des porcs. Voilà ce qu’ils auraient pensé, ceux de la forêt, s’ils n’avaient été follement fous aux dernières limites de l’inconcevable, ou morts. Et ces derniers n’avaient plus besoin de rien, que d’un peu de terre sur le ventre, non pas tant pour eux, qui s’en foutaient totalement et bien éternellement d’être ou non sépulturés, que pour les vivants, qui ne voulaient tout de même pas se laisser emboucaner par les macchabs."

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