lundi 12 octobre 2009

Ganache du mois : Joffre

« Les diplomates les nomment impoliment des niais. Niais ou non, ils augmentent le nombre de ces gens médiocres sous le poids desquels plie la France. Ils sont toujours là ; toujours prêts à gâcher les affaires publiques ou particulières, avec la plate truelle de la médiocrité, en se targuant de leur impuissance qu'ils nomment moeurs et probité. Ces espèces de Prix d'excellence sociaux infestent l'administration, l'armée, la magistrature, les chambres, la cour. Ils amoindrissent, aplatissent le pays et constituent en quelque sorte dans le corps politique une lymphe qui le surcharge et le rend mollasse. Ces honnêtes personnes nomment les gens de talent, immoraux, ou fripons. Si ces fripons font payer leurs services, du moins ils servent ; tandis que ceux-là nuisent et sont respectés par la foule ; mais heureusement pour la France, la jeunesse élégante les stigmatise sans cesse du nom de ganaches. »
Honoré de Balzac, La fille aux yeux d'or
Il est facile sans doute d’inaugurer cette rubrique par un pareil personnage. Mais, le maréchal Joffre (1852-1931) n’est-il pas l’une des plus belles ganaches fournies par l’armée française ? N’est-il pas l’exemple le plus vrai de ce que fut un chef militaire irresponsable ?
Comprenons-nous, car Joseph Joffre n’a tout de même pas été bombardé par hasard à la tête des armées en 1914. Si l’homme a bien eu quelques succès dans sa carrière, s’il a incontestablement été efficace en plusieurs batailles et si même, disons-le, sa ténacité a été pour quelque chose dans la victoire de la Marne, il n’en reste pas moins que son dédain des vies humaines, son retard accablant en stratégie militaire et les idées lumineuses qu’il tirait de ces deux premiers caractères ont coûté fort cher à la France. Ajoutons à cela que le brave homme est mort dans son lit à l’âge respectable de 78 ans, ce qui fait de lui une authentique ganache. De fait, le chef qui meurt au combat à la façon du général de Grandmaison a au moins cette excuse de rejoindre les milliers de malheureux qu’il a condamnés. En revanche, l'embusqué qui envoie ses hommes au petit bonheur comme s’il jouait aux soldats de plomb et se permet de surcroît de déclarer avec volubilité « Je les grignote », celui-là devrait être fusillé séance tenante et, ce vœu étant hélas bien chimérique, mérite pour le moins le titre de ganache.
Joffre, c’est donc l’homme qui limogea sans scrupule le général Lanrezac, vrai sauveur des armées françaises en déroute à la fin du mois d’août 1914. C’est celui qui remporta la bataille de la Marne en très grande partie grâce à l’erreur stratégique commise par les Allemands mais en retira toute la gloire. C’est celui qui envoya à la mort des dizaines de milliers d’hommes dans les délirantes offensives du « grignotage » (Champagne, 1915) qui n’ont jamais grignoté (plutôt dévoré) que nos propres armées. C’est enfin le responsable du fiasco de la Somme, fiasco tel qu’il lui coûta (enfin !) son poste de généralissime. Mais, sa mise à la retraite forcée fut loin d’être douloureuse : fait maréchal de France en 1916, élu à l’Académie française en 1918 (repaire de ganaches, il est vrai), en tournée mondiale au début des années 1920, « médaillé jusqu’aux couilles »[1] ainsi qu’il convient à un si haut gradé, il est mort paisiblement en 1931…
Le maréchal Joffre ne manquant pas d’humour, il aurait eu avant de mourir ces glorieuses paroles : « Je n’ai jamais fait de mal à personne ».
Les centaines de milliers de Poilus tués par sa faute apprécieront le trait.

KLÉBER

[1] L’expression est de Lucien Rebatet dans Les décombres (Denoël, 1942).

Image : le maréchal Joffre (source ici).
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6 commentaires:

  1. On remarque la belle moustache du maréchal Joffre, caractéristique propre aux ganaches de l'armée française !

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  2. Rendez-vous Place Joffre, le 3 janvier, pour célébrer ensemble la mort du grand homme.

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  3. Le fameux ordre du jour de Joffre pour la bataille de la Marne.
    "Au moment où s'engage une bataille d'où dépend le salut du Pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière. Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis, et se faire tuer sur place, plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée »
    — J. Joffre, 5 septembre 1914

    Admirable s'il eût été à la tête de ses hommes… Mais il faut reconnaître que cette harangue donne un un côté défilé des Thermopyles à la bataille.

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  4. Dans la rubrique "Le saviez-vous ?"
    L'expression limoger employée ci-dessus à-propos du général Lanrezac date précisément de 1914. En effet, Joffre fit arrêter 134 généraux considérés comme incapables et les envoya à Limoges en résidence surveillée. Beaucoup de ces généraux avaient été nommés par le général André, ministre de la guerre républicain, lors de la période anticléricale.

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  5. plutôt d'accord avec vous concernant Joffre, même si c'est quelque peu réducteur... mais il est vrai qu'il n'a pas été avare du sang des troupes engagées!!!
    par contre plus sceptique sur le texte de Balzac: les ultras libéraux d'aujourd'hui apprécieront cette charge contre des gens qui sont TOUS des fonctionnaires.... et vous n'êtes pas sans ignorer que la tendance est d'affirmer haut et fort qu'il y en a trop, beaucoup trop!!!

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  6. Je ne crois pas que la charge de Balzac vise exclusivement les "fonctionnaires". Il traite de "ganaches" tous ceux qui, sur la foi d'un parcours brillant (prix d'excellence sociaux) parviennent au faîte d'une profession et s'y comportent comme des incapables par la médiocrité et la lâcheté dont ils font montre.
    Quoi qu'il en soit, il ne s'agissait ici que de relever une belle définition de ce qu'est une ganache.
    Joffre, en effet, n'est pas seulement un gaspilleur d'hommes, mais comme on a un peu trop tendance à l'oublier…

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