Lit-on encore Gide aujourd’hui ? C’est la question que
l’on pouvait se poser en contemplant le public venu assister ce vendredi 9
octobre au colloque qui lui était consacré à la Bibliothèque François
Mitterrand. De fait, les soixante à soixante-dix personnes présentes dans le
Petit Auditorium montraient très majoritairement des têtes chenues. De quoi se
demander si Gide, si prisé en son temps par la jeunesse française, est encore
un auteur capable de lui plaire. Mais il faut certes reconnaître que ce
colloque, programmé à l’occasion du 140e anniversaire de la
naissance de l’écrivain (et à l’occasion de la nouvelle édition de ses œuvres
dans la Pléiade), visait bien plus un public de spécialistes qu’un public de
simples amateurs, qui plus est un jour de semaine…
M. Alain Goulet, qui présidait la séance matinale de ce
colloque, a d’abord tenu à exprimer quelques regrets à-propos du caractère
« incomplet » de la nouvelle édition des « Romans et récits,
œuvres lyriques et dramatiques » au sein de la Bibliothèque de la Pléiade,
édition à laquelle il a lui-même activement collaboré. Nous ne serons pas aussi
désappointés, car nous désapprouvons trop la politique de gavage pratiquée
depuis quelques temps par cette collection pour partager de tels regrets. Aussi
faut-il à notre avis surtout saluer l’ajout de textes essentiels qui
manquaient encore au volume en question et notamment Corydon que Gide considérait, à la fin de sa vie, comme son
œuvre majeure.
Après que Marie-Odile Germain, conservateur général du département des Manuscrits à la BNF, a présenté quelques manuscrits de La porte étroite ainsi que d’intéressants fragments de la dernière phrase des Faux-monnayeurs, M. Jean Claude est intervenu assez longuement sur le thème « Gide et le théâtre : une tentation impossible ». Si ce sujet pouvait a priori séduire, il faut dire sans ambages que ce ne fut pas le cas, en dépit de quelques intéressants propos sur la conception que se faisait Gide du théâtre (il se croyait d’ailleurs un « acteur excellent »). La lecture d’extraits fort ennuyeux de Bethsabé et du monologue d’Œdipe par deux comédiens n’a hélas fait qu’aggraver la fâcheuse impression que l’intervention de M. Claude avait commencé à répandre parmi l’assistance. Ayant déjà été échaudés par une lecture soporifique de Saül, nous nous permettrons d’en conclure très sommairement que Gide n’est pas un auteur de théâtre, ce que beaucoup, à commencer par ledit spécialiste, semblent reconnaître !
Cette mauvaise passe a heureusement été dissipée par le
passionnant discours de M. Jean-Michel Wittmann. Prenant l’exemple d’une page
supprimée par Gide lors de la réimpression vers 1920 de son Paludes, celui-ci s’est attaché à montrer comment
l’écrivain, vingt-cinq ans après la première publication, avait en fait cherché
à modifier le sens trop politique de son livre. En effet, alors même que
l’escamotage de cette page pouvait paraître uniquement causé par un souci
artistique (et l’on sait combien Gide tenait à bien écrire), M. Wittmann a brillamment
démontré que l’auteur avait ici agi pour se conformer à son opinion du moment,
différente de celle du temps de l’écriture. Ainsi, cette fameuse page qui
contenait un dialogue du narrateur avec un certain Baldakin était l’occasion
pour Gide d’ironiser sur la théorie de la décadence développée par Paul Bourget
à la fin du XIXe siècle. Or, d’après M. Wittmann, le rapprochement de Gide de
cette théorie lui fit choisir de retirer la page litigieuse lors de la
réédition des années 1920. On trouve d’ailleurs un écho de ce revirement dans Les
faux-monnayeurs qui datent de la même
époque et où Gide va jusqu’à citer Paul Bourget : « La famille…, cette
cellule sociale ».
Enfin, dernier intervenant de cette matinée à laquelle nous
avons assisté, M. Pierre Masson a donné un savant exposé sur les
« histoires de portes » dans l’œuvre d’André Gide. Il n’était pas
seulement question de La porte étroite bien
que le « Schaudern » de la rue de Lecat fût au centre de ce
développement, notamment les variations qu’en donne Gide dans les brouillons de
ce récit et de ses mémoires (Si le grain ne meurt).
Sans avoir pu assister à l’ensemble du colloque, les
interventions ci-dessus rapportées nous ont en tout cas incités à relire
certains livres (et surtout Paludes, et
les incontournables Faux-monnayeurs
dont une adaptation télévisée est paraît-il en cours). La publication des actes
du colloque devrait satisfaire sous peu les passionnés de Gide qui n’ont pu
assister à cette journée. Nous espérons de notre côté qu’un colloque moins
spécialisé ouvrira l’œuvre extraordinaire de cet écrivain à de nouveaux
lecteurs dont nous ne doutons pas de l’existence.
Lucien JUDE
Images : programme du colloque André Gide (photo LJ) et couverture de la nouvelle édition dans la Bibliothèque de la Pléiade (source ici).
Théorie de la décadence
RépondreSupprimer"Un style de
décadence est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à
l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à
l'indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l'indépendance du mot."
Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, tome premier, Paris, Plon, 1924, pp. 19-26.
Oui, il y a beaucoup à dire sur la théorie de la décadence de Bourget… Mais quelqu'un sait-il où l'on peut se procurer la fameuse page manquante de Paludes ?
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerUn colloque pour gidards de la giderie, je ne vous le fais pas dire...
RépondreSupprimerLes deux passages manquants de Paludes sont dans les Variantes données dans la nouvelle édition des Romans et récits, œuvres lyriques et dramatiques (tome 1).
Elles ont été signalées et versées en 1982 dans le Bulletin des Amis d'André Gide par Christian Angelet. Le même Christian Angelet, la même année, notait ce dialogue Gide-Bourget dans Symbolisme et invention formelle dans les premiers écrits d'André Gide. Jean-Michel Wittmann l'a en quelque sorte souligné.
On peut trouver l'article d'Angelet (avec l'extrait coupé de Paludes) à cette adresse : http://andre-gide.fr/pdf/54_Angelet_02.pdf
RépondreSupprimerOn s'étonne toujours des égarements gidiens :
RépondreSupprimerle théatre, Corydon...mais il s'avère toujours une avancée qui nous les rend précieux.