Ce n’est pas tous les jours qu’on
a l’occasion de saluer une bonne initiative des éditions Gallimard : celles-ci viennent de publier dans la
collection « folio » le
Retour de l’URSS
suivi des Retouches à mon retour de l’URSS d’André Gide, ouvrages qui n’existaient plus en poche depuis
leur édition à la fin des années 1970 dans la collection « Idées »… Nonobstant leur parution sous l’immonde nouvelle
maquette de la collection « folio », la réédition de ces deux livres
mérite d’être signalée. En effet, si l’œuvre romanesque d’André Gide semble peu
à peu tomber dans l’oubli, son œuvre politique n’est hélas guère plus épargnée
alors même qu’elle incarne avec éclat tous les combats auxquels se mêlèrent les
intellectuels de l’époque : la question coloniale (Voyage au
Congo et Retour
du Tchad), la lutte
contre le fascisme (participation à l’hebdomadaire Vendredi et soutien des Républicains
espagnols) et enfin le communisme qui fit l’objet du livre qui nous intéresse.
Cette nouvelle édition est à plus d’un titre louable car, au-delà de son
caractère historique, le Retour de l’URSS d’André Gide est sans doute par sa lucidité et son retentissement le livre politique majeur de l’entre-deux-guerres.
Au début des années 1930, sans
avoir pour autant adhéré au Parti communiste, André Gide proclame son admiration pour l’URSS en même temps que son
communisme. Plongé dans Marx
qu’il lit de fond en comble, il n’en estime pas moins que sa
« conversion » est d’abord due à la lecture des Évangiles et rejette déjà l’idée d’un credo
universel qui contraindrait l’homme à ne plus penser par lui-même :
« que le texte invoqué soit de Marx ou Lénine, je ne m’y soumettrai que mon cœur et ma raison ne
l’approuvent, et si je m’échappe de l’autorité d’Aristote ou de l’apôtre Paul, ce n’est point pour retomber sous la leur » (Journal, 29 août 1933).
En 1936, Gide est invité à Moscou
par les autorités soviétiques et s’y rend en compagnie de quelques écrivains
parmi lesquels Eugène Dabit (qui mourra
de maladie pendant le voyage), Pierre Herbart et Louis Guilloux. Heureux d’entreprendre ce voyage qui lui tenait à
cœur, il part plein d’optimisme. Là-bas, il prononce un discours sur la place
Rouge à l’occasion des funérailles de Gorki et loue l’URSS aux côtés de Staline. Pourtant, lorsqu’il rentre en France après
quelques semaines, la première phrase qu’il écrit dans son Journal
(3 septembre 1936) résume toute sa désillusion : « … Un immense, un
effroyable désarroi ». Le Retour de l’URSS sera la confession de ce désarroi. Ce que Gide y décrit, c’est le
système totalitaire qui règne partout en Russie : les courbettes devant le
« maître des peuples » Staline, le culte du chef, la pauvreté
générale côtoyant la bourgeoisie nouvelle des dirigeants, la mort de la révolution,
etc… Mais c’est surtout le conformisme culturel, la vassalisation des esprits,
que Gide découvre avec effroi : « En URSS, pour belle que puisse être une
œuvre, si elle n’est pas dans la ligne, elle est honnie. […] Ce que l’on
demande à l’artiste, à l’écrivain, c’est d’être conforme ; et tout le
reste lui sera donné par-dessus ».
Paru à la fin de l’année 1936, le
livre fait l’effet d’une bombe. La volte-face de Gide prend de court le PCF et
les intellectuels communistes qui, après avoir tenté d’étouffer l’affaire,
contre-attaquent avec une violence inouïe : Gide est immédiatement traité
de fasciste, de contre-révolutionnaire trotskyste, de réactionnaire et autres
insultes de circonstance… Certains écrivains se déshonorent en participant à ce
lynchage, parmi lesquels Romain Rolland,
auteur de l’admirable Au-dessus de la mêlée en 1914, et qui, brusquement, agonit
d’injures celui qui a osé dénoncer le totalitarisme communiste. Mais
contrairement à ce qu’espéraient les intellectuels du PCF, Gide ne cède en rien
et, bien mieux, publie en juin 1937 ses Retouches à mon retour de l’URSS. Ce second ouvrage, bien plus virulent encore que le
Retour de l’URSS (qui, somme
toute, restait plutôt modéré), prend un tour résolument politique : Gide y
décrit les réactions de haine qu’a suscitées son premier livre parmi la plupart
des intellectuels de gauche, puis revient point par point sur les critiques qui
lui ont été adressées, corroborant ses dires par de nouveaux témoignages. Au
moment où les grands procès de
Moscou commencent, l’écrivain voit sa désillusion confirmée et se permet
d’ironiser : « Tout de même, camarades, vous commencez d’être inquiets,
avouez-le ; et vous vous demandez avec une angoisse grandissante :
jusqu’où nous faudra-t-il approuver ? ».
Avec la publication de ces deux
livres qui se complètent, André Gide ne s’est donc pas contenté d’être honnête
(quand des écrivains comme Nizan ou Aragon, qui eux aussi virent la Russie à cette époque, se
gardèrent bien d’exprimer la moindre critique), il a fait montre d’un
indéniable courage et, au nom de la vérité, a dénoncé parmi les premiers
l’imposture du système stalinien :
« Il importe de voir les choses telles qu’elles sont et non telles que l’on eût souhaité qu’elles fussent :
L’URSS n’est pas ce que nous espérions qu’elle serait, ce qu’elle avait promis d’être, ce qu’elle s’efforce encore de paraître ; elle a trahi tous nos espoirs. Si nous n’acceptons pas que ceux-ci retombent, il faut les reporter ailleurs.
Mais nous ne détournerons pas de toi nos regards, glorieuse et douloureuse Russie. Si d’abord tu nous servais d’exemple, à présent hélas ! tu nous montres dans quels sables une révolution peut s’enliser. »
Lucien JUDE
Images : couverture de l’édition
folio de novembre 2009 (source ici), écho triomphateur du Figaro du 28 novembre 1936, article
du Figaro du 14 août 1937 (sources Gallica).
Un autre écrivain fit le récit de ce qu'il vit en Russie la même année (1936) mais dans son style à lui. Il s'agit de L-F Céline avec "Mea Culpa" que Gide cite d'ailleurs avec éloge dans les Retouches.
RépondreSupprimerExtrait de ce court chef-d'œuvre :
"Ah ! il est remplacé le patron ! Ses violences, ses fadaises, ses ruses, toutes ses garceries publicitaires ! On sait la farder la camelote ! Ça n'a pas traîné bezef ! Ils sont remontés sur l'estrade les nouveaux souteneurs !... Voyez les nouveaux apôtres... Gras de bide et bien chantants !.... Grande Révolte ! Grosse Bataille ! Petit butin ! Avares contre Envieux ! Toute la bagarre c'était donc ça ! En coulisse on a changé de frime... Néo-topazes, néo-Kremlin, néo-garces, néo-lénines, néo-jésus ! Ils étaient sincères au début... à présent, ils ont tous compris ! (Ceux qui comprennent pas : on fusille). Ils sont pas fautifs mais soumis !...Ça serait pas eux, ça serait des autres... L'expérience leur a profité... Ils se tiennent en quart comme jamais... L'âme maintenant c'est la “carte rouge”... Elle est perdue ! Plus rien !... Ils les connaissent eux tous les tics, tous les vices du vilain Prolo... Qu'il pompe ! Qu'il défile ! Qu'il souffre ! Qu'il crâne !... Qu'il dénonce !... C'est sa nature !... Il y peut rien !... Le prolétaire ? en “maison” ! Lis mon journal ! Lis mon cancan, juste celui-là ! Pas un autre ! et mords la force de mes discours ! Surtout va jamais plus loin, vache ! Ou je te coupe la tête ! Il mérite que ça, pas autre chose !... La cage !... "
A lire aussi : comment Herbart à presque perdu la vie en Espagne à cause l'inconséquence de Gide lors de la publication du retour.
RépondreSupprimerEt un autre écrivain encore fit le récit de son voyage en URSS au début des années 30 mais dans un style, bien particulier lui aussi...
RépondreSupprimerJe parle bien sur de Malaparte et de son peu connu mais très snob "Bal au Kremlin".
D'ailleurs, à ce sujet, le goût assez sur de Malaparte pour les dictatures et les mondanités était un indice certain que dès cette époque il y avait quelque chose de pourri en Russie Soviétique. Ce dont beaucoup (sauf les intellectuels anti-fascistes français) pouvaient se douter bien avant les grandes purges.
Oui, très juste, "Le Bal au Kremlin" de Malaparte. Réédition, voire première édition (je ne sais plus), récente elle aussi !
RépondreSupprimerHerbart, de son côté, raconte fort bien dans "La ligne de force" le voyage de Gide en URSS et sa naïveté au début. Puis, ce fut la publication du "Retour" qui, effectivement, mit dans l'embarras Herbart alors en Espagne et connu comme compagnon de voyage de Gide. À lire absolument.
Paraîtrait même que Gide a abandonné ses droits d’auteur en URSS pour solde de tout compte, après son fastueux voyage.
RépondreSupprimerJe n'ai pas lu la Ligne de Force", mais si j'en crois Wikipedia (hum) ce n'est pas tant l'inconséquence de Gide que la crapulerie d'Aragon qui fut cause des embarras d'Herbart en Espagne.
RépondreSupprimerC'est exact, Vernet, et cela permet de rappeler que Gide eut droit à un voyage première classe chez les Soviets qui lui montrèrent leurs plus belles réussites. C'est grâce à Herbart notamment que Gide finit par voir le "reste", i.e. la misère et la dictature. Anecdote amusante quand par exemple il veut envoyer un mot de remerciement à Staline et qu'un Russe lui fait comprendre que ce mot n'est pas assez servile…
RépondreSupprimer@ Anonyme 12:03
RépondreSupprimerEn effet Aragon a eu son rôle dans l'affaire. Mais Gide avait promis à Herbart de ne rien publier tant que celui-ci serait encore en Espagne. Or, il publia tout de même. Pendant ce temps là, Herbart était en Espagne avec les épreuves du "Retour" sur lui, ce qui était pour le moins compromettant… Il raconte d'ailleurs comment il fut réveillé en pleine nuit par un membre du PC qui voulait l'interroger sur le traître André Gide…
Intéressantes ces coupures de presse. Gallica est une mine mais il faut avoir l'œil pour les dénicher !
RépondreSupprimerJe débarque un peu tard, vu les dates, mais je commence tout juste à découvrir Gide et c'est un peu grâce à vous ! Est-ce que blog est fini-fini ? Même si j'ai vu que vous en avez commencé un autre. Enfin bon, je me régale avec vos articles en tout cas ! Merci !
RépondreSupprimerAymeric.