Peu de lecteurs ont dû entendre
parler de l’obscur général Denis-Auguste Duchêne (1862-1950), élégamment décrit par Abel Ferry comme « une sorte de brute mal embouchée et
peu déliée ». Par l’entêtement ahurissant dont il fit preuve en 1918, ce
grand homme causa pourtant la perte de milliers de soldats et, peu s’en fallut,
la défaite de toute la France… L’exemple du général Duchêne va montrer comment
une ténébreuse affaire de tactiques peut entraîner le sacrifice de toute une
armée par le fait d’un seul homme.
Né en 1862, le général Duchêne passa toute sa carrière entre les colonies et les garnisons, sans omettre de fréquenter l’incontournable École de guerre qui forma la fine fleur de nos ganaches. Élève de Foch, c’est auprès de ce dernier qu’il participa à la tristement célèbre défaite de Morhange, au cours de la « bataille des frontières » du mois d’août 1914. Le rapide avancement dont il jouit durant la guerre suivit de près celui de son chef qu’il accompagna jusque sur le front d’Italie lors de sa courte disgrâce en 1917.
Partisan de l’offensive à tout
prix, Duchêne avait dû, comme Foch, mettre de l’eau dans son vin en cette
époque de guerre de tranchées. C’est sans trop difficulté que notre homme
adopta donc la nouvelle doctrine alors en vogue chez les militaires portés vers
l’avant : la défense « sans esprit de recul ». Cette édifiante doctrine allait trouver sa
meilleure illustration grâce à notre héros du mois.
Placé à la tête de la 6e armée à la fin de l’année 1917, le général Duchêne avait reçu pour ordre de
tenir le Chemin des Dames et
d’interdire le franchissement de l’Aisne. D’après les prescriptions du général Pétain, qui commandait le secteur, il appartenait aux
armées de se replier sur une seconde ligne et de faire sauter tous les ponts en
cas d’attaque brusquée des Allemands. Cette tactique permettait de limiter les
pertes tout en préparant efficacement une contre-attaque, quitte à perdre
quelques kilomètres de terrain. On imagine sans peine avec quel dégoût le
général Duchêne prit connaissance d’une aussi scandaleuse directive. Déterminé
à tenir coûte que coûte sur sa première ligne, il refusa d’envisager le moindre
repli et, sans pour autant désobéir tout haut, négligea de préparer la seconde
ligne de défense. Prenant prétexte du symbole que représentait le Chemin des
Dames si chèrement acquis en 1917, Duchêne comptait bien maintenir ses troupes
sur leurs positions, toutes dussent-elles y passer, hormis lui et son
état-major.
L’offensive allemande de mars
1918 épargna à peu près le secteur de Duchêne qui attendit l’arme au pied que
son heure vînt. Dans la nuit du 27 mai, comme c’était prévisible depuis
quelques jours, une violente attaque fut lancée par l’ennemi. Après un
bombardement en règle de plusieurs milliers de pièces d’artillerie qui brisa
toute résistance, les sections d’assaut allemandes s’ébranlèrent vers les
positions françaises. Ces dernières, coupées de tout renfort, furent aussitôt
submergées par le nombre. Conformément au vœu de Duchêne, tout le monde se fit
tuer sur place « sans esprit de recul ». Preuve de l’efficacité de
cette doctrine, dès l’aube du 27 mai les crêtes du Chemin des Dames étaient aux
mains des Allemands.
Duchêne, toujours aussi borné,
jugea le moment opportun pour lancer à la diable quelques bataillons de renfort
qui furent immédiatement anéantis. Pendant qu’il méditait sur cet
incompréhensible état des choses, les Allemands parvenaient déjà sur les bords
de l’Aisne. Or, notre général avait tout simplement oublié d’y faire sauter les
ponts ! Il faut ici imaginer la surprise des troupes d’assaut ennemies
découvrant les ponts intacts, elles qui, surestimant une fois de plus le génie
militaire français, avaient pris soin d’emporter avec elles des ponts
métalliques. Quoi qu’il en fût, tout ce beau monde passa le fleuve en trombe,
par ponts métalliques ou ponts de pierre. Cette progression rapide de l’autre
côté de l’Aisne eut pour effet de mettre de nouveau Paris à portée des armées
allemandes. La défaite du Chemin des Dames était consommée, celle de la « stratégie »
de Duchêne avec.
Comme toujours dans l’armée
française, le coupable fut protégé par l’ensemble de ses pairs. Le général
Pétain qui avait pourtant prescrit le repli sur la seconde ligne et se moquait
comme d’une guigne de ce disciple de Foch fut le premier à prendre la défense
du général Duchêne. Il faut dire qu’il avait sciemment laissé ce dernier lui
désobéir, bien heureux à l’idée qu’il subît un sérieux camouflet et toujours
prêt à exploiter un éventuel succès… Malgré l’obstination de Clémenceau qui tenta par tous les moyens de faire condamner
celui qui faillit précipiter la chute de son gouvernement, les bienveillantes
protections de Pétain et Foch empêchèrent la condamnation de Duchêne. Celui-ci
fut simplement remplacé le 10 juin 1918, soit près de quinze jours après ses
exploits. La commission d’enquête menée sur la défaite du 27 mai le laissa tout
à fait tranquille. Pour prix de ses services, il fut même fait grand officier de la Légion d'honneur, en 1920, et termina sa carrière à la tête du 3e corps d'armée, en 1924.
Après toutes ces émotions, le général Duchêne prit
une retraite bien méritée et, en conformité avec son œuvre, mourut dans son lit
à l’âge de 88 ans.
KLÉBER
Images : portrait du général
Duchêne (source ici), médaille des rescapés de l'Aisne, attribuée aux anciens combattants des trois batailles de l'Aisne (source ici), pont de Berry-au-Bac sur l'Aisne (source ici), une de L'Action française du 28 mai 1918, annonçant que l'offensive allemande a été repoussée et que l'ennemi "paie cher une légère avance sur l'Aisne", un modèle de bourrage de crâne… (source Gallica).
Je suis le véritable père Duchêne, foutre !
RépondreSupprimerApparemment le bonhomme n'était vraiment pas commode. Témoignage de Jean de Pierrefeu : « Une humeur de dogue, un grondement perpétuel, un orage de rebuffades, tout de suite les gros mots à la bouche, sans raison. L'aborder devenait pour les officiers un supplice, qu'ils ne risquaient qu'à la dernière extrémité. Son chef d'état-major, obligé de subir ses sursauts de colère, le boudait pendant plusieurs jours, quand il avait vraiment dépassé les mesures. On croira difficilement de telles choses, mais il parait, qu'à la lettre, c'était incroyable. »
RépondreSupprimer« bien heureux à l’idée qu’il subît un sérieux camouflet », mais quel était donc l'intérêt de Pétain à le laisser se planter ? Faut-il attendre un prochain papier sur la ganache Pétain ?
RépondreSupprimerTrès bien vos illustrations de l'article ! j'aime assez l'armée qui, quand elle se rate, propose un petit diplôme en compensation et une petite médaille aussi j'imagine...
@ Vernet
RépondreSupprimerJ'ai peut-être un peu exagéré l'attitude de Pétain mais son machiavélisme était réel en la circonstance. Comme le dit l'historien Pierre Miquel après avoir expliqué pourquoi Pétain avait renoncé à relever Duchêne de son commandement en dépit de sa désobéissance : "Ce protégé de Foch devrait faire la preuve que la résistance sur la première ligne pouvait trouver une justification. S'il se trompait, Pétain se trouverait conforté dans l'excellence de sa tactique. Plus Duchêne résisterait, plus il (Pétain) aurait le temps nécessaire pour déployer les troupes dans le cadre du "champ de bataille d'armée" (il s'agit du nom de la tactique de Pétain consistant à abandonner provisoirement la première ligne, NDLA). Les soldats de Duchêne se trouvaient ainsi doublement sacrifiés par les calculs d'apparence contradictoires des deux généraux".
Par ailleurs, nous y reviendrons peut-être, mais le Pétain de 1914-1918 ne répond pas aux critères de la ganache ! Vaste sujet.
Les descendants de François Bazaine, Maréchal de France (s'il vous plait), ganache parmi les ganaches, doivent retrouver un peu de fierté grace à cette rubrique ganachienne.
RépondreSupprimerA quand sa place au Panthéon de la ganacherie ? histoire de lui rendre justice.
La place de Bazaine au panthéon des ganaches est elle aussi discutable… Notre homme a en effet fait preuve de beaucoup d'incompétence mais pas seulement. L'affaire de Metz relève plus de la haute trahison que de la ganacherie pure. Il est certes mort tard, mais plus ou moins des suites d'un attentat. Bref, sans être exclu, son nom reste pour l'heure incertain dans notre rubrique. Il y a suffisamment de candidats pour ne pas s'inquiéter…
RépondreSupprimerLe personnage du général Duchêne apparaît dans les roman de Philippe Huet, "Les émeutiers", comme menant la répression des ouvriers havrais en grève au début des années 20.
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