vendredi 30 avril 2010

Pin-up du mois : Jane Burden

Née le 19 octobre 1839 à Oxford, d'un palefrenier et d'une souillon analphabète, élevée dans le dénuement et l'inculture la plus crasse, volontiers présentée comme sans caractère, rien ne prédestinait Jane Burden à devenir l'une des muses des peintres préraphaélites, et un des plus magnifiques symboles de la beauté victorienne.
Le destin n'ayant que faire des déterminations de classes, il se trouva qu'en octobre 1857, Jane, 18 ans, chaperonnée par sa soeur aînée, et assistant à une représentation de la Compagnie du Théâtre Royal du Drury Lane, fut abordée, sans trop de formes, par les deux jeunes gens qui se trouvaient à la rangée précédente. Les deux impudents n'étaient autres que les peintres Dante Gabriel Rossetti et Edward Burne-Jones, éminents représentants de la seconde génération des Préraphaélites, et qui se trouvaient alors en ville pour réaliser les fameuses peintures murales de la bibliothèque de l'Oxford Union (au grand désespoir de John Ruskin qui les avait pourtant appelés et qui se lamentait désormais à propos de l'ambiance chaotique du chantier).
Sollicitée le soir même afin de poser pour les peintres, Jane opposa d'abord un prudent refus, avant de se laisser convaincre quelques jours plus tard au hasard d'une nouvelle rencontre avec E. Burnes-Jones.

Elle posa d'abord pour Rossetti qui cherchait alors un modèle pour peindre la reine Guenièvre. Les relations entre les peintres et leurs modèles étant à l'époque ce qu'elles sont toujours, ils entamèrent rapidement une liaison passionnée, qui fut hélas interrompue par le sévère rappel à l'ordre d'Elisabeth Siddal, la muse attitrée du peintre et en tout cas sa maîtresse en titre. Après quoi, Jane passa avec armes et bagages au disciple du maître, le jeune William Morris, qui allait s'illustrer plus tard comme critique d'art, "gentleman craftworker" et militant socialiste...
Tout comme ses camarades préraphaélites, W. Morris, était fasciné par les poussiéreuses légendes du cycle arthurien (d’ailleurs, il se promenait enfant en poney, équipé d'une panoplie complète de chevalier. N'est-ce pas charmant ?), aussi choisit-il de peindre son modèle en "Belle Iseult" - même si le public connaîtra plus souvent ce tableau sous le nom de "Jugement de Guenièvre".
Cette toile, la seule de lui qui nous soit restée, à défaut d'être fameuse pour le talent du peintre, conserve cependant les traces des émois du grand homme, portant en son dos, l'inscription suivante:  "I cannot paint you, but I love you" (n'est-ce pas délicieux ?).

Bref, totalement enamouré de son modèle, et craignant que son ami Rossetti ne la lui soufflât à nouveau, William Morris prit le parti de se fiancer avec elle, avant de l'épouser le 26 avril 1859 à Oxford. Cette mésalliance même si elle provoqua un petit scandale, aucun membre de la famille du marié n'acceptant de venir à la cérémonie, eut cependant des effets bénéfiques puisque la jeune épousée acquit rapidement une culture appréciable, notamment musicale, qui fit d'elle une des reines de la bohème artistique et intellectuelle britannique (Bernard Shaw s'en inspira semble-t-il pour le personnage de Mme Higgins dans son Pygmalion).
Confortablement installé dans la célèbre  "Red House" à Bexleyheath (Kent), décorée par tout le gratin du Préraphaélisme et de l'Art and Craft naissant, le couple eut deux filles, Jenny et May (cette dernière deviendra également l'un des modèles de Rossetti, et plus tard une artiste renommée).  
Et puisqu'elle n'avait jamais aimé son mari, et qu'elle ne l'avait épousé que pour la condition sociale qu'il lui offrait, comme elle l'affirma plus tard, Jane Morris s'offrit rapidement l'indispensable accessoire de la vie bourgeoise, une intrigue amoureuse avec l'ami de la famille, le sémillant Gabriel Rossetti. Celui-ci avait perdu Lizzie Siddal en 1862, morte d'une overdose de laudanum, et était donc entièrement disponible pour se consacrer à cette liaison.

C'est de cette période que date la série de portraits de Mme Morris peinte de manière obsessionnelle par Rossetti, dont le très célèbre "Proserpine" (1872-1877) assez révélateur du rôle attribué au mari par les deux amants. En tout cas, l'influence de Jane sur Rossetti fut tel que les beaux traits chevalins de son visage apparurent bientôt sur tous les tableaux du maître et s'imposèrent peu à peu comme les critères de beauté indépassables de l'école préraphaélite :  le cou gracile, allongé et plié de manière quasi serpentine (un trait encore plus accentué chez Rossetti), des mains aux doigts longs et déliés, les lèvres pleines et sensuelles, celle qu'on qualifiait à ses débuts de "Gitane" (qualificatif qui n'était pas vraiment un compliment) à cause de son abondante chevelure noire, imposa ses yeux grands ouverts et son nez droit (ainsi, faut-il le préciser ?, que ses rondes épaules, sa poitrine ample et sa taille fine), de telle sorte, qu'évoquer aujourd'hui un visage préraphaélite revient nécessairement à parler de Jane Burden. La vogue fut telle, qu'on doit à son visage, rendu androgyne, les premières représentations d'anges bruns (ils sont tous blonds avant) dans l'art religieux anglais (on peut notamment admirer les vitraux de la Christ Church d'Oxford d’Edward Burne-Jones).
Elle mourut le 26 janvier 1914.

Bruno FORESTIER

Images : détail de "Proserpine" (1874) par Dante Gabriel Rossetti (source ici), "La reine Guenièvre" (1858) par William Morris (source ici) : notez, que malgré la ceinture en train d’être renouée et les draps froissés qui révèlent l'activité récente de la Reine, celle-ci conserve un flegme tout britannique. "The Blue Silk Dress" (1868), tableau de Rossetti (source ici). Portrait par Rossetti en 1857 (source ici).
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7 commentaires:

  1. C'est un peu "Le beau et la clocharde", si je comprends bien ? Bravo pour la qualité des renseignements et de l'écriture, une véritable envolée de bonne humeur et de culture !
    Deux questions malgré tout : "les beaux traits chevalins" de Mlle Burden... comment cela est-il possible ? Les traits chevalins sont rarement beaux... Et les portraits que vous proposez ne la présente pas tellement ainsi, il me semble.
    Ma deuxième interrogation est celle-ci : Iseult (ou plutôt les innombrables Iseult du Moyen-Âge) n'était-elle pas blonde selon les critères de beauté en vogue à l'époque ?

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  2. Bruno Forestier1 mai 2010 à 13:55

    - Ah, c'est vrai qu'il y a un problème avec cette toile. La littérature médiévale, dont Wiliam Morris était justement un excellent connaisseur, parle systématiquement de la "Blonde Yseult"... On peut difficilement croire que le peintre ait pu l'ignorer. Il faut peut-être imputer cette "Brune Yseult" à la fascination de Morris pour son modèle (semblable sans doute à celle qu'éprouva E. Burne-Jones en réalisant les anges bruns de ses vitraux).

    - "Les traits chevalins sont rarement beaux"…En y réfléchissant bien, je me demande si cette comparaison ne m'a pas été suggérée par notre littérature nationale qui associe souvent les Ladies anglaises et les chevaux. Et de manière nettement moins flatteuse que moi ! Mais je crois voir en Mme Morris une exception heureuse.

    En tout cas, merci pour vos compliments, qui m'ont fait rougir de plaisir. (Si,si).

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  3. Une description digne de M. Forestier, encore une fois.
    Mais comment osez-vous affirmer que M. Morris se promenait enfant en tenue de chevalier ? C'est une accusation bien grave.

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  4. "qui m'ont fait rougir de plaisir" : Oh oh, mais on ne vous devinait pas si coquet !

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  5. Cet article confirme une fois de plus que les théâtres sont des lieux de mauvaise fréquentation, peuplés de satyres déguisés en peintres.
    Abominable.

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  6. Bruno Forestier2 mai 2010 à 19:38

    @ anonyme de 19h 13:
    Mais de la biographie de M. Morris, écrite par son grand ami John William Mackail...

    @ anonyme de 22h 32:
    Ici, voyez-vous, on aime à ménager des surprises au lectorat.

    @ Lucien Jude:
    Je crois deviner les motifs de votre amertume. Que n'avez-vous eu l'audace d'aborder la délicieuse Marie Gillain pour lui demander de poser pour vous ?

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  7. Sans parler de Jeanne Duval qui mériterait un article de votre part, il existe un autre modèle intéressant qui pourrait faire l'objet de la pin-up du mois: Victorine Meurent, muse de Manet, qui apparaît dans Le Déjeuner sur l'herbe mais aussi et surtout dans le superbe Olympia, où elle est représentée en prostituée dénudée et allongée lascivement sur son lit.
    Henri Perruchot raconte dans sa biographie de Toulouse-Lautrec que ce dernier et un ami sont allés la voir chez elle, vers 1901.
    Ils étaient tombés sur une vieillarde au bord de la folie (elle ne devait pourtant pas avoir plus de 57 ans), abandonnée et sans un sou, terrée dans une minuscule chambre de bonne.
    Triste sort pour celle qui fut si admirée en son temps.
    Il n'existe pas, à ma connaissance, d'ouvrage sur les muses d'artistes et leur influence.
    Ce serait pourtant une excellente idée à creuser.

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