Le destin de Mikhaïl Lermontov (1814-1841) s’apparente de manière troublante à
celui du révolutionnaire Saint-Just (1767-1794). Jeunes et talentueux, tous les deux vécurent brillamment
de leur génie précoce et tous les deux en moururent, brutalement. La jalousie
et la haine de leurs adversaires eurent raison d’eux ; l’un et l’autre
furent honnis par les autorités en place, leurs mémoires interdites,
leurs noms déshonorés, pour que rien ne reste de ce qui fit leur gloire. Les
légendes qui naquirent de ces destins brisés les ont sans nul doute bien
vengés.
Mort à 27 ans, Lermontov n’a pas
disparu de la littérature russe malgré toute la bonne volonté du tzar Nicolas
Ier, mais sa vie reste encore fort
mystérieuse. Élevé par sa grand-mère dans une famille de la petite noblesse
moscovite, il subit comme beaucoup de ses contemporains l’influence pernicieuse
de Byron et celle, plus louable,
de Pouchkine. En 1837, après que
ce dernier eut succombé à un duel dans de louches circonstances, Lermontov, âgé
de 23 ans, écrivit « La mort du poète », poème qui dénonçait avec
violence la cour du tzar peuplée de réactionnaires envieux. Cette apostrophe
directe au pouvoir valut au jeune homme une immédiate célébrité et l’estime
reconnaissante des amis de Pouchkine. Elle lui valut en même temps d’être
expédié au fin fond du Caucase
où ses ennemis espéraient bien qu’il trouverait la mort. C’est ce qui devait
effectivement arriver en 1841, à nouveau au cours d’un duel…
Outre une œuvre poétique qui
touche essentiellement les russophones, Lermontov laisse un livre exceptionnel
dont le titre annonce à lui seul la qualité : Un héros de notre
temps. Il ne s’agit
pas là d’un énième roman d’aventure contant la gloire d’un héros beau et noble,
empreint des mille qualités que n’ont pas fini de décrire plusieurs siècles de
littérature. Il n’y est pas plus question d’une éducation ou d’une formation à
l’héroïsme que d’émouvantes expériences viendraient forger à force de
persévérance. Ainsi que l’a lui même écrit l’auteur, non sans regretter tout
haut qu’il lui faille donner des explications à un public aussi ignorant (il
parle des Russes en 1841), il y a de l’ironie là-dessous.
Ce « héros », Piétchorine, est en effet le reflet de son époque, une époque
asphyxiée par l’autoritarisme impérial et dans laquelle le vent révolutionnaire
semble définitivement tombé depuis l’échec de décembre 1825. Jeune officier brillant, il est l’un de ces
réprouvés décabristes, exilé par le pouvoir dans le dangereux Caucase où
guerroient les Abreks, des
montagnards insoumis. On suit sa vie à travers cinq parties de dimensions
inégales, à la chronologie chaotique, qui alternent très curieusement le récit
d’un narrateur mêlé furtivement à la vie du « héros » avec la
retranscription du « Journal de Piétchorine » tombé par hasard dans
les mains dudit narrateur. Ce procédé permet au lecteur de découvrir
Piétchorine de l’extérieur, jeune homme étrange et courageux, plein d’audace et
de talent, puis de l’intérieur, dans des pages d’introspection rarement vues à
cette époque dans la littérature russe, intriguant personnage qui gaspille ses
qualités dans les sarcasmes, le cynisme et l’arrogance, tout en haussant les
épaules face à la mort :
« Eh bien ! Si je dois mourir, je mourrai, ce ne sera pas une grande perte pour l’univers ; moi-même, d’ailleurs, je m’ennuie ici, tel un homme qui ne quitte pas le bal où il s’ennuie pour retourner chez lui, parce que sa calèche n’est pas encore là. Mais la calèche est à la porte… Adieu ! »
Cette indifférence pour tout, y
compris la mort, ce goût de la provocation qui amène Piétchorine à provoquer
des duels, rappellent très fortement la figure de Lucien Leuwen, contemporain stendhalien, qui disait lui aussi
avant son duel : « Ma foi, si je perds la vie, je ne perdrai pas
grand chose ».
Pourtant, contrairement au héros
de Stendhal, celui de Lermontov se
moque aussi de l’amour, qu’il affecte de mépriser. S’il est séducteur, c’est
par jeu, avec la ferme intention d’entraîner celle qu’il séduira jusqu’à la
dernière extrémité. On est cette fois-ci proche du personnage de Kierkegaard dont Le journal du séducteur (1843) décrivait le machiavélisme
dénué de tout scrupule. Le « héros », prenant le prétexte de
s’amuser, n’hésite donc pas à ridiculiser l’amour ; y parvient-il pour
autant ? On en doute d’après les réminiscences qui viennent hanter son
récit, plus encore par certains aveux qu’il sème ici et là. Au moins cette
incertitude, cette faiblesse, rend-elle attachant Piétchorine, malgré toute la
contrariété que peut procurer son comportement immoral et mesquin.
Il n’y a pas grand chose à
reprocher à ce roman. La forme est décousue, elle n’en donne qu’une meilleure
impression. L’intrigue alterne avec beaucoup de réussite l’action et la
réflexion, au cœur du décor sauvage et effrayant du Caucase. Le ton, enfin, y est résolument
cynique, mais ne verse jamais dans la facilité contemporaine qui consiste
à faire parler le narrateur malgré ce qu’en pense l’auteur, avec le secret
espoir de choquer le lecteur. Piétchorine n’est pas Lermontov mais il pourrait
bien l’être. Il l’est au moins par ce qu’il incarne : le héros de son
temps, d’un temps exécré où ceux qui auraient pu briller choisirent d’être
exécrés à leur tour. Car si Lermontov mourut en duel, dans les mêmes
circonstances si minutieusement décrites lors de cette scène pleine de suspense
d’Un héros de notre temps, ce fut pour
une épigramme de trop.
Lucien JUDE
En réfléchissant sur ta comparaison entre Lucien Leuwen et Piétchorine, je me dis qu'il y aurait sans doute un lien à faire entre l'échec des Décembristes en 1825 et l'apparition de ce cousin éloigné du héros romantique qu'est "l'homme de trop" de la littérature russe.
RépondreSupprimer(Et puisque comparaison n'est pas raison, je me permets de te dire, humblement, que je trouve que celle que tu fais entre St-Jus et Lermontov dans ton introduction me paraît un peu plaqué…)
Je maintiens fermement ma comparaison entre Lermontov et Saint-Just. Certes, l'un fut écrivain, l'autre politique. Mais il reste qu'ils moururent au même âge, après avoir montré l'un et l'autre l'étendue de leur génie. Enfin, l'ostracisme dont ils furent victimes tous les deux après leur mort conforte plus encore leur ressemblance. Saint-Just, avec tous les Robespierristes, a été rejeté et son oeuvre dénigrée. Lermontov a vu ses livres interdits. Il était impossible d'évoquer son nom jusque vers 1880 !
RépondreSupprimerBref, si beaucoup de choses séparent évidemment ces deux personnages, leur qualité de héros romantique les rapproche incontestablement.
Sur Lucien Leuwen, on peut noter au passage qu'il fut renvoyé de Polytechnique pour avoir participé aux journées de 1834. Mais la figure de Leuwen demeure plus sympathique et bien moins ambiguë que celle de Piétchorine.
Le film "Un cœur en hiver" de Claude Sautet est, dit-on, inspiré de "Un héros de notre temps". Avis aux amateurs.
RépondreSupprimerÀ propos de Lermontov, je signale la réédition de son premier roman (inachevé), La princesse Ligovskoï, aux éditions folio (2 euros) qui met en scène le même Piétchorine.
RépondreSupprimerOn peut en lire une bonne critique ici : http://bibliobs.nouvelobs.com/blog/des-poches-sous-les/20091203/16239/lermontov-ressuscite
Il y a une faute de frappe au coeur de l'article (Lucien Luwen au lieu de Leuwen). Que se passe-t-il ? Déjà on avait relevé une faute de grammaire dans un article précédent... Manque de rigueur ? Ennui de tenir ce blog ? Précipitation ?
RépondreSupprimerPar ailleurs, la première partie, même si elle est très intéressante, ou bien se perd dans des détails ou bien ne les développe pas assez, on ne sait pas trop, mais cela donne en tout cas un vague sentiment d'être méprisé par l'auteur. La deuxième partie corrige en revanche tout à fait ce défaut.
Excellent petit article qui donne envie de foncer lire Un héros de notre temps!
RépondreSupprimerMa chère Loulotte, je te trouve un peu remontée ce soir. Dans quels détails as-tu réussi à te perdre ? Ou quels développements manquent-ils ? S'il s'agit de la vie de Saint-Just, je n'ai simplement pas voulu encombrer cet article par des éléments qui ne concernaient plus vraiment le sujet. Ma comparaison, si elle intrigue (et j'ai l'impression que c'est le cas d'après le commentaire de M. Forestier) n'avait pas pour but d'esquisser une thèse. Je laisse le lecteur libre de l'apprécier ou non. Et de se reporter à la vie de Saint-Just s'il le faut. Je n'appelle pas ça mépriser le lecteur…!
RépondreSupprimerQuoi qu'il en soit, merci d'avoir relevé l'oubli à Leuwen ! Malgré plusieurs relectures, ça m'avait complètement échappé…
La comparaison avec Saint-Just ne m'a pas paru plus déplacée que ça, au contraire. Mais sans me replonger dans l'article, il y a certaines allusions "en style télégraphique" comme disent certains enseignants au début de l'article qui mettent en rogne parce que de deux choses l'une : ou bien on laisse passer et on ne pige rien, ou bien on prend la peine de faire des recherches mais cela prend du temps et interrompt le fil de la lecture.
RépondreSupprimerCeci dit, je ne suis absolument pas remontée, je constate, point final; Et je maintiens que par ailleurs, c'est un article très intéressant et assez bien construit dans l'ensemble.
Bien, bien, il faudra donc que je sois moins évasif la prochaine fois si je comprends bien…! En tout cas, loin de moi l'intention de faire des allusions mystérieuses pour le plaisir de dérouter le lecteur. Les commentaires sont d'ailleurs là pour discuter de ce qui reste obscur ou prête à controverse.
RépondreSupprimerTu parles dans ton article de la haine et de la jalousie à l'encontre de St Just. Alors que la "haine salvatrice", la haine du pouvoir exécutif est une des grandes idées de St Just.
RépondreSupprimerCertainement, mais cela n'a rien de contradictoire. La haine des jaloux n'est certainement pas une "haine salvatrice" au sens où devait l'entendre Saint-Just...
RépondreSupprimer