La numérisation des fonds
patrimoniaux des grandes bibliothèques par Google fait peur. Mais que
redoute-t-on ?
L’accord proposé par l'entreprise américaine prévoit la numérisation d’œuvres libres de droit, dont celle-ci, tout en
conservant un exemplaire librement exploitable, laisserait une copie numérique aux
institutions. Et voici qu’une partie du web s’effarouche et pousse des cris
contre ce projet, notamment en se fondant sur un article du juriste Thibault
Soleilhac qui envisage l’existence d’un domaine public immatériel (AJDA, 2008, p. 1133). Or, une
commission vient d’estimer le coût de la numérisation des fonds patrimoniaux à
753 millions. L’Etat va-t-il mettre l’argent sur la table pour cette entreprise
de service public ? On en doute fortement au vu des déficits, et même si notre
président lit Proust…
Ainsi, Google numérisant
gratuitement des millions de livres pour les bibliothèques espère en tirer quelques
revenus. Un scandale ! dénonce Pierre Assouline. Faire
de l’argent avec le patrimoine, et au passage améliorer son image, on n’y pense
pas !
Trêve de plaisanterie. À
l’heure où Versailles se rénove grâce au concours de grandes entreprises et où
le Louvre vend son nom (ainsi que la Sorbonne), qui s'étonne encore du mélange
du patrimoine et de l’argent ? Sans compter que la culture coûte
cher : 13 euros l’exposition, 10 euros la place de cinéma et encore 5
euros minimum pour un livre de poche !
Google va donc gérer toute la
chaîne de distribution, en proposant des liens publicitaires vers de grands
sites de vente, voire en vendant lui-même des livres en version numérique ou,
qui sait, en les imprimant à la demande. Mais on ne connaît pas encore d’entreprise, fût-elle dans l’édition,
qui n’attende quelques revenus de son labeur. Gallimard ne fait pas plus dans
la philanthropie que Google.
On peut espérer que la culture
française participe à ce grand projet et profite ainsi d’une large diffusion
numérique mondiale. De plus, les bibliothèques auront leur exemplaire numérique
et pourront le proposer aux chercheurs, facilitant ainsi leur travail. Google ne réclamant aucune
exclusivité, d’autres accords
de numérisation pourraient par ailleurs être conclus.
Mais d’aucuns assimilent la
numérisation à grande échelle à du pillage (Google fabriquerait une
bibliothèque concurrente), ce qui juridiquement n’est pas vrai. Qui vient se
plaindre des centaines de milliers de visiteurs qui photographient nos
musées ? Est-on pour autant dépossédé d’un bien national ? Les
reproductions des oeuvres du Louvre dans les catalogues d’art et leur disponibilité
sur internet sont-elles assimilables à une appropriation de biens du domaine
public ? Bien sûr que non, c’est la version originale d’une oeuvre qui en
fait la valeur.
Pour le moment, que fait-on de
ces livres ? Réservés à une petite élite d’universitaires, ils attendent
sagement sur leur rayonnage. Qui a déjà affronté la BNF sait à quel point il
est difficile d’y accéder ! Alors, le bien commun doit-il croupir au fond
des bibliothèques nationales ? Une numérisation au rabais par l’État est-elle
préférable à un large rayonnement (voire à une possible publication d’oeuvres
oubliées) ?
Toute la Réaction se mobilise
pour bloquer ce projet au nom de la protection du droit d'auteur. Il n’est pourtant
pas question de livrer des oeuvres encore protégées, et, comme
l’envisagent certains, on pourrait taxer Google (qui aura déjà dépensé
plusieurs millions) sur les exemplaires vendus des livres libres de droits,
issus des bibliothèques françaises, afin de financer la création artistique ou
le patrimoine.
Le refus du progrès lié à
internet est une constante dans les milieux culturels français,
bloqués sur de vieux schémas, s’obstinant, plutôt que de chercher de nouveaux
compromis. Les maisons de disques en ont fait les frais et, s’étant laissées prendre
de vitesse par Internet, tentent à tout pris de refaire leur retard ; le
cinéma a failli louper le virage lui aussi. Alors pourquoi parler de scandale et ne
pas faire confiance aux représentants des bibliothèques pour la négociation des
contrats avec Google ? Pourquoi en appeler au service public d’un côté et
de l’autre décrier sa gestion ? Certes, il faudrait que les démarches
faites par Google soient rendues publiques, mais c’est une chance offerte à la
culture française, ne la laissons pas passer.
GV
Images : logo de "Google recherche de livres" et première page numérisée de Areopagitica (Pour la liberté de la presse sans autorisation ni censure) de Milton (source ici).
Je pense aussi qu'il faut participer au développement et à la diffusion de la culture française par tous les moyens.
RépondreSupprimerIl reste donc un problème juridique lié à la propriété d'un domaine public immatériel… Mais il est vrai que la "grande peur" manifestée par la majorité du monde culturel ne semble pas avoir de fondement, sauf à trouver son explication, comme vous le dites, dans un rejet catégorique du modernisme, plus précisément d'internet…
RépondreSupprimerDernières nouvelles :
RépondreSupprimerD'un coté le président a affirmé : « Il n'est pas question de nous laisser déposséder de notre patrimoine et que ce que des générations et des générations ont produit en langue française nous nous en laissions déposséder simplement parce qu'on ne serait pas capable de mobiliser l'argent nécessaire pour faire nous-mêmes un travail de numérisation ».
De l'autre Frédéric Mitterrand a rencontré le vice-président et directeur juridique de Google, David Drummond.
Un très complet article de Télérama :
RépondreSupprimerhttp://www.telerama.fr/livre/lyon-se-livre-a-google,50031.php#xtor=RSS-22
« Non seulement nous ne ferons pas payer l'accès à ces livres libres de droits d'auteur, mais nous ne mettrons pas de pub en face des pages demandées, contrairement à ce que nous faisons avec notre moteur de recherche. Nous n'enverrons pas de mails de promotion aux utilisateurs de Google Books. Pour nous, il y a d'autres façons de rentabiliser nos investissements que d'utiliser le patrimoine. »
Deux questions :
RépondreSupprimer- la « Réaction » n'émane-t-elle pas en l'occurrence des « forces de progrès » au nom d'une stupide - toujours en l'occurrence - résistance au grand capital yankee ?
- quelle est la part, dans ce protectionnisme, de la crainte de voir l'accès à des documents jusque là réservés à quelques-uns ouvert soudain au tout-venant ?
Bonjour Fabrice,
RépondreSupprimerEn effet, on trouve cet argument de la grande entreprise avide de profit et qui plus est étrangère. Argument d’autant plus étrange qu’on le trouve sous la plume de grands défenseurs de l'ouverture et du cosmopolitisme culturel.
Un patriotisme économico-culturel qui sonne faux pour ceux qui se veulent progressistes, tiennent des blogs, utilisent régulièrement internet à leur profit... (Passou, au hasard).
On les retrouve aussi dans dans le dénigrement de Wikipédia et chez les contempteurs du téléchargement...
Votre seconde question est intéressante, je ne l’ai pas traitée dans l’article, mais en effet, avancent peut être masqués dans cette lutte, les chercheurs et universitaires français qui craignent de voir leur pré-carré ouvert aux quatre vents de l’internet.
Mais en parlant avec B. Forestier cette semaine, il soulevait ce point : dans un monde globalisé, ouvrir le patrimoine français, n'est-ce pas appliquer aux sciences humaines, ce qui se passe dans les sciences exactes : une mise en concurrence redoutable. Les universités les mieux dotées financièrement attirant les meilleurs chercheurs. Ce n’est pas pour rien que les universités américaines ont ouvert leurs bibliothèques à Google en premier.
Ainsi, les chercheurs de toutes nationalités pourraient travailler sur des documents des bibliothèques nationales françaises, grassement payés par les pôles d'excellences américains...
Le progrès que représente le partage du savoir, est il à ce prix ?
Juste une petite remarque en passant à GV : on dit "en premier", pas "en premières".
RépondreSupprimerC'est perturbant, ces petites fautes dans une conversation par ailleurs fort intéressante et instructive.
Merci BBC
RépondreSupprimerLe grand emprunt va consacrer 750 millions pour la numérisation du patrimoine, dont 150 millions pour la BNF.
RépondreSupprimerIl n'y a plus qu'à attendre pour voir si l'argent ira bien (et rapidement) à la numérisation.
C'est un chiffre qui se rapproche de ce qu'il faudrait, non ?
RépondreSupprimerC'est, en effet, plutôt une bonne nouvelle pour les partisans de la solution du financement public, les fonds sont à la hauteur des attentes.
RépondreSupprimerReste à savoir comment cela se mettra en place.
Espérons que chacun n'oeuvrera pas de son côté...
Les éditeurs ont du souci à ce faire, Amazon vient d'empocher des droits numériques pour un livre, et redistribue à l'auteur 50% sur le prix de vente (les éditeurs conventionnels ne reversent que 25%).
RépondreSupprimerBientôt Google ?
Source : http://www.actualitte.com
C'est un point de détail, mais je trouve ça un peu to much" de faire comparaître Milton en soutien à Google. Quitte à dénicher des appuis révolutionnaires vous auriez pu au moins débaucher les Situationnistes… D'ailleurs quelqu'un sait-il où en sont les tractations pour racheter les archives de Debord, en passe de partir aux Etats-Unis ?
RépondreSupprimerCe n'est pas à proprement parler un soutien à Google, c'est l'illustration d'un texte numérisé !
RépondreSupprimer@ Anonyme 15:14
RépondreSupprimerLes archives Debord sont devenues au début de l'année 2009 « trésor national ». Il reste environ 18 mois à la BNF, pour proposer 2 ou 3 millions (on ne sait pas trop) à Alice Debord. Ce prix équivaut à ce qui avait été proposé par Yale.
Avec l'argent de l'emprunt, ça ne devrait pas être compliqué.