samedi 29 mai 2010

Pin-up du mois : Messaline

Née en 26 de notre ère, dans une famille de la très haute aristocratie romaine, cette patricienne, fille de Barbatus Messala et de Domitia Lepida, par qui elle était également l'arrière-petite-fille du malheureux Marc-Antoine, fut mariée à quatorze ans à Claude, cinquante ans, rejeton des Julio-Claudien, dont l'imbécillité était à l'époque aussi proverbiale que sa passion pour les très jeunes filles.
Cette belle jeune fille, rapidement engrossée - elle donna deux enfants à son mari, Octavie en 40 et Britannicus en 41 - et encore plus rapidement délaissée par son époux, se retrouva brusquement propulsée sur le devant de la scène grâce à la soudaine ascension de son époux, qui venait d'hériter de la pourpre impériale, suite à la mort de l'extravagant Gaius, assassiné par ses Prétoriens en 41.
Nos lecteurs peuvent d'ores et déjà l'admirer ici, portant Britannicus, dans une pose inspirée du groupe "Eiréné et Ploutos" de Céphisodote
La coiffure sophistiquée, ainsi que le voile qui couvre la tête et les épaules indiquent la position sociale élevée de la jeune femme (rappelons que l'art grec cherche à représenter une beauté idéalisée et dénudée...).
Ces deux sculptures, exemple intéressant de "l'art réaliste romain" propre au classicisme augustéen, donnent à voir un véritable "portrait moral" de la commanditaire.
Messaline s'offre là à nos regards sous l’aspect d’une matrone romaine calme et digne : dans le bel ovale du visage s’inscrivent des traits réguliers et doux, marqués par un nez un peu fort, mais qui lui donne du caractère. Les grands yeux qui semblent perdus dans le lointain, malgré le geste très tendre de l'enfant, lui confèrent une impression de gravité légèrement mélancolique. Mais le visage plein semble encore juvénile, et les lèvres aux chaires pleines qui composent une bouche sans sourire, ne sont cependant pas dénuées de sensualité, sous-tendues par un menton d'une ferme rondeur, auquel font écho les deux seins menus et l'esquisse des reliefs des mamelons, dissimulés par les draperies. 
N'abusons pas de ces détails fastidieux, qui risqueraient de lasser le lecteur, et intéressons-nous plutôt à la légende noire qui contraste si violemment avec le portrait moral dressé plus haut, et qui savamment entretenue par des générations d'historiens, a réussi à transformer le nom de cette illustre et grave mère de famille, en synonyme de nymphomane.
Il est vrai que la tradition antique est unanime, s'accordant pour reconnaître que la très jeune impératrice était la proie d'une véritable frénésie sexuelle, s'entourant sans se cacher, de cohortes d'amants dans la propre demeure de son mari,  allant même jusqu'à se prostituer dans les bordels de Subure, où d'après Pline l'Ancien, elle se livrait à d'intéressantes compétitions comme celle de s'accoupler le plus de fois possible en une journée (toujours d'après Pline, elle semble avoir perdu de justesse)...

Juvénal, avec son talent habituel, et emporté par sa licence poétique, lui consacra quelques lignes parmi les plus drôles et les plus odieuses de la littérature latine, affirmant entre autres, que sous le nom de Lycisca, elle se livrait à la lie de la populace, avant de rentrer "toute brûlante encore de la tension de sa vulve raidie, fatiguée, mais non rassasiée" (adhuc ardens rigidae tentigine volvae et lassata viris, necdum satiata recessit).
Il faut tout de même nuancer ce portrait peu flatteur, les principales autorités sur la question n'étant autre que ces deux aimables historiens réactionnaires de Suétone et Tacite qui consacrèrent l'essentiel de leurs œuvres respectives à calomnier les Julio-Claudiens sur tous les tons.
La véritable raison de la détestation qu'elle suscita à l'époque vient plus probablement du rôle politique qu'elle joua à la Cour Impériale. Mère de deux enfants princiers, cette femme-enfant qui avait su captiver Claude, conserva longtemps son ascendant sur celui-ci, quitte à se faire remplacer dans la couche impériale qu’elle abandonnait par des maîtresses qu'elle produisait elle-même.
Aussi, dans les luttes féroces que les membres de la "Nobilitas" avaient transposées  des champs de bataille des guerres civiles à la Cour du Palatin, Messaline occupait une position-clef pour les intrigues et les brigues.
Cette position était renforcée par son association avec les arrogants affranchis impériaux qui évinçaient peu à peu Sénateurs et Chevaliers du pouvoir. Le plus important de ces affranchis était Narcisse qui exerçait avec efficacité la réalité du pouvoir.
À ce jeu politique déjà complexe, et aux préoccupations dynastiques de l'impératrice, il fallait en plus ajouter les caprices futiles de l'adolescente, son besoin chronique d'argent frais, ses crises de jalousie et la nécessité pour elle de jouir du pouvoir absolu dont elle s'était brusquement retrouvée dotée.
Dès 43, elle faisait éliminer Catonius Justus, commandant de la garde Prétorienne qui avait porté Claude au pouvoir, Julia Livilla, la soeur incestueuse de Caligula, qui s'était mise en tête de se faire épouser par son oncle Claude, ainsi que de nombreuses autres victimes (dont le philosophe Sénèque qui sera alors exilé en Corse).
Dans le même temps, elle continuait de s'afficher avec des amants, choisis indifféremment parmi les membres les plus brillants de l'aristocratie ou de simples esclaves. Le cas le plus fameux fut celui où elle obtint de son mari, par un subterfuge grossier, la jouissance exclusive du pantomime Mnester, l'ancien amant de Caligula et le favori de la Plèbe qui se désolait de ne plus profiter de son art.

Cependant, la vie de cour, faite d'intrigues et de voluptés incessantes, finit par écoeurer la jeune femme, dont les sens et les sentiments étaient, à tout juste vingt ans, déjà émoussés et blasés.
Elle tomba alors éperdument amoureuse de Caius Silius, jeune et beau sénateur, dont elle obtint la faveur par la menace et de luxueux présents. Silius, conscient des dangers de l'engouement de Messaline pour lui - elle avait pratiquement déménagée chez lui, entraînant à sa suite une cour nombreuse - s'enhardit et joua le tout pour le tout en lui proposant de l'épouser... Claude était vieux et malade, et sa lutte contre le Sénat auquel il tentait d'imposer la noblesse gallo-romaine rendait sa position précaire. Derrière cette bouffonne proposition de mariage se dessinait donc un possible coup d’État conservateur.
Messaline, finit par accepter, malgré le peu d'intérêts pour elle dans l'affaire, considérant peut-être l'énormité du scandale comme une ultime jouissance. Le 24 août 48, profitant du départ de son mari à Ostie, elle le répudia et célébra aussitôt de grandioses noces publiques avec son amant.
Mais, ce faisant, elle perdait l'appui de ses associés traditionnels Narcisse, Pallas, Calliste, les principaux affranchis impériaux, qui après avoir tenté une dernière fois de la dissuader, se décidèrent à informer leur maître de son infortune et du risque de coup d'État.
Claude rentré précipitamment à Rome, courut se réfugier dans le camp des Prétoriens, et ordonna l'exécution immédiate des conspirateurs, à commencer par Silius, ainsi que de la totalité des amants connus de l'impératrice – ce qui décima l’aristocratie romaine.
Quant à Messaline, réfugiée chez sa mère dans les Jardins de Lucullus, elle tenta de fléchir une dernière fois l'empereur en réclamant un entretien. Narcisse craignant toujours l'ascendant de l'impératrice la fit égorger par les prétoriens la veille du rendez-vous, fait d'armes pour lequel il obtint la Questure.  Claude déclara alors à ses prétoriens que les mariages lui réussissant mal, il préférait rester désormais célibataire. Ce qui ne l'empêcha pas de se remarier avec sa jeune nièce Aggripine qui le fit empoisonner quelques années plus tard.
Le souvenir de Messaline morte à 22 ans de pouvoir et d'amour, se transforma rapidement en une légende obscure et vaguement scandaleuse, qui fit le bonheur de générations d’historiens, de moralistes et artistes, dont l’estimé Gustave Moreau qui nous laissa une superbe "Messalina".

Bruno FORESTIER

Images : buste de Messaline (source ici), sculpture de la même exposée au Louvre (source ici), "Messaline dans la loge de Lisisca" par Carracci en 1798 (source ici), "Messalina" par Gustave Moreau en 1874 (source ici).
Blogger

5 commentaires:

  1. Bon sang ! C'est la pin-up la plus dévergondée que j'ai vue !
    Et morte à 22 ans avec ça ! Elle fait penser un peu à la duchesse de Berry (la première, sous la Régence). Peut-être une prochaine pin-up ?

    RépondreSupprimer
  2. Le fameux lassata sed non satiata de Baudelaire!
    Je relève en tout cas que dans la phrase "Cette position était renforcée par son association avec les arrogants affranchis [...]", le mot "position" est merveilleusement choisi.
    Merci de ce bel article sur cette jeune et lubrique dévergondée, que le hasard n'a, hélas! pas jugé bon de faire naître à notre époque.

    RépondreSupprimer
  3. Les calomnies qui n'ont pas cessé de pleuvoir sur Messaline rappellent celles qui, à partir du XIXe siècle, ont visé la reine Margot et Lucrèce Borgia. Il y a peut-être une association à faire autour de ces trois femmes, certes pas exemptes de reproches ni de légèreté, mais dont on probablement bien exagéré les travers.

    RépondreSupprimer
  4. Pline l'Ancien est plus précis et enregistre les scores, comme le note Joseph Jerphagnon qui règle le compte de Messaline en quelques lignes dans sa superbe Histoire de la Rome antique (Tallandier 1987) :

    « Messaline a laissé un nom. Elle revient de temps en temps parmi nous à la faveur d'un film, généralement stupide. Juvénal la montre se dépensant dans les bordels de Rome, et Pline l'Ancien, le naturaliste, rappelle avec intérêt ses performances supposées : pas moins de vingt-cinq prestations « dans l'espace d'une nuit et d'un jour ». Beau, certes, mais ce qu'on sait moins, c'est que la luxure n'était que le péché mignon de la jeune femme. Messaline était autrement redoutable à la cour qu'au lit. Cette descendante d'Antoine complotait. Elle eût voulu, à l'instar de Caligula, infléchir le règne dans le sens d'une monarchie à l'orientale, avec la complicité de quelques affidés. Cela contrariait à l'évidence le propos plus rassis de Claude, fidèle à l'esprit de Germanicus et d'Auguste. Messaline ne sut se modérer ni dans sa nymphomanie ni dans ses manigances. Elle avait fini par bafouer ouvertement l'illustre cocu en épousant, dans le cadre d'une sorte de bacchanale, l'un de ses amants qui sans doute visait à prendre la place de Claude partout, y compris à la tête de l'empire. L'empereur se résigna à s'en séparer, et Messaline fut donc invitée à aller voir aux Enfers s'il y avait du monde à séduire. »

    RépondreSupprimer
  5. Bruno Forestier6 juin 2010 à 11:45

    @ LB:

    J'ignore si Messaline était sensiblement plus dévergondée que les "pin-up" précédentes. Ce qui est certain, c'est qu'elle est particulièrement bien documentée - sans doute en raison de son titre et de l'influence politique qu'elle exerça, ce que Kléber a justement souligné en la comparant à la Reine Margot et Lucrèce Borgia.
    Notez, que la Duchesse de Berry est effectivement un cas à traiter, et si vous êtes inspiré, n'hésitez pas un instant à postuler, cette rubrique est ouverte à toute les bonnes volontés !

    @ Naturalibus:
    Oui, Baudelaire a visiblement su mettre à profit ses leçons de latin. Et ne regrettez pas trop de n'avoir pu connaître cette "jeune et lubrique dévergondée", visiblement elle ne portait pas bonheur à ceux qu'elle aimait. (Et puis aujourd'hui nous avons Pâris Hilton…)

    @ Fabrice:
    Vous avez raison à propos de Pline, j'aurais du vérifier les scores... Cependant, l'extrait de Joseph (ou Lucien plutôt, non ?) Jerphagnon me laisse un peu perplexe avec cette affirmation d'un complot visant à établir une monarchie orientale, qui était tout de même une accusation récurrente à Rome pour calomnier ses adversaires. Apporte-il des éléments plus précis à ce sujet ?

    RépondreSupprimer