lundi 3 mai 2010

Le livre truffé

L’amateur de vieux livres qui feuillette sur les quais ou dans des endroits comme Boulinier, temple du livre d’occasion sur le boulevard Saint-Michel, a parfois de bonnes surprises. Outre la rareté éventuelle du bouquin, c’est plus fréquemment les documents qu’il contient qui sont la cause de sa surprise : autographe, photos, dessins, articles de journaux, prospectus, cartes… Toutes ces choses contribuent à en faire un exemplaire truffé, selon la belle expression autrefois usitée qui, hélas, n’a plus guère cours.

Or donc, voici pour l’exemple quelques documents amusants que le hasard de mes pérégrinations m’a fait découvrir dans un vieil ouvrage de Dayot reproduisant des gravures et dessins du Second Empire. Il s’agit tout d’abord d’un tract bonapartiste distribué à l’occasion d’une réunion des Comités plébiscitaires présidée par l’obscur député Cuneo d’Ornano en 1889 ou 1895. Le lecteur y admirera l’icône du général Bonaparte qui vient astucieusement rappeler la gloire de l’oncle pour faire oublier les turpitudes du neveu. Mais c’est la dernière phrase de ce tract qui par son archaïsme inouï  en est l’élément le plus intéressant : « Les dames sont admises », est-il écrit, comme on dirait aujourd’hui « Les animaux sont admis ». Notez qu’il s’agit bien des « dames », c’est-à-dire qu’il ne saurait être admissible que des filles ou des femmes de petite vertu se montrent à l’allocution du digne Cuneo d’Ornano.

On trouve ensuite cette très réussie composition, collée sur une page avec pour légende : « Bilan du Second Empire. Résumé, à la française, par les anciens combattants de 1870 ».


Enfin, last but not least, ce livre décidément riche contient encore le faire-part de Loulou, i.e. Napoléon Eugène Louis Jean Joseph, le malheureux fils de Napoléon III tué en 1879 par les Zoulous, sous l’uniforme… anglais. On remarque qu’il n’est pas question de cet étonnant uniforme, ni desdits Zoulous qui sont élégamment rhabillés sous le terme vague et tellement plus sérieux d’"ennemi". Mais ces détails transparaissent cruellement dans la citation du Prince qui figure sous son portrait : « Ma dernière pensée va pour ma patrie. C’est pour elle que j’aurais voulu mourir ».

Voilà en tout cas un bon exemple de livre truffé. Une telle mine reste cependant rare, souvent pillée par des amateurs que le livre n’intéresse pas, voire éparpillée ou perdue au gré des échanges. Et qu’en sera-t-il lorsque l’on passera au livre numérique ? C’est la question que se posent déjà certains bibliophiles

KLÉBER

Source : exemplaire truffé de Le Second Empire par Armand Dayot (d'après des peintures, gravures, photographies, sculptures, dessins, médailles, autographes, objets du temps), Flammarion, 1900.
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6 commentaires:

  1. La morale de cet article est donc que si les bonapartistes avaient ouvert leurs réunions aux gourgandines à la place des "dames", l'Empire serait peut-être encore en place.
    Vous m'objecterez qu'en 1889 ou 1895 (le document n'est pas daté?), le Second Empire avait succombé depuis belle lurette. Certes. Mais tout de même, l'expérience aurait valu le coup.
    Petite pensée pour ce pauvre Napoléon Eugène qui, malgré le fait d'avoir un chouette prénom, n'a pas su résister à la tentation de provoquer 17 lances zouloues en duel.
    Et bravo pour cet article; j'ai subitement très envie de flâner le long des quais, au lieu de travailler bêtement.

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  2. D'ailleurs, il y a chez Boulinier, devant le comptoir du sous-sol, un espace dédié à l'exposition des truffes

    Quant à ce pauvre Eugène, tué par des Zoulous c'est terrible, je comprends mieux pourquoi Zoulou est devenu une insulte du Capitaine Haddock.

    Pour finir, avec le livre numérique, c'est la fin du livre d'occasion !

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  3. Tout dépend. On pourrait très bien imaginer des "truffes" numérisées, ajoutées en index, qui auraient le mérite de ne pas s'éparpiller aux quatre vents. Et les fidèles à la saine lecture des ouvrages concrets auraient parfois cette délicieuse supériorité de posséder ces documents (inédits ?).

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  4. le problème du numérique ce sont les DRM (fameux logiciels qui bloquent l'utilisation d'un fichier sur plusieurs machines). Admettons que vous achetiez un livre numérique, il sera lisible uniquement sur 2 ou 3 machines de votre foyer, impossible de le lire ailleurs et encore moins de le revendre (c'est déjà le cas pour la musique) !
    Adieu truffes...
    Par conte je ne doute pas que le livre en question sera vendu blindé de documents audio vidéo et autres dossiers que personne ne lira.

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  5. @ Naturalibus
    Vous faites bien de demander si le document est daté, cela va me permettre de vous montrer que les Septembriseurs sont de grands professionnels de l'information.
    Effectivement, ce tract comporte une date, mais inexacte comme vous allez pouvoir en juger. Il est inscrit au dos : "Senatus-consulte de mai 1870 (révision de la constitution". Bien, pourquoi pas. Cependant, en voulant en savoir plus sur le député mentionné, le désormais célèbre Cueno d'Ornano, j'ai découvert qu'il n'avait alors qu'une petite vingtaine d'années, ce qui était un peu jeune pour lui permettre d'être déjà député. Mieux, en vérifiant simplement la date indiquée (jeudi 23 mai), j'ai pu constater que le 23 mai 1870 ne tombait pas un jeudi. Il s'agissait donc d'un tract plus récent.
    Le programme bonapartiste de "L'appel au peuple" date à peu près de 1889. Or, le 23 mai 1889 tombait bien un jeudi. Pourtant, scrupule historique oblige, j'ai tenu à vérifier le nom de "comité plébiscitaire". Une recherche m'a permis de constater que ce comité a été d'abord appelé "comité impérialiste". Son nom a été changé en 1893 pour "comité plébiscitaire". Il n'y a pas de jeudi 23 mai en 1893, mais il y en a un en 1895. D'où mes propositions : 1889 ou 1895, bien que je penche plutôt pour 1895 à cause du nouveau nom du comité.

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  6. Quel merveilleux professionnalisme!
    Alors là bravo.
    Vous m'avez tout émoustillé, j'en verserais presque une larme.

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