lundi 30 août 2010

Jean de Tinan, météore ou feu follet ?

Jean de Tinan (1874-1898) est bien oublié aujourd’hui, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour autant, est-ce si étrange lorsque l’on sait que cet écrivain est mort à l’âge de 24 ans ? Ne faut-il pas au contraire saluer la remarquable longévité de ses œuvres — une en particulier — et la survivance de son personnage de dandy ? Incontestablement, un mythe est né de sa mort si brusque. Ce mythe l’a montré tel un météore, auteur maudit emporté à la veille d’une œuvre immense. N’était-il pas à cette époque un proche de Pierre Louÿs, André Gide ou Paul Valéry, tous encore inconnus ou presque, et aux côtés desquels sa signature figure dans le numéro 2 du Centaure, l’une de ces revues littéraires aussi éphémères que brillantes qui pullulaient à la fin du XIXe siècle ? D’aucuns cependant eurent tôt fait de railler ce prétendu génie dès après sa mort. Cet « anti-mythe » montra Tinan sous les traits d’un habile mirliflor déguisé en littérateur. Mort à 24 ans, certes, et quel chef d’œuvre ? N’est pas Lautréamont qui veut !

Faisons la part des choses, comme on dit. La très belle édition des Œuvres complètes de Jean de Tinan est parue chez 10/18, en 1980, dans l’intéressante série « Fins de siècles » dirigée par Hubert Juin. En deux volumes, elle recense tous les textes importants publiés par le jeune homme dans sa courte vie littéraire, soit deux romans (dont un inachevé), un essai, une chronique, une biographie et quelques articles. Beau bilan quoi qu’on en pense.
Parce qu’elle permet de saisir toute l’étendue du champ littéraire dans lequel s’inscrivait le jeune écrivain, la lecture de cet ensemble s’avère passionnante en dépit de l’inégale qualité des œuvres présentées. Ainsi, il faut d’emblée écarter le très médiocre Document sur l’impuissance d’aimer, sorte d’essai maladroit sous forme de journal qui aboutit à un plat recueil de jérémiades. De même, les articles et chroniques de Jean de Tinan au Mercure de France ou au Centaure ont beaucoup perdu de leur intérêt. La plupart des noms cités sont parfaitement oubliés et le tout est emberlificoté de telle façon que, sans connaissance des personnages évoqués, on y perd tout à fait pied. Mais il faut bien reconnaître qu’il y a un certain talent derrière cela : de belles tournures, un style inhabituel pour l’époque (parenthèses partout en particulier), des éloges pour de jeunes auteurs dont les talents allaient bientôt éclater (Marcel Schwob, Alfred Jarry, Léon-Paul Fargue, Francis Jammes, sans parler d’André Gide et Pierre Louÿs) voire d’amusantes insolences sur les grands contemporains, qu’il s’agisse du dandy Montesquiou ou de l’inénarrable Paul Bourget :
« M. Paul Bourget a écrit : « Le flirt est l’aquarelle de l’amour ». Les romans de M. Bourget sont l’aquarelle du roman. Il y a de belles aquarelles. »

Mais venons en à l’essentiel. Les deux romans de Jean de Tinan ont pour héros Raoul de Vallonges, jeune homme derrière lequel l’auteur se peint sans se cacher. Tous les personnages qui gravitent autour de cette figure sont aussi aisément identifiables : il y a Pierre Louÿs (Silvande), le philosophe Henri Albert (Welker) ou encore Willy (Silly), « l’époux de Colette » pour la postérité qui, en plus de sa femme, employait aussi Tinan comme nègre. Dans Penses-tu réussir !, le premier roman de Tinan, Mallarmé avait salué une nouvelle Éducation sentimentale. Disons en effet que le livre est exactement ce que dit ce titre et non ce que fut l’œuvre qui dans l’histoire littéraire y reste attachée.
Le récit est extrêmement décousu : narrateur extérieur et pensées de Vallonges alternent parmi les points de suspension et parenthèses. On est tout de suite frappé par la modernité de certaines phrases et expressions, de même que par le ton, lucide et moqueur, puis si facilement mélancolique, montrant sans crainte le ridicule de ces écarts. Tout au long du roman, le héros poursuit l’amour, la femme, Elle, parce qu’il recherche le bonheur : il passe par l’échec d’une passion, ses émois, ses espérances, ses illusions, avant de montrer pourquoi il ne faut pas aimer mais se contenter de cueillir, faute de jamais pouvoir trouver la femme qui fusionnera la tendresse et le sexe, l’amour et le désir. On retrouve là les préoccupations propres à bon nombre de ses contemporains au premier rang desquels André Gide dont la théorisation de cette distinction fut esquissée dans sa préface à la réédition d’Armance de Stendhal.
Mais ce roman n’est pas une compilation de lieux communs sur l’amour. Encore une fois, le ton y est suffisamment ironique pour empêcher ce malheur. En exposant ses amours, en les analysant, Jean de Tinan cherche à comprendre et raisonner sa sensibilité, son Moi. C’est là à nouveau une thématique récurrente de la fin du XIXe siècle dont l’introduction fut l’œuvre de Maurice Barrès. Dans sa préface, Tinan se place d’ailleurs directement dans la lignée de ce dernier qui avec sa trilogie du Culte du Moi régnait en maître sur la jeunesse littéraire de son époque. Sa quête du bonheur, Tinan l’achève par un surprenant dialogue de son héros avec une sirène. À celle qui lui offre le Rêve, Vallonges préfère opposer sa certitude :
« Ce n’est pas votre Rêve que je méprise… mais je ne suis sûr que d’une chose, c’est de vivre, — souffrez que je m’y tienne et n’y renonce pas si facilement. Je m’y plais aujourd’hui, et cela n’a pas été sans peine… »

Penses-tu réussir ! en se terminant de la sorte clôt le questionnement qui rongeait Raoul de Vallonges. Avec Aimienne ou le détournement de mineure, roman inachevé, Jean de Tinan poursuit le récit de la vie de son héros sans plus revenir sur ses interrogations de jeunesse. On perçoit nettement la maturité du personnage comme celle du romancier. Sans doute Tinan tenait-il là son (premier) chef d’œuvre. Ce livre publié à titre posthume en 1899 est d’une fraîcheur étonnante qui, mutatis mutandis, rappelle fortement celle du Paludes de Gide publié peu avant en 1895. Reprenant l’atmosphère de Penses-tu réussir !, son héros et les amis de celui-ci, l’auteur construit une véritable intrigue : une fillette de 14 ans qui vient de fuguer est recueillie par hasard par Vallonges qui ne sait quoi en faire. Ses amis s’amusent de cette aventure mais lui conseillent vivement de se débarrasser de la petite avant que la justice ne s’en mêle. De l’autre côté, Vallonges a du mal à réfréner son désir, Aimienne s’offrant à lui avec l’enthousiasme de l’innocence. Toute cette histoire se déroule au milieu des réunions littéraires du héros et de ses amis, tous aussi rentiers les uns que les autres. Ça lit, ça écrit, ça parle et le lecteur ne s’ennuie pas une minute. Hélas! Le récit est interrompu et l’on regrette vraiment de ne pouvoir achever sa lecture. La fin telle qu’elle est résumée par le plan de l’auteur promettait.

Reste que tout cela ne permet pas encore de voir dans Jean de Tinan un écrivain de la valeur de Gide ou Louÿs dont les livres de jeunesse furent éblouissants. À sa décharge, on observera cependant que les premières œuvres ne garantissent pas toujours la qualité des futures créations. Pierre Louÿs ne s’est-il pas justement essoufflé après avoir si brillamment entamé sa carrière ? Si l’on ose même citer l’exemple de Proust, de trois ans plus âgé que Tinan, on remarquera que rien n’annonçait dans ses premières publications l’immense œuvre qu’il allait donner, tant et si bien que le manuscrit du Côté de chez Swann fut accueilli comme le caprice d’un mondain en mal de célébrité. Précisément, et alors même qu’il s’était tôt engagé dans les lettres, Jean de Tinan a souffert de son image de dandy toujours bien mis à laquelle certains ont opposé le génie d’un Jarry habillé comme l’as de pique. C’est selon nous une injustice. Avec un style vraiment propre à lui, Jean de Tinan a peint comme personne la vie, les errances et les pensées de la jeunesse intellectuelle de cette fin de siècle. À défaut de génie, il y a incontestablement du talent chez lui. Rien ne nous permet d’affirmer qu’il serait devenu le grand écrivain qu’il aspirait être, mais ses minces œuvres, particulièrement ses deux romans, annonçaient au moins un bel avenir. Atteint d’une néphrite aggravée par ses noctambulismes, on sait qu’il ne put aller plus loin ; il est mort en 1898.

Lucien JUDE

Le roman Penses-tu réussir ! a été réédité en poche dans la collection La Petite Vermillon (La Table Ronde), 280 pages, 2003.

Images : portrait de Jean de Tinan par Henry Bataille, 1898 (source ici), couverture du tome 1 des Œuvres complètes de Jean de Tinan chez 10/18 (source ici), couverture de Penses-tu réussir ! dans sa réédition en poche (source ici), couverture de l'édition d'Aimienne (source ici), photo de Jean de Tinan (source ici).
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mardi 24 août 2010

Pin-up de l’été : Bettie Page

À tout seigneur, tout honneur. Afin de nous faire pardonner notre inexcusable retard et pour récompenser la fidélité estivale de notre lectorat, nous offrons à celui-ci une authentique Pin-up du mois en la personne de la très belle et regrettée Bettie Page (1923-2008).
D'innombrables clichés ont fait connaître au public américain des années 40 et 50 cette pimpante "Girl Next Door", qui exposait avec beaucoup de naturel et de charme, malgré l'extravagance des poses demandées, son fameux minois souriant, encadré par une luxuriante chevelure noire de jais (la fameuse frange Bettie Page !).

Les ravissantes épaules, l'opulente poitrine, la taille de guêpe et les bien jolies jambes de celle qui fut surnommée la "Reine des Pin-Up", furent abondamment photographiées de 1951 à 1957 et ornèrent longtemps les couvertures des romans à l'eau de rose, calendriers et cartes postales…
Mais ne le cachons pas, la notoriété persistante de cette native de Nashville (Tennessee), dont l'enfance fut marquée par la misère de la Grande Dépression et un père abusif, est surtout due à sa rencontre avec le fameux Irwing Klaw (1910-1966), le père du fétichisme et du "bondage", qui fit d'elle sa première égérie ! 
À l'époque, à travers les magazines ou films "spécialisés", on put voir la belle en lingerie et talons hauts, se faire régulièrement enlever, ligoter, et fesser par quelques-unes de ses complices (ou à l'inverse, la voir enlever, ligoter et fesser lesdites complices), avec un entrain et une gaieté qui font encore plaisir à voir.
Cependant, sa carrière de mannequin qui avait démarré en octobre 1950 à New York dans les "camera-clubs" de la ville, des clubs de photographies artistiques qui étaient en réalité le plus souvent des entreprises pornographiques clandestines, s'arrêta brutalement avec la campagne de salubrité publique lancée en 1954 par le sémillant sénateur Carey Estes Kefauver et le procès de Paula et Irwing Klaw l'année suivante où le "bondage" fut accusé de mener à la déviance et au meurtre. 

Du reste, reconvertie au christianisme à partir de 1957, Bettie Page coupa rapidement les liens avec son ancien milieu, avant de sombrer dans un oubli momentané... 
Elle semble avoir mené alors une vie plutôt instable, avec de nombreux déplacements géographiques, matrimoniaux et religieux (elle sera même prophète en 1969) et une certaine propension aux actes violents qui la conduira à être internée de 1982 à 1992 après une agression au couteau à pain sur son employeuse…
Elle décède d'une pneumonie en 2008, sans avoir pris conscience de la création d'un véritable culte autour de son personnage à partir des années 80 (inspirant notamment Dita von Teese ou le personnage de Xena la guerrière…).

Bruno FORESTIER

Images : photo de Bettie Page (source ici), affiche du biopic The Notorious Bettie Page, film de Mary Harron sorti en 2006 (source ici), unes de magazines des années 50 avec Bettie Page (source ici).
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jeudi 19 août 2010

Ganache de l'été : Failly

Une génération de ganaches a jusqu’ici échappé aux honneurs de notre rubrique, c’est celle de 1870. Il s’agit pourtant de modèles parfaits ! Ainsi que le dit l’historien William Serman 
« Près de la moitié des généraux français de 1870 devaient leur grade à leurs pères plus qu’à leurs services : des préjugés sociaux privilégiant les fils de nobles, de généraux et de grands notables avaient peuplé l’état-major général de personnages représentatifs de l’aristocratie civile et militaire, plus soucieux de leur position sociale que de la défense nationale. Une mentalité archaïque, inspirée de l’Ancien Régime, faisait de la bravoure chevaleresque la principale vertu d’un général, tandis que le travail intellectuel, la réflexion stratégique, l’imagination tactique et le talent d’organisation étaient dédaignés. […] Si les leçons de Sadowa n’ont pas été tirées par nos généraux, ce n’est pas parce qu’ils ne l’ont pas voulu, mais parce que leur mentalité les en rendait incapables. »
Afin de commémorer dignement les 140 ans de la défaite, prenons ainsi l’exemple du général Pierre Louis Charles de Failly qui au cours du seul mois d’août 1870 montra avec éclat toute l’étendue de sa grandiose nullité. Précisons qu’à ses trois prénoms déjà énoncés s’ajoutait un quatrième, Achille, qui par respect pour la mémoire du valeureux guerrier grec disparut des notices biographiques posthumes.

Notre homme est né en 1810, à l’apogée du grand empire. En 1830, tout juste sorti de l’école militaire de Saint-Cyr, il est lieutenant au 35e régiment de ligne. C’est ce régiment qui s’illustre dans le massacre de la rue Transnonain le 14 avril 1834. La part que prit le lieutenant de Failly à l’affaire n’est pas clairement établie. Celui-ci prétendit n’avoir pas été avec les sections qui accomplirent cet assassinat collectif. Mais c’est pourtant lui, simple lieutenant, qui par une lettre publiée peu après dans la presse se fit le porte parole du mensonge qu’entendait faire valoir l’armée afin d’étouffer l’affaire. Ledru-Rollin, l’avocat des victimes de ce carnage, prouva dès 1834 la fausseté de ce rapport en le démontant point par point dans son remarquable Mémoire sur les événements de la rue Transnonain. Quoi qu’il en soit, par ce mensonge éhonté Failly montrait dès sa jeunesse quel individu misérable il était.

Sa carrière se poursuivit tranquillement : capitaine en 1840, il est lieutenant-colonel en 1848 et devient général sous le Second Empire. Les campagnes de Crimée et d’Italie se passent sans qu’aucun exploit notable ne soit à mettre à son actif ; en revanche, il est abondamment décoré pour avoir fait don de sa présence en ces instants glorieux. Grand officier de la Légion d’honneur, général de division, aide de camp de Napoléon III, il devient l’un des favoris de l’impératrice Eugénie, ce que Hippolyte Magen, républicain exilé après le 2-Décembre, explique ainsi :
« [Le général de Failly] avait conquis, — ce fut, hélas ! son unique conquête, — la protection de l’Impératrice par son habileté à mener le cotillon, sorte de danse ridicule et maniérée dont raffolait cette frivole Majesté. »
Mais il était écrit que cet imbécile empanaché parviendrait à se montrer en toutes occasions, exceptés les pas de danse, d’une insigne maladresse. En 1867, il est envoyé à la tête du corps expéditionnaire français qui, pour satisfaire l’opinion catholique, doit empêcher les Chemises Rouges de Garibaldi d’entrer dans les États pontificaux. La bataille de Mentana voit la défaite des garibaldiens qui perdent six cents hommes. Faisant son rapport à l’intention de la presse, vieille habitude qui lui était restée depuis l’affaire de la rue Transnonain, le général de Failly écrit cette phrase sublime à jamais gravée dans les annales de l’histoire de France : « Nos chassepots ont fait merveille ». Chacun jugera l’extraordinaire tact du général de Failly qui tuant des centaines d’hommes se félicite de ses fusils comme un magicien de sa baguette.

On devine à peu près quel genre de farces réservait le général de Failly à la France en 1870… La guerre déclarée, il est simplement ahurissant de penser qu’on a laissé la responsabilité d’un entier corps d’armée à ce salonard incapable. Seule la complète intoxication de l’état-major par les pires ganaches de cette époque permet de comprendre pourquoi une imposture pareille n’a pas été chassée sous une pluie de tomates au premier coup de clairon.

Justement, c’est dès le début du mois d’août que notre Achille entre dans la légende. Le 6 août, le corps d’armée du maréchal Mac-Mahon est attaqué par des Prussiens deux fois plus nombreux à Frœschwiller. Non loin de là, installé confortablement dans la place forte de Bitche, le général de Failly ne bouge pas. Son aide a pourtant été réclamée et du reste il entend fort bien le canon tonner. Mais arguant d’excellentes mauvaises raisons, il préfère l’immobilité si coutumière aux meilleurs représentants de sa caste. Un historien du XIXème siècle dira à ce propos : 
« L’inaction du général de Failly est une de ces fautes sur lesquelles l’histoire aura à porter son jugement, nous dirons plus, son blâme, car il est évident que le concours prompt et énergique du 5e corps aurait changé en victoire la défaite de Frœschwiller. »
Cette première grande défaite étant consommée, on dit que le général de Failly mit enfin de l’empressement à agir, c’est-à-dire qu’il fuit avec une admirable célérité. Tout le reste du mois, il recula bravement jusque vers la fatale ville de Sedan

Dans la nuit du 29 au 30 août, poursuivi par les Prussiens, son corps d’armée s’installe à Beaumont, quelques kilomètres au sud-est de Sedan, dans un état d’épuisement intense. Alors même que ses troupes sont en contact avec l’ennemi depuis deux jours, qu’elles ont combattu la veille, bref que tout porte à croire que la bataille est proche, le général de Failly commet la plus funeste erreur militaire imaginable. Il établit son campement dans une cuvette (vieille manie des officiers français ; ô Dien Bien Phu !) et néglige totalement d’envoyer des éclaireurs reconnaître les alentours. Par la même occasion, il décide de laisser ses troupes au repos jusqu’en début d’après-midi quand la plus élémentaire prudence commande de décamper dès le lever du jour afin de rejoindre le gros des troupes impériales qui se prépare à livrer bataille.
Vers 11h du matin, des paysans avertissent le général de Failly de l’imminente arrivée des Prussiens. Que fait ce danseur de cotillon ? Il déjeune. Voici le compte-rendu que donne Le Gaulois revenant sur cette affaire en 1911 :
« Les hommes lavaient leur linge, nettoyaient leurs armes, les chevaux étaient dessellés, l’artillerie était non attelée dans un creux formé par un ravin, les officiers se reposaient un peu partout, le général en chef de Failly faisait honneur à la cuisine de M. Jaisson, maire de Beaumont. […]
Enfin, une brave fermière pénètre chez M. Jaisson, entre en ouragan, forçant la porte et crie : « Les Prussiens arrivent, ils seront là dans une heure ! » — « Eh bien, nous les recevrons ! » répond le général, sans quitter la table.
Cinq minutes après, arrive M. Auguste Drouin, fermier de Beaulieu, à trois quarts d’heure de Beaumont, qui adjure le général de Failly de prendre ses précautions et lui certifie sur l’honneur que les Allemands le suivent et seront là dans quelques minutes… Et le déjeuner continue. Quand tout à coup, à midi, un obus allemand tombe dans le camp français, causant une panique effroyable, surprenant toute une armée sans défense ! »
D’après un témoin dont H. Magen rapporte la déposition, le général de Failly aurait même dit très exactement, apprenant l’approche de l’ennemi : « Ah, bah ! Nous leur avons tué hier assez de monde ; ils peuvent bien, aujourd’hui, nous mettre quelques hommes hors de combat. Allons, débouchons une bouteille ! » Ce propos ne change d’ailleurs rien aux faits ; il atteste simplement de la criminelle nullité de cette ganache impériale. Par sa faute, tout une armée est surprise au repos et se fait massacrer à coups de canon. L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau dresse ainsi le bilan :
« La bataille de Beaumont avait été une déroute complète, à vrai dire la première depuis le début de la guerre : le 5e corps était totalement démantelé ; les Français perdaient 1800 hommes tués ou blessés, soit un taux de perte de plus de 13%. Il y avait 3000 disparus, dont 2000 prisonniers indemnes, chiffres considérables pour les effectifs engagés (21000 hommes maximum). Le phénomène était nouveau : il soulignait l’ampleur de la défaite, mais révélait aussi la démoralisation des troupes. »
Ainsi se termine la lamentable carrière de ce sinistre galonné. Enfin renseigné sur son incurie, l’état-major le démet aussitôt de son commandement. Deux jours plus tard, c’est la défaite de Sedan que l’irresponsable conduite de Failly à Beaumont a grandement préparée. Celui-ci est fait prisonnier en compagnie de son maître l’Empereur. Il sera libéré en avril 1871. Malgré sa disponibilité et son expérience passée dans le massacre de civils, le gouvernement de Thiers se passe de ses services pour anéantir la Commune. Même dans son sport de prédilection, Failly n’est plus en grâce…
Une chose en tout cas est certaine, c’est qu’il échappe au conseil de guerre qu’il avait si justement mérité. Trop heureux de cette chance, il se fait oublier et coule une paisible retraite dans ses terres. Il meurt à Compiègne en 1892, à l’âge de 82 ans.

KLÉBER

Images : photo du général de Failly (source ici), Rue Transnonain le 15 avril 1834 par Daumier (source ici), caricature de l'impératrice Eugénie entourée de ses fidèles, en n°4 à gauche notre ganache de l'été (source ici), la charge des cuirassiers à Reichshoffen (Frœschwiller) par Aimé Morot (source ici), bataille de Sedan (source ici), portrait du général (source ici).
Ouvrages : 1870, la France dans la guerre (Stéphane Audoin-Rouzeau), Histoire du Second Empire (Hippolyte Magen), Le Gaulois, 30 août 1911.
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mercredi 11 août 2010

Picpus, le cimetière des ci-devant

La géographie parisienne réserve bien des surprises. La longue voie qui borde le sud du cimetière royaliste de Picpus à Paris n’est autre que la rue Santerre, du nom du commandant de la garde nationale durant la Révolution française. Antoine-Joseph Santerre (1752-1809), brasseur du faubourg Saint-Antoine, fut l’un des plus actifs participants de la prise de la Bastille avant de devenir un personnage essentiel des sections parisiennes. Adulé par les sans-culottes, il devint sans peine commandant de la garde nationale, poste qui lui permit de comploter en toute quiétude tout en spéculant sur les biens nationaux. Ayant réclamé un commandement de volontaires pour la Vendée, notre homme s’y montra pitoyable et rentra bien vite en son quartier (Victor Hugo évoque, avec une coupable indulgence, les bataillons de Santerre au début de son roman Quatre-vingt-treize). Lié aux déplorables Hébertistes, il fut logiquement expédié en prison au moment de la liquidation de cette clique et, comme de juste, c’est aux Thermidoriens que cette imposture révolutionnaire dut sa libération. Cette brève relation de sa vie montre assez quel jean-foutre fut le médiocre Santerre. Allez savoir quelle lubie frappa le conseil municipal du 12e arrondissement qui baptisa cette voie…

Quoi qu’il en soit, il est toujours plaisant de constater que la rue Santerre borde le fameux cimetière de Picpus, l’un des deux seuls cimetières privés de la ville de Paris. Pour deux euros – somme un peu élevée, mais après tout c’est un territoire royaliste et catholique – on peut visiter les lieux l’après-midi. Derrière la chapelle qui commémore le souvenir des "martyrs", un sympathique jardin, bien entretenu, s’étend tout en longueur sur quelques centaines de mètres. C’est au fond de ce jardin que se situe le cimetière à proprement parler, non loin des deux fosses communes dans lesquelles furent jetés les corps des 1300 personnes exécutées entre la mi-juin et le 27 juillet 1794, lorsque la guillotine fonctionnait sur la place du Trône renversé (actuelle place de la Nation). Seuls les descendants de guillotinés ont normalement droit d’y être inhumés. Dans les faits, bien que plus de la moitié des "martyrs" appartienne au peuple, les noms à particules règnent en maîtres dans le cimetière. Rien ne change.

La star des lieux est le brave La Fayette, une imposture d’un calibre plus élevé encore que l’ami Santerre. Un drapeau américain flotte continuellement au-dessus de sa tombe qui est fidèlement fleurie tous les 4 juillet. Pour le reste, le bottin mondain royaliste s’étale avec ses titres ronflants sur les dizaines de tombes qui couvrent le cimetière, de la même manière que fleurissent les noms des dirigeants communistes sur les tombes qui font face au mur des Fédérés du Père Lachaise (à ceci près qu’il faut payer pour voir le lieu de mémoire royaliste quand celui du peuple est gratuit…).
Si l’on fait abstraction des innombrables plaques commémoratives chargées de bondieuseries, la visite est donc intéressante. Le prix d’entrée, quant à lui, a au moins l’avantage de vous assurer une quasi solitude dans un agréable jardin…

KLÉBER

Images : photos du jardin de Picpus, de la rue Santerre et de la tombe de La Fayette (source K.).
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jeudi 5 août 2010

L'été des Septembriseurs

Nos plus fervents lecteurs auront justement déploré la baisse de régime du mois de juillet. Il nous faut les prévenir, car, de la même manière, le mois d’août sera léger. Les vacances des Septembriseurs sont sacrées.
Cependant, que ceux qui s’inquiètent de n’avoir point lu la pin-up et la ganache du mois de juillet se rassurent, ces rubriques fondamentales reviendront ce mois-ci. En revanche, la prochaine caricature mystère, sauf découvertes intéressantes, sera pour septembre. La dernière n’ayant toujours pas été identifiée (ni même la seconde caricature proposée, pourtant bien facile…), le jeu reste ouvert.
Sur ce, nous souhaitons à notre lectorat les vacances qu’il mérite. S'il y en a qui n’ont pas la chance de se reposer, nous ne doutons pas qu'ils se consoleront en nous lisant.

La rédaction

Image : représentation du mois de Thermidor (19 juillet-17 août) dans le calendrier révolutionnaire (source ici).
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