mardi 3 juin 2014

L'aventure Prairial

Chers lecteurs,
Les Septembriseurs ont le plaisir de vous annoncer l'arrivée des éditions Prairial.
Cette maison, à la fondation de laquelle plusieurs membres de notre rédaction participent avec d'autres amis, a pour objectif de publier certains de nos auteurs favoris aujourd'hui introuvables en librairie. Les éditions Prairial inaugurent ainsi leur catalogue avec un poète surréaliste trop oublié, Roger Gilbert-Lecomte, et un écrivain anarchiste dont nous avons déjà parlé en ces lieux, Georges Darien.
Un site internet est consultable ici, tandis que les adeptes de Facebook peuvent sans plus attendre "liker" la page consacrée.

Vive Prairial !
La rédaction
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jeudi 18 octobre 2012

Retour sur l'affaire des deux poils d'Henri IV

Voici trois ans, Lorànt Deutsch publiait son fameux best-seller Métronome. Dès cette époque, à la suite d'une émission télévisée où l'auteur faisait sa promotion, les Septembriseurs signalaient une erreur historique flagrante qui augurait mal de la qualité générale de l'ouvrage.
En effet, Lorànt Deutsch racontait dans son livre comment Robespierre, lors du sac de la nécropole royale de Saint-Denis (août et octobre 1793), aurait arraché deux poils de la barbe du cadavre d'Henri IV. Cette grotesque assertion n'avait alors pas le moins du monde dérangé un homme comme Éric Zemmour, pourtant d'ordinaire si prompt à déplorer l'ignorance contemporaine. Bien au contraire, l'anecdote avait fait le ravissement des uns et des autres sur le plateau de l'émission de Laurent Ruquier. Or, comme nous le démontrions dans notre article sans même insister sur l'énormité qu'eût constitué pour Robespierre la collection de reliques royales, celui-ci ne fut pas présent lors des événements en cause. Faute de détails, faute surtout d'une bibliographie, nous concluions en nous demandant où Lorànt Deutsch avait bien pu aller chercher une histoire si romanesque.

Depuis, le livre s'est vendu partout, tant et si bien que M. Deutsch a même pu en tirer un documentaire, un livre illustré et, last but not least, la médaille de la ville de Paris décernée par M. Delanoë, toujours aussi lucide en matière de jugements historiques ! Cependant, le succès devenant par trop extraordinaire, de nombreuses critiques ont enfin osé s'élever à l'égard d'un ouvrage qui, jusqu'ici, n'avait rencontré qu'un unanime engouement. Outre le problème posé par le parti pris de l'auteur, tout empreint de ses opinions royalistes revendiquées, c'est aussi sur les faits historiques rapportés que le scandale éclata, car inutile de dire que l'erreur que nous dénoncions en 2009 n'était que l'arbre qui cache la forêt. Sur son site Goliards, M. William Blanc, doctorant en histoire, a été l'âme de la révolte. Recensant les signalements de plusieurs internautes, il est notamment parvenu à dresser une liste - non exhaustive - des approximations, falsifications et autres erreurs commises par l'auteur de Métronome. Ce dernier, piqué au vif, a répondu par le plus cinglant mépris à ces accusations, refusant systématiquement le débat équitable proposé par M. Blanc. Le Front de Gauche ayant de son côté décidé de médiatiser la polémique, M. Deutsch put s'en tirer en déclarant que l'affaire était une basse instrumentalisation politique. C'était, on en conviendra, une facile mais efficace dérobade.

Le temps de la polémique semble donc révolu. En discréditant ses critiques sous les qualificatifs les plus divers (étudiant, gauchiste, politique, etc.), Lorànt Deutsch est parvenu à sauver les meubles et nul doute que son livre continue de se vendre comme des petits pains. La meilleure preuve en est qu'il entame en ce moment une énième tournée promotionnelle pour sa nouvelle œuvre, une bande-dessinée historique. Néanmoins, la polémique a fait date. Les zélés présentateurs qui contribuent à sa promotion signalent désormais la ridicule conjuration fomentée par une clique d'historiens gauchistes, signalement qui permet à l'intéressé d'y aller de son couplet d'honnête homme lâchement attaqué par des adversaires politiques. Ainsi est-ce très exactement ce qui s’est passé pas plus tard que mercredi 17 octobre, dans l'émission « C à vous » sur France 5. Comme il n'y a au fond que cette calomnie sur Robespierre qui nous intéresse vraiment, quelle ne fut pas notre fierté lorsqu'elle fut citée en exemple par Alessandra Sublet, présentatrice de l'émission, en ces termes éminemment flatteurs* :
"À l'époque les historiens avaient souligné qu'il y avait certaines erreurs. Fallait quand même aller chercher loin. J'ai un exemple qui est quand même énorme : Robespierre aurait coupé des poils de la barbe du cadavre d'Henri IV, ce que n'atteste aucun historien. Ils vont chercher la petite bête !"
Eh oui, nous sommes un peu scrupuleux quand il s’agit d’une prétendue vérité historique ! Or voici que, miracle ! M. Deutsch, après une parenthèse édifiante sur la partialité des critiques, fit la réponse suivante que nous attendions depuis trois longues années :
"Quand on me dit, par exemple, Robespierre je l'invente. Je l'invente pas. C'était dans les collections du magazine Historia, les collections royales de Robespierre. Il avait des petites collections comme ça. Je me suis amusé à l'imaginer, à partir de ce que j'avais lu, dans la nécropole des rois de France à Saint-Denis en train de prendre la barbe. On pourra le contester comme on veut."
En dépit de l'inintelligibilité partielle de cette réponse, il sera en effet facile de contester l'anecdote puisque l'auteur, tout en prétendant ne l'avoir pas inventée, reconnaît aussitôt et fort tranquillement s'être "amusé à l'imaginer" après une lecture de la revue Historia dont on connaît, hélas, les vilains défauts. Un aveu aussi lumineux sur une méthode de travail pour le moins curieuse méritait en tout cas d'être signalé car, une fois de plus, personne n’a eu l’air de s’en formaliser. Ne reste plus qu'à dénicher ledit numéro d'Historia pour voir dans quelles proportions l'imagination deutschienne a fait de l'histoire un roman. L'enquête des Septembriseurs continue !

KLÉBER

* Voir l'émission à partir de la 48e minute environ.


Images : couverture du livre Métronome (source ici), détail d'une gravure représentant Henri IV exhumé en 1793 (source ici).
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mardi 29 mai 2012

Chevallier à la triste figure

Il n’est pas rare que les grands écrivains donnent des épithètes à la langue française, que ce soit par leur nom (dantesque, rabelaisien, cornélien…) ou par leurs héros (pantagruélique, gargantuesque, ubuesque…). Mais il existe une catégorie intermédiaire où seul le nom du héros a laissé son empreinte, l’auteur étant peu à peu oublié par une postérité bien ingrate. Tel est le cas par exemple du personnage de Rocambole qui donna l’adjectif rocambolesque avec le succès que l’on sait, tandis qu’était irrémédiablement oublié son créateur, l’aimable Ponson du Terrail. C’est incontestablement à cette même catégorie qu’appartient le mot Clochemerle, défini sur Wikipédia comme « un village ou une communauté déchirée par des querelles burlesques ». De fait, le village de Clochemerle, héros à part entière du roman du même nom publié en 1934, demeure le sympathique cliché de la société provinciale française du début du XXe siècle. S’il n’est pas dit que cette expression populaire plutôt récente soit éternellement conservée, du moins rappelle-t-elle encore l’existence d’un roman dont l’auteur a été quant  lui singulièrement oublié…

C’est à Gabriel Chevallier, né en 1895 à Lyon, que l’on doit Clochemerle. Cet écrivain passé par l’expérience traumatisante de la Première Guerre mondiale comme toute sa génération s’était d’abord fait remarquer avec le récit très personnel qu’il en avait retiré, La Peur, publié en 1930. Sous une forme à peine romancée, il y contait une tout autre guerre que celle vantée et imagée par la propagande et, loin même des récits authentiques mais courageux donnés par Barbusse, Dorgelès ou Remarque, il décrivait pour la première fois la peur et la lâcheté régnant parmi les soldats forcés de combattre. On conçoit que ce roman ait immédiatement classé son auteur à gauche en ce temps où l’antagonisme fasciste-communiste faisait rage. Quatre ans plus tard, la publication de Clochemerle devait achever de placer Chevallier sur l’échiquier politique. Écrite dans une langue riche et fleurie, l’histoire de ce village du Beaujolais commence sur une étonnante discorde entre le parti réactionnaire (représenté par le curé et la baronne) et le parti progressiste (le maire et son conseiller) au sujet de l’installation d’une simple pissotière. De là vont naître d’incroyables luttes de clan où les rivalités et jalousies locales éclatent au grand jour et créent les plus comiques péripéties.

À n’en pas douter, il faut considérer Clochemerle comme l’un des best-sellers des années 30, loin devant Voyage au bout de la nuit qui fit plus de bruit que de ventes. Le roman assura à Gabriel Chevallier une célébrité soudaine et durable, aussi bien en France qu’à l’étranger où il fut traduit en 27 langues. Les Anglo-saxons, en particulier, se montrèrent très friands du livre, et encore aujourd’hui il est impossible de ne pas trouver un bouquin de Chevallier jusque dans un bookshop du fin fond de l’Australie… D’autres romans suivirent, notamment Sainte-Colline (1937) inspiré de l’enfance en pensionnat de l’auteur, ou Les Héritiers Euffe (1945). Néanmoins, rançon de l’immense succès obtenu, Chevallier n’est jamais parvenu à exister autrement que par Clochemerle, la plus évidente preuve en étant qu’il écrivit deux suites à son roman, prenant soin de toujours conserver le nom fameux, Clochemerle-Babylone (1951) et Clochemerle-les-Bains (1963).

Qui était vraiment Gabriel Chevallier ? Un bon vivant pacifiste ? Un écrivain de seconde catégorie éclipsé par la gloire d’un roman ? C’est en lisant ses mémoires publiés sous un titre lui aussi révélateur qu’on l’apprend : L’Envers de Clochemerle (1965).
Plutôt qu’un récit linéaire de sa vie, on trouve dans L’Envers de Clochemerle une collection de réflexions et souvenirs épars que Chevallier a souhaité réunir et ordonner, d’autres souvenirs de jeunesse ayant déjà été racontés dans Chemins de solitude (1945) et Carrefours des hasards (1956). Sous-titrée « propos d’un homme libre », cette ultime autobiographie aborde tous les sujets qui lui tiennent à cœur, savoir : les femmes, la guerre, l’écriture, les rencontres et, bien entendu, lui-même.

Autant le dire d’emblée, pour qui a lu Clochemerle et La Peur c’est une personnalité bien différente que l’on découvre ici. Nous qui imaginions un écrivain modeste et humble, nous voilà bien déçus ! Chevallier ne manque en effet pas de défauts, à commencer par une certaine vanité dont il se croit pourtant l’homme le plus dépourvu au monde. Ainsi, avec une désarmante assurance, n’hésite-t-il pas à se considérer comme l’égal de Gide ou Proust, ajoutant très tranquillement ne vouloir échanger son œuvre « contre aucune autre ». Pourquoi pas, se dit-on d’abord, il faut bien avoir quelque orgueil… Mais à peu près tout ce qui suit est hélas du même ordre. Comparé par certains à Marcel Aymé et même accusé de s’être inspiré de son roman La Jument verte pour Clochemerle, Chevallier n’hésite pas à trancher : « quand on copie on fait généralement moins bien, et ce n’est pas le cas », ce en quoi il n’a pas tort. Mais est-il besoin d’ajouter avec suffisance : « Tout le monde connaît Clochemerle, qui sert de terme de comparaison, comme on connaît mes personnages. Alors que je ne vois pas qu’on cite Claquebue au même titre, ni les personnages de La Jument verte » ?

Pour donner une petite idée de cette propension à l’autosatisfaction qui parcourt allègrement L’Envers de Clochemerle, voyons comment l’auteur traite de son expérience au théâtre. Auteur de la pièce Le Ravageur, mise en scène par Willemetz, Gabriel Chevallier, après avoir rappelé qu’il était un profane en dramaturgie (ce qui doit ici relever son mérite), considère modestement que tout le succès de la pièce lui est dû : « mes répliques arrivaient en rangs si serrés que le rire l’emporta », « je ne vis dans la salle que deux ou trois indésirables aux dents serrées, qui étaient venus avec l’idée de trouver tout mauvais ». Naturellement, quand vient une mauvaise critique dans la presse, il ne s’agit que d’un « éreintement de vengeance, parce que nous avions eu ailleurs un accrochage ». Le compare-t-on à un « nouveau Jean de Létraz » qu’il répond vexé : « jamais Jean de Létraz n’a écrit comme je sais écrire ». En revanche, il ne manque pas de noter, sans commentaire : « Robert Kemp citait Aristophane à mon sujet ». Il reste que les mesquineries et jalousies d’une partie de la presse ne pouvaient pas grand chose contre la pièce, car on découvre avec étonnement que le vrai responsable de son « semi-échec » fut un cas de force majeure :
« J’eus contre moi, et c’était infiniment plus grave, la saison. On avait présenté ma pièce à la fin d’avril 1952. Le printemps, cette année-là, éclata en fanfare, gavant de soleil les campagnes. Au cours du mois de mai, tant en week-ends qu’en fêtes, la ville se vida pendant quinze jours. Il était difficile de faire recette dans ces conditions. Et ce beau temps devait durer. Ma pièce tint l’affiche pendant les mois les moins fructueux, juin, juillet, août, septembre, arrivant à la cent cinquantième environ. Tous ceux qui la virent s’en déclarèrent enchantés ».
C’est alors que, trahison, on retira la pièce de l’affiche ! Pour sa peine, le théâtre des Bouffes où elle se jouait enregistra aussitôt « une série de fours ». Ainsi s’acheva l’aventure théâtrale de l’auteur.

En dehors de cette vanité que l’on eût préféré ne pas rencontrer si souvent, les idées sociales et politiques exposées par Gabriel Chevallier dans ses mémoires nous le montrent également sous un nouveau jour. L’auteur de Clochemerle ne renie certes rien de ce qui a fait son succès : cette ironie subtile tournée contre les personnages de la comédie humaine, l’antimilitarisme qui lui fit écrire des pages mémorables sur toutes les ganaches de l’armée, enfin cette verve profondément humaniste qui nourrit ses meilleurs romans. Mais c’est précisément pourquoi plusieurs réflexions de sa part frappent le lecteur quand elles n’auraient pas choqué sous la plume d’un écrivain moins catalogué par ses écrits.
Tout commence avec les femmes, chapitre auquel il consacre soixante pages d’aphorismes plus ou moins heureux. Fier de ses succès auprès de la gent féminine (on eût été étonné du contraire), il conclut par des réflexions qui, si elles sont d’une époque révolue, n’en feraient pas moins défaillir d’horreur les moins féministes : « La femme, elle, met tout en ordre, prépare déjà la journée du lendemain. Souvent la dernière à se coucher et la première à se lever. Peut-on lui demander une grande élévation intellectuelle, prise qu’elle est par des besognes terre à terre, pourtant indispensables ? ». Ou encore : « Nous reprochons souvent aux femmes un certain infantilisme, qui parfois nous agace. C’est pour elles une grâce d’état, qui les met de plain-pied avec leurs enfants, à tous les âges ». Et ainsi de suite.

La partie intitulée « Mon temps » permet à Chevallier de s’exprimer sur toutes sortes de sujets politiques. Ainsi découvre-t-on qu’il fut partisan de l’Algérie française, non par esprit colonialiste, mais par raison sentimentale. Il déplore l’abandon précipité de cette colonie qui entraîna le rapatriement désordonné des Pieds-noirs et le massacre des Harkis. S’il fallait lâcher l’Algérie, estime-t-il, deux ou trois décennies de transition eussent été nécessaires pour ne pas créer le marasme que l’on sait. Parlant du communisme, Chevallier explique pourquoi il n’a jamais voulu y adhérer (« son intransigeance rigide m’aurait empêché de faire mon métier d’écrivain comme j’entendais l’exercer ») et pourquoi aussi il croit en son avenir : « le socialisme imprègne de plus en plus le monde capitaliste ». Mais c’est sur le Maréchal Pétain qu’il livre les propos les plus stupéfiants, quoique là encore assez représentatifs de l’époque et fidèles à la thèse du glaive et du bouclier qui avait alors cours :
« Un vieux maréchal de France n’est pas un traître. […] Était-il bien nécessaire de déshonorer une des plus grandes figures de notre histoire, l’homme qui nous avait servi de bouclier à plusieurs reprises ? Combien la France eût été grandie aux yeux du monde si le vieux maréchal et le jeune général qui avaient mené le même combat, l’un dans la place investie, l’autre à l’extérieur pour préparer l’assaut et la délivrance, eussent descendu côte à côte les Champs-Élysées. Quelle tempête de vivats, quel élan de reconnaissance les eût salués l’un et l’autre ! ».
Et Chevallier de conclure : « Je pense qu’il faudra que justice soit un jour rendue au vieux chef humain, qui avait su mériter la vénération de ses soldats. Notre honneur national ne pourra qu’y gagner ». Ces lignes écrites vingt ans après la guerre par un écrivain antimilitariste, l’homme le moins suspect au monde de nationalisme, devraient faire réfléchir ceux qui aujourd’hui portent un regard manichéen sur un conflit où le peuple français, plus que n’importe quel autre, fut foudroyé par la débâcle du pays au point d’en perdre toute raison.

Terminons notre propos par de meilleures choses. Il faut, pour être tout à fait honnête, reconnaître des qualités à L’Envers de Clochemerle et à son auteur. Malgré ce ton de suffisance qui transparaît trop souvent, c’est un livre passionnant à bien des égards. Les pages contant la drôle de guerre, intitulées « Le Guerrier désœuvré », donnent un accablant aperçu de l’amateurisme des préparatifs à la guerre. On y retrouve avec plaisir le ton drôle et savoureux de l’auteur décrivant ses journées inutiles de mobilisation dans le Génie. Pareillement, dans un chapitre consacré à son enfance malheureuse, Gabriel Chevallier donne plusieurs récits hauts en couleur sur une époque et ses valeurs. C’est d’ailleurs avec le même art que, plus loin, évoquant ses rencontres, il restitue l’atmosphère du milieu littéraire lyonnais de l’entre-deux-guerres où brillaient Henri Béraud et beaucoup d’auteurs désormais oubliés. En somme, ce n’est que lorsqu’il cherche à accumuler ses idées sur l’écriture et ce qu’il nomme les généralités (amour, vertu, honneur, vanité…) que Chevallier faiblit un peu, l’aphorisme devenant bien souvent poncif, à l’exception des pages sur la guerre, un thème de prédilection chez lui. Restent enfin de belles analyses littéraires sur ses pairs, ceux qu’il situe, avec lui, sur la ligne des sommets : André Gide, Henry de Montherlant, Valéry Larbaud, Louis Aragon, etc. Pour justifier ses choix éclectiques, une seule devise prime, qu’il répète à l’envi: « talent d’abord ! ».

La lecture de L’Envers de Clochemerle est, on le voit, riche d’enseignements. Si elle dévoile l’orgueil inattendu d’un écrivain qu’on imaginait plus sympathique, elle n’en livre pas moins le témoignage honnête et brillant d’une vie mouvementée, traversée par deux guerres mondiales et un succès littéraire dont on parle encore. Ce n’est pas peu.

Lucien JUDE

Images : photo de Gabriel Chevallier (source ici), couverture de Clochemerle en livre de poche (source ici), couverture de Sainte-Colline en livre de poche (source ici), couverture de L'Envers de Clochemerle (source ici), couverture de la pièce Le Ravageur (source ici), affiche de propagande du maréchal Pétain (source ici), photo de Gabriel Chevallier (source ici).
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lundi 21 mai 2012

La faillite des "Thibault"

« C’est puissamment banal, bourgeois avec grandeur, pas artiste pour un sou. »
Non ce n’est pas du Bloy, ni du Céline, mais du André Gide parlant des Thibault, le roman cycle de son grand ami Roger Martin du Gard.
Attention ! Pour savoir ce que pense cette girouette de Gide, il ne faut pas se reporter aux jugements pleins d’indulgence contenus dans le journal : « Roger Martin du Gard incarne à mes yeux une des plus hautes formes de l’ambition : celle qu’accompagne un constant effort de se perfectionner soi-même… », mais aux précieux Cahiers de la Petite Dame, Maria van Rysselberghe, témoignage intime sur Gide, empli de renseignements aussi primordiaux que : café ou Nescafé pour Gide après le repas…

Mais on y trouve aussi des opinions inédites de Gide lecteur de Martin du Gard : « Il dit tout et la part du lecteur est nul » ou encore les paroles de Gide à Martin du Gard dans l’intimité : « Vous avez peur de vous, peur de vous laisser aller… ».
Gide et quelques autres reprochent principalement à Martin du Gard le manque de liberté des personnages qui sont, tels ceux qu’on trouve dans les anciens jeux vidéo, sur un chemin dont ils ne peuvent pas s’échapper, tant au niveau de leur caractère que dans leur vie. Roger Martin du Gard a semble-t-il trop sacrifié au vraisemblable.

Est-ce donc si mauvais Les Thibault ? Pour se faire une idée, on l’a lu.
Sans revenir sur les détails de l’histoire, on peut d’emblée dire que le roman est trop long et ce pour deux raisons essentiellement présentes dans la seconde partie du cycle : une logorrhée idéologique gauchisante et un souci méticuleux du détail historique, le tout sur fond d’éclatement de la Grande Guerre.
Il y a pourtant quelques qualités dans Les Thibault, notamment sur le plan narratif où Roger Martin du Gard fait preuve d’une certaine inventivité en alternant les points de vue et les modes de récit. Très à l’aise dans les dialogues où il parvient à une grande intensité, ainsi que dans les mécanismes d’introspection, il bute en revanche nettement plus quand il s’agit de faire discuter plus de deux personnages, et s’en tire par des pirouettes doctrinales plutôt ennuyeuses.
Sur le fond, la question qui traverse Les Thibault est celle de la transmission toujours en échec, et de son symptôme principal : le non-dit.
Les exemples sont légion dans la famille Thibault que ce soit pour les valeurs matérielles, spirituelles et morales ; l’héritage est impossible.

Maria van Rysselberghe vient éclairer ce point : « …l’attitude de Martin devant la vie même, qu’il avoue petit à petit. Il considère toute l’existence, toutes les existences comme d’irrémédiables faillites, sans issues, rien ne trouve grâce devant son pessimisme, nulle valeur, nulle réussite, il est total, absolu, sans rémission. À son avis pour avoir une autre vision du monde, il faut être médiocre ou aveugle. »
C’est d’ailleurs deux « qualités » que se partagent les frères Thibaut quand ils croient l’un et l’autre passer à la postérité : pour le bourgeois dans le domaine de la médecine en faisant travailler ses collègues à sa place, pour le révolutionnaire quand il se persuade de modifier le cours de la guerre par une action suicidaire dont il ne restera rien.
Leur double échec signe bien l’irrémédiable faillite de la transmission et c’est la guerre qui viendra le leur rappeler. Ce n’est pas la naissance d’une troisième génération qui contredira le pessimisme de ces vies ratées puisqu’une fois encore le dévoiement de l’héritage est au rendez-vous : éternelle révolution ! 

GV

Images :  Gide et Martin du Gard à Pontigny en 1923 (source ici), couverture des Thibault (sources ici et ).

Sur ce roman, lire aussi l’article de Loulotte sur lalignedeforce.
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mercredi 14 mars 2012

La ligne de force

 Les Septembriseurs lancent un nouveau blog, la ligne de force, où ils comptent bien déployer leur énergie si justement célèbre. Dédié à des billets courts allant de la simple citation à l’article, de la vidéo à l’illustration, ce blog devrait permettre de mieux exprimer nos idées et nos découvertes quotidiennes qui, on s’en doute, seront légion. Pour autant, Les Septembriseurs ne disparaissent pas ! Sur ce blog, vous continuerez à trouver des articles plus détaillés, disons-le savants et intelligents, et, lorsque l’occasion s’en présentera, les éternelles et immortelles ganaches et pin-up du mois. Comme l’on voit, il y a de quoi être réjoui. Nous le sommes !


Les Septembriseurs

Image : couverture de La ligne de force de Pierre Herbart (source ici).
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lundi 12 mars 2012

Le signe de détresse maçonnique


On sait que les francs-maçons inspirent toutes sortes de légendes et de rumeurs ; les malheureux n’en finissent plus d’occuper les unes du Point et de L’Express, hebdomadaires fort préoccupés de comprendre les opaques mystères qu’on leur cache. Il faut reconnaître que le folklore entourant les rites et symboles de la franc-maçonnerie n’a pas peu contribué à la fascination/répulsion que porte sur elle le grand public. À y bien regarder, quelques-uns de ces rites sont même à peine croyables tant le grotesque y atteint des proportions délirantes… Il en va ainsi du fameux signe de détresse maçonnique.

Les francs-maçons utilisent (utilisaient ?) différents signes afin notamment de se reconnaître entre eux. La réglementation est assez compliquée suivant les grades et les loges mais toujours est-il qu’un code existe qui comprend entre autres le signe d’horreur (sic) et le signe de détresse, ce dernier ne pouvant a priori être utilisé que par les grands maîtres et dans un cas d’extrême nécessité. Le brave sapeur Camember, rappelons-le, possédait quelques rudiments dudit code.

D’après la légende, le signe de détresse eut une réelle utilité en permettant à de nombreux francs-maçons de sauver leurs vies dans des situations désespérées. Ainsi lors d’une bataille, le frère accomplissant le signe pouvait être aussitôt reconnu par un ennemi franc-maçon et par la même occasion voir sa vie épargnée. On prétend que ce fut souvent le cas lors des guerres napoléoniennes. Plus curieusement, un maçon tombé entre les mains d’Indiens d’Amérique aurait eu la vie sauve en faisant le signe car il fut ainsi reconnu du chef de la tribu qui, miracle ! avait été élevé en Angleterre et judicieusement initié. En bref, les maçons étant partout, il ne coûte rien d’essayer. L’histoire ne dit pas hélas combien de malheureux périrent après avoir tenté le fameux signe.

Mais ce signe de détresse, en quoi consiste-t-il au juste ? La réponse n’est pas aisée, car, comme toujours, les pratiques divergent suivant les loges. En France, du moins, il est souvent défini comme suit : porter la jambe droite derrière la gauche, incliner le buste en arrière ; placer les mains, doigts entrelacés, paumes vers le ciel au-dessus de la tête et, dans cette position, s’écrier : « À moi les enfants de la veuve ! ». Simple comme bonjour, surtout dans un cas de danger extrême !

L’exemple le plus frappant d’utilisation de ce signe original se devait d’être français. La franc-maçonnerie était bien représentée parmi les parlementaires de la IIIe République, notamment conservateurs. Lorsque le 23 juin 1899, M. Waldeck-Rousseau présenta à la Chambre son gouvernement de défense républicaine, une hostilité générale se manifesta dans l’hémicycle. Il faut dire que le gouvernement comprenait pour la première fois un socialiste, M. Millerand (qui du reste allait bientôt prendre goût au pouvoir), et un certain général Gallifet, marquis aux talons rouges devenu « républicain » anticlérical. Bref, tout portait à croire que ce curieux gouvernement d’union ne serait pas accepté lorsque soudain, surgissant de nulle part, le député franc-maçon Henri Brisson demanda la parole. Il s’avança à la tribune et exhorta les députés à voter la confiance au gouvernement Waldeck-Rousseau. Terminant son discours, on affirme qu’il fit alors le signe de détresse maçonnique à plusieurs reprises, permettant de rallier aussitôt tous les francs-maçons de la Chambre. Comme par hasard, le gouvernement fut immédiatement investi. Voici ce qu’en dit avec effroi le journal La Croix quelques jours après (29 juin 1899) :

LE SIGNE DE DÉTRESSE
Tout le monde, à la Chambre, a été frappé du revirement subit que l’intervention de M. Brisson a produit dans les dispositions d’un grand nombre de députés radicaux et socialistes.
Que s’est-il donc passé ?
M. Brisson a fait, à plusieurs reprises, le signe de détresse maçonnique, et tous les députés maçons ont obéi.
Voici, d’ailleurs, la déclaration qu’un député républicain, très estimé dans son parti, a fait à un rédacteur de l’Événement :
« Au lendemain du jour où parut la liste du Cabinet Waldeck-Gallifet-Millerand, il ne se serait pas trouvé cent voix à la Chambre des députés pour lui accorder une confiance quelconque.
Les membres de l’extrême-gauche, radicaux-socialistes, socialistes purs et révolutionnaires, étaient les plus exaltés contre l’étrange mixture qui représentait le gouvernement.
Cette impression se prolongea du commencement de la séance jusqu’à la dernière demi-heure des débats. M. Mirman, dans son éloquent discours, avait écrasé le ministère et M. Waldeck-Rousseau n’avait pu prendre le dessus avec sa harangue glacée de pasteur anglican.
Mais voici que le parti radical donne à fond. M. Brisson monte à la tribune.
Alors un spectacle curieux est offert à ceux qui savent le comprendre. M. Brisson adjure avec véhémence ses collègues radicaux de soutenir le Cabinet et cinq fois (on les a comptées) il fait le signal d’appel maçonnique qui n’est permis qu’aux grands chefs et dans les occasions les plus graves.
L’effet est produit : tous les radicaux dissidents se rallient. Pelletan, Decker-David, Zévnès, qui s’étaient montrés, quelques heures auparavant, si ardents contre le Cabinet, déclarent qu’ils s’abstiendront ; les autres radicaux et socialistes accordent leur confiance. »

Terminons en signalant qu’il est beaucoup plus aisé d’accomplir le signe de détresse maçonnique de nuit car, faute de pouvoir rien distinguer, on se contentera de crier : « À moi les enfants de la veuve ! ».

Lucien JUDE

Images : signe de détresse maçonnique suivant l'un des rites (source ici), le sapeur Camember en train d'expliquer le signe franc-maçon pour entrer gratis au théâtre, représentation d'un maçon sauvé par le signe lors d'une bataille au XIXe siècle (source ici), extrait de La Croix relatant l'épisode du signe de détresse le 29 juin 1899 (source gallica).
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mercredi 28 décembre 2011

Sur la tombe de Stevenson

Il n’y a pas beaucoup d’écrivains qui puissent se vanter d’avoir une tombe aussi exotique que celle de Robert-Louis Stevenson. En comparaison, l’auguste Chateaubriand, enterré sur l’île du Grand Bé, en face de Saint-Malo, semble un aimable plaisantin. Ce dernier l’est plus encore lorsque l’on sait comment il supervisa en détail la mise en place de ce tombeau officiellement anonyme qui fut, en fin de compte, une remarquable opération publicitaire pour sa postérité. Fort heureusement, comme pour faire justice du style et de l’homme, le grand Jean-Paul Sartre, dont on sait qu’il ne fut jamais à court d’idées lumineuses, se chargea de compisser le monument sous les yeux enamourés de Simone de Beauvoir.
Un tel déshonneur ne semble pas pouvoir arriver à Stevenson. C’est aux Samoa, sur l’île d’Upolu, que le célèbre Écossais a choisi d’être enterré. À 15 000 kilomètres de sa terre natale, le lieu n’est pas précisément facile d’accès et l’on n’y croise guère de touristes.

Cette tombe et les belles plages du littoral ayant tout l’attrait nécessaire à une excursion de quelques jours, nous y sommes passés fin novembre, en provenance d’Auckland qui n’est après tout qu’à quelques heures de vol et où vit une importante communauté d’expatriés samoans. Malgré le doux nom de ce pays et les images de carte postale qu’il inspire, on comprend assez vite pourquoi tant d’habitants ont choisi l’exil en Nouvelle-Zélande ou en Australie. Les 180 000 habitants répartis sur les deux îles (Savaï et Upolu) paraissent dans le désœuvrement le plus complet. Le tourisme, s’il est la première ressource nationale (le premier ministre détient le portefeuille du ministère du Tourisme), n’en reste pas moins balbutiant. Contrairement aux îles Fidji voisines, les hôtels se font rares et le centre-ville d’Apia, la capitale, est un désespérant alignement d’immeubles souvent misérables où végètent tant bien que mal une poignée de restaurants et cafés. La circulation automobile est pourtant impressionnante, au point de rendre irrespirable l’air déjà étouffant qui règne partout. Toutefois, passé six heures du soir, il n’y a plus un chat dans la rue. On ne peut d’ailleurs pas dire que cette formule soit la bonne, puisque chats et surtout chiens errants se promènent dans toute l’île et fouillent les poubelles sous le regard indifférent des habitants. Vraiment, on a peine à croire qu’il existe ici quoi que ce soit pour développer l’économie touristique et redresser le pays. Preuve, s’il en fallait une, de l’immobilisme politique, les étrangers sont bien rares et on les regarde comme des objets de curiosité. Il est vrai qu’ils sont aussi vus comme de potentiels nigauds prêts à acheter la camelote vendue dans les rues ou à prendre un des innombrables taxis qui polluent la ville. Les restaurants, par conséquent, n’abritent que la minuscule communauté touristique et les expatriés venus travailler dans les quelques entreprises internationales actives à Samoa. Depuis quarante années que le pays perçoit de substantielles aides de l’ONU et des riches pays voisins, en dépit même d’une stabilité politique étonnante par rapport aux autres îles du Pacifique, le pays demeure en plein tiers-monde. Rien ne semble malheureusement près de changer : un parti quasi-unique au pouvoir depuis l’indépendance (1962), l’absence totale d’exportations, le chômage, mais aussi un climat tropical qui rend les récoltes aléatoires et provoque de réguliers cyclones, la liste est longue des maux qui frappent le pays. Symbole de ce lamentable état, Apia, bien plus que les villages traditionnels qui se trouvent dans le reste de l’île, apparaît irrémédiablement comme un triste lieu où il ne fait pas bon vivre.

Ne restons cependant pas devant cette infamante vitrine et venons-en à Robert-Louis Stevenson. Après le désolant tableau que nous venons de dresser, on conviendra qu’il fallait être fou pour venir s’établir avec femme et enfants en ces lieux. Car c’est bien ce que fit l’écrivain en 1890, lorsqu’il décida d’y emménager dans l’espoir que le climat local le guérirait de son état tuberculeux. Déjà mondialement célèbre, c’est ici qu’il passa les dernières années de sa courte vie (1850-1894).

La maison où vécut Stevenson, baptisée Vailima du nom de la localité voisine, se trouve à trois kilomètres au sud d’Apia, sur le flanc du Mont Vaea. Bâtie en 1890 sur un terrain de 126 hectares acheté pour une bouchée de pain par l’écrivain, elle fut alors la plus importante construction de l’île. Tout en bois, Vailima se trouve au cœur d’un superbe parc dont l’impeccable entretien ferait honneur aux meilleurs jardiniers de Sa Majesté. Il faut dire que ce vestige transformé en musée en 1994 est sans doute la principale attraction touristique de Samoa. Si personne ne s’y trouvait lorsque nous le visitâmes, le livre d’or témoigne suffisamment de sa régulière fréquentation, très majoritairement européenne et américaine.

Une fois déchaussé, exigence toute locale, le visiteur découvre un cosy intérieur où de nombreuses photographies sépia de l’époque ont été disposées. On y voit tout le clan Stevenson, parfois entouré des chefs locaux, déjeunant, jouant de la musique, se promenant dans la vaste résidence, tout cela avec un bel entrain. Amateur de pittoresque, Stevenson avait pris soin de donner à ses employés, en guise de livrée, le tartan des Stuarts. Lui-même ne fut pourtant en rien un colonialiste patenté. Arrivé aux Samoa à l’apogée du conflit qui opposait Anglais, Allemands et Américains pour la possession des îles, il fut un ardent défenseur de la cause des Samoans et milita pour leur souveraineté. Son dévouement et sa sympathie envers les indigènes lui valurent les chaleureux remerciements de la population qui construisit en son honneur une route reliant Vailima à Apia, appelée O Le Ala O Le Alofa, « la route du cœur aimant ». Stevenson, qui restait avant tout écrivain et ne manquait pas de distraire ses invités par des récits qu’on imagine volontiers épiques, fut quant à lui surnommé Tusitala, ce qui signifie « le conteur d’histoires ».

La visite passe par les principales pièces de la résidence, toutes meublées à l’européenne et décorées de nombreuses gravures parisiennes. Si nombre des objets exposés ne sont pas d’authentiques reliques, ils restituent à tout le moins l’ameublement qui fut celui de l’époque. Les chambres sont vastes et lumineuses, agréables malgré la chaleur du dehors, et l’on se plaît à croire que la vie n’y fut pas si affreuse que pourrait le laisser penser la meilleure maison d’Apia. Il ne faut pourtant pas s’y tromper car Stevenson eut à travailler dur pour défricher les alentours et édifier peu à peu une demeure qui ne soit pas une simple cabane. Dans la dernière salle, la bibliothèque, les livres rassemblés restent clairsemés mais la pièce donne une idée du bureau dans lequel l’écrivain rédigea plusieurs œuvres importantes, notamment Catriona (David Balfour) et The Wrecker (Le Trafiquant d’épaves). On y trouve aussi quelques reproductions de lettres de l’auteur et une sommaire exposition des éditions internationales de Stevenson, en particulier concernant son livre le plus célèbre, L’île au trésor. Somme toute, l’atmosphère confortable qui baigne la maison surprend très agréablement le visiteur. Cette impression, sans nul doute, est favorisée par le jardin et les immédiats sous-bois plantés de bambous et richement fleuris, au milieu desquels coule une charmante petite rivière. Parmi les chemins qui serpentent dans cette partie boisée du parc, l’un d’eux permet d’atteindre le sommet du mont Vaea. C’est là haut que se trouve la tombe de Stevenson.

Alors qu’il s’était remis d’une passagère dépression en s’attelant à la rédaction d’un roman qui s’annonçait comme l’un des plus originaux et novateurs de son œuvre (Weir of Herminston traduit en français sous le titre Herminston, le juge pendeur), Stevenson fut brusquement frappé d’apoplexie et mourut à Vailima le 3 décembre 1894. Conformément à ses volontés, il fut enterré au faîte du Mont Vaea qui surplombe sa maison. Des centaines de Samoans, pour lui rendre hommage, se relayèrent et frayèrent un chemin au milieu des lianes afin de transporter son corps jusqu’aux hauteurs. Là, le cercueil de l’écrivain écossais fut déposé sur un tapis de corail et de pierres volcaniques et la tombe entourée de pierres noires, suivant la tradition réservée aux membres royaux de Samoa.

Si la route n’est pas exceptionnellement longue pour atteindre ce célèbre lieu de pèlerinage (trente à quarante minutes par le chemin le plus court), elle est pourtant des plus ardues. Une étouffante chaleur règne en effet jusque sous les arbres. La forte humidité de l’air accable tout particulièrement le marcheur qui est confronté en outre à la présence redoutable de centaines de moustiques. On en vient à croire que ces voraces insectes agissent comme un rempart au tombeau sacré tant leurs perfides attaques non seulement ralentissent mais découragent l’honnête pèlerin. C’est une gageure de sortir de ce traquenard ! Après un chemin des plus escarpés et mal indiqués, l’on parvient au sommet avec soulagement. Sur un étroit plateau couvert de végétation et à peine ouvert par une clairière en son milieu, la tombe est là, tournée vers la mer, d’un style victorien sans fard, que recouvrent de belles fleurs tombées des arbres alentour. L’épitaphe choisie par Stevenson figure sur le côté est du monument :

Under the wide and starry sky
Dig the grave and let me lie
Glad did I live and gladly die
And I laid me down with a will
This be the verse you grave for me
Here he lies where he longed to be
Home is the sailor, home from sea
And the hunter home from the hill*

Sur l’autre face, plein nord, se trouvent les remerciements du peuple samoan et, côté ouest, une nouvelle épitaphe, cette fois-ci écrite en langue samoane, trace de l’indéfectible attachement des Samoans à Stevenson.

N’étaient les nuages de moustiques qui en défendent l’entrée, l’endroit serait charmant. On ne peut hélas guère s’y attarder si l’on tient un tant soit peu à sa peau. Attaquant sans relâche, les insectes harcèlent autant que la chaleur assomme. Cela n’est après tout pas si dommage puisque voilà de quoi dissuader le tourisme de masse et les plaisantins à la Sartre. Il reste que c’est surtout par son éloignement que la tombe fait du pèlerinage une entreprise peu aisée. Marcel Schwob (1867-1905) qui, dans jeunesse, entretint une correspondance avec Stevenson et recevait de lui des lettres de Vailima, se rendit dans l’île en 1901. On ne sait trop s’il parvint à se rendre jusqu’à la tombe car sa faible santé ne fut en rien arrangée par le climat et, après deux mois sur place, il revint en France très affaibli. Après bien d’autres, un autre artiste important tenta le pèlerinage, ce fut Hugo Pratt (1927-1995), dessinateur de Corto Maltese et grand admirateur de Stevenson. Désireux de lui rendre hommage par ce qu’il appelait un « pèlerinage laïc », il se rendit à Upolu en 1992, peu de temps avant sa mort. Hélas, la route menant à la tombe était alors impraticable à la suite d’un cyclone et Pratt dut se contenter de survoler les lieux en hélicoptère.
En somme, sur cette île isolée et désolée au possible, la visite au sommet du Mont Vaea prend l’allure d’une expédition dans la jungle à la recherche du tombeau perdu. On voit que Stevenson ne s’est pas contenté d’écrire des romans d’aventures ; lui qui se disait aventurier presque autant qu’artiste est parvenu à créer une ultime œuvre d’art en faisant de sa propre sépulture un objet d’aventure.

Lucien JUDE

*Sous le ciel immense et étoilé
Creuse la tombe et laisse-moi reposer
Heureux j’ai vécu et heureux je meurs
Et je m’allonge ici avec un vœu
Voici le verset que tu graveras pour moi
Ici il repose où il désirait être
Le marin est chez lui, de retour de la mer
Et le chasseur de retour de la colline

Images : la tombe de Stevenson face nord, plage près d'Apia, maison de Stevenson à Vailima, vue du jardin depuis la terrasse, la bibliothèque, statuette et tableau de Stevenson dans la salle-à-manger, épitaphe sur la tombe, la tombe (photos LJ).
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