Il n’y a pas beaucoup d’écrivains qui puissent se vanter d’avoir une
tombe aussi exotique que celle de Robert-Louis Stevenson. En comparaison, l’auguste Chateaubriand, enterré sur l’île du Grand Bé, en face de Saint-Malo, semble un aimable plaisantin. Ce dernier l’est
plus encore lorsque l’on sait comment il supervisa en détail la mise en place
de ce tombeau officiellement anonyme qui fut, en fin de compte, une remarquable
opération publicitaire pour sa postérité. Fort heureusement, comme pour faire
justice du style et de l’homme, le grand Jean-Paul Sartre, dont on sait qu’il ne fut jamais à court d’idées
lumineuses, se chargea de compisser le monument sous les yeux enamourés de Simone
de Beauvoir.
Un tel déshonneur ne semble pas pouvoir arriver à Stevenson. C’est aux Samoa, sur l’île d’Upolu, que le célèbre Écossais a choisi d’être
enterré. À 15 000 kilomètres de sa terre natale, le lieu n’est pas précisément
facile d’accès et l’on n’y croise guère de touristes.
Cette tombe et les belles plages du littoral ayant tout l’attrait nécessaire
à une excursion de quelques jours, nous y sommes passés fin novembre, en
provenance d’Auckland qui
n’est après tout qu’à quelques heures de vol et où vit une importante communauté
d’expatriés samoans. Malgré le doux nom de ce pays et les images de carte
postale qu’il inspire, on comprend assez vite pourquoi tant d’habitants ont
choisi l’exil en Nouvelle-Zélande ou en Australie.
Les 180 000 habitants répartis sur les deux îles (Savaï et Upolu) paraissent dans le désœuvrement le
plus complet. Le tourisme, s’il est la première ressource nationale (le premier
ministre détient le portefeuille du ministère du Tourisme), n’en reste pas
moins balbutiant. Contrairement aux îles Fidji voisines, les hôtels se font rares et le
centre-ville d’Apia, la
capitale, est un désespérant alignement d’immeubles souvent misérables où végètent
tant bien que mal une poignée de restaurants et cafés. La circulation
automobile est pourtant impressionnante, au point de rendre irrespirable l’air
déjà étouffant qui règne partout. Toutefois, passé six heures du soir, il n’y a
plus un chat dans la rue. On ne peut d’ailleurs pas dire que cette formule soit
la bonne, puisque chats et surtout chiens errants se promènent dans toute l’île
et fouillent les poubelles sous le regard indifférent des habitants. Vraiment,
on a peine à croire qu’il existe ici quoi que ce soit pour développer l’économie
touristique et redresser le pays. Preuve, s’il en fallait une, de l’immobilisme
politique, les étrangers sont bien rares et on les regarde comme des objets de
curiosité. Il est vrai qu’ils sont aussi vus comme de potentiels nigauds prêts à
acheter la camelote vendue dans les rues ou à prendre un des innombrables taxis
qui polluent la ville. Les restaurants, par conséquent, n’abritent que la
minuscule communauté touristique et les expatriés venus travailler dans les
quelques entreprises internationales actives à Samoa. Depuis quarante années
que le pays perçoit de substantielles aides de l’ONU et des riches pays voisins, en dépit même d’une
stabilité politique étonnante par rapport aux autres îles du Pacifique, le pays demeure en plein tiers-monde. Rien
ne semble malheureusement près de changer : un parti quasi-unique au
pouvoir depuis l’indépendance (1962), l’absence totale d’exportations, le chômage,
mais aussi un climat tropical qui rend les récoltes aléatoires et provoque de réguliers
cyclones, la liste est longue des maux qui frappent le pays. Symbole de ce
lamentable état, Apia, bien plus que les villages traditionnels qui se trouvent
dans le reste de l’île, apparaît irrémédiablement comme un triste lieu où il ne
fait pas bon vivre.
Ne restons cependant pas devant cette infamante vitrine et venons-en à
Robert-Louis Stevenson. Après le désolant tableau que nous venons de dresser,
on conviendra qu’il fallait être fou pour venir s’établir avec femme et enfants
en ces lieux. Car c’est bien ce que fit l’écrivain en 1890, lorsqu’il décida d’y
emménager dans l’espoir que le climat local le guérirait de son état tuberculeux.
Déjà mondialement célèbre, c’est ici qu’il passa les dernières années de sa
courte vie (1850-1894).
La maison où vécut Stevenson, baptisée Vailima du nom de la localité voisine, se trouve à
trois kilomètres au sud d’Apia, sur le flanc du Mont Vaea. Bâtie en 1890 sur un terrain de 126
hectares acheté pour une bouchée de pain par l’écrivain, elle fut alors la plus
importante construction de l’île. Tout en bois, Vailima se trouve au cœur d’un
superbe parc dont l’impeccable entretien ferait honneur aux meilleurs
jardiniers de Sa Majesté. Il faut dire que ce vestige transformé en musée en
1994 est sans doute la principale attraction touristique de Samoa. Si personne
ne s’y trouvait lorsque nous le visitâmes, le livre d’or témoigne suffisamment
de sa régulière fréquentation, très majoritairement européenne et américaine.
Une fois déchaussé, exigence toute locale, le visiteur découvre un cosy
intérieur où de nombreuses photographies sépia de l’époque ont été disposées.
On y voit tout le clan Stevenson, parfois entouré des chefs locaux, déjeunant,
jouant de la musique, se promenant dans la vaste résidence, tout cela avec un
bel entrain. Amateur de pittoresque, Stevenson avait pris soin de donner à ses
employés, en guise de livrée, le tartan des Stuarts. Lui-même ne fut pourtant en rien un colonialiste
patenté. Arrivé aux Samoa à l’apogée du conflit qui opposait Anglais, Allemands
et Américains pour la possession des îles, il fut un ardent défenseur de la
cause des Samoans et milita pour leur souveraineté. Son dévouement et sa
sympathie envers les indigènes lui valurent les chaleureux remerciements de la
population qui construisit en son honneur une route reliant Vailima à Apia,
appelée O Le Ala O Le Alofa,
« la route du cœur aimant ». Stevenson, qui restait avant tout écrivain
et ne manquait pas de distraire ses invités par des récits qu’on imagine
volontiers épiques, fut quant à lui surnommé Tusitala, ce qui signifie « le conteur d’histoires ».
La visite passe par les principales pièces de la résidence, toutes meublées
à l’européenne et décorées de nombreuses gravures parisiennes. Si nombre des
objets exposés ne sont pas d’authentiques reliques, ils restituent à tout le
moins l’ameublement qui fut celui de l’époque. Les chambres sont vastes et
lumineuses, agréables malgré la chaleur du dehors, et l’on se plaît à croire que la vie n’y fut pas si affreuse que pourrait le laisser penser la meilleure
maison d’Apia. Il ne faut pourtant pas s’y tromper car Stevenson eut à
travailler dur pour défricher les alentours et édifier peu à peu une demeure
qui ne soit pas une simple cabane. Dans la dernière salle, la bibliothèque, les
livres rassemblés restent clairsemés mais la pièce donne une idée du bureau
dans lequel l’écrivain rédigea plusieurs œuvres importantes, notamment Catriona (David Balfour) et The Wrecker (Le Trafiquant d’épaves). On y trouve aussi quelques reproductions
de lettres de l’auteur et une sommaire exposition des éditions internationales
de Stevenson, en particulier concernant son livre le plus célèbre, L’île
au trésor. Somme toute,
l’atmosphère confortable qui baigne la maison surprend très agréablement le
visiteur. Cette impression, sans nul doute, est favorisée par le jardin et les
immédiats sous-bois plantés de bambous et richement fleuris, au milieu desquels
coule une charmante petite rivière. Parmi les chemins qui serpentent dans cette
partie boisée du parc, l’un d’eux permet d’atteindre le sommet du mont Vaea. C’est
là haut que se trouve la tombe de Stevenson.
Alors qu’il s’était remis d’une passagère dépression en s’attelant à la
rédaction d’un roman qui s’annonçait comme l’un des plus originaux et novateurs
de son œuvre (Weir of Herminston traduit en français sous le titre Herminston,
le juge pendeur),
Stevenson fut brusquement frappé d’apoplexie et mourut à Vailima le 3 décembre
1894. Conformément à ses volontés, il fut enterré au faîte du Mont Vaea qui
surplombe sa maison. Des centaines de Samoans, pour lui rendre hommage, se
relayèrent et frayèrent un chemin au milieu des lianes afin de transporter son
corps jusqu’aux hauteurs. Là, le cercueil de l’écrivain écossais fut déposé sur
un tapis de corail et de pierres volcaniques et la tombe entourée de pierres
noires, suivant la tradition réservée aux membres royaux de Samoa.
Si la route n’est pas exceptionnellement longue pour atteindre ce célèbre
lieu de pèlerinage (trente à quarante minutes par le chemin le plus court),
elle est pourtant des plus ardues. Une étouffante chaleur règne en effet jusque
sous les arbres. La forte humidité de l’air accable tout particulièrement le
marcheur qui est confronté en outre à la présence redoutable de centaines de
moustiques. On en vient à croire que ces voraces insectes agissent comme un
rempart au tombeau sacré tant leurs perfides attaques non seulement ralentissent
mais découragent l’honnête pèlerin. C’est une gageure de sortir de ce traquenard !
Après un chemin des plus escarpés et mal indiqués, l’on parvient au sommet avec
soulagement. Sur un étroit plateau couvert de végétation et à peine ouvert par
une clairière en son milieu, la tombe est là, tournée vers la mer, d’un style
victorien sans fard, que recouvrent de belles fleurs tombées des arbres
alentour. L’épitaphe choisie par Stevenson figure sur le côté est du monument :
Under the wide and starry sky
Dig the grave and let me lie
Glad did I live and gladly die
And I laid me down with a will
This be the verse you grave for me
Here he lies where he longed to be
Home is the sailor, home from sea
And the hunter home from the hill*
Sur l’autre face, plein nord, se trouvent les remerciements du peuple
samoan et, côté ouest, une nouvelle épitaphe, cette fois-ci écrite en langue
samoane, trace de l’indéfectible attachement des Samoans à Stevenson.
N’étaient les nuages de moustiques qui en défendent l’entrée, l’endroit
serait charmant. On ne peut hélas guère s’y attarder si l’on tient un tant soit
peu à sa peau. Attaquant sans relâche, les insectes harcèlent autant que la
chaleur assomme. Cela n’est après tout pas si dommage puisque voilà de quoi
dissuader le tourisme de masse et les plaisantins à la Sartre. Il reste que c’est
surtout par son éloignement que la tombe fait du pèlerinage une entreprise peu
aisée. Marcel Schwob
(1867-1905) qui, dans jeunesse, entretint une correspondance avec Stevenson et
recevait de lui des lettres de Vailima, se rendit dans l’île en 1901. On ne
sait trop s’il parvint à se rendre jusqu’à la tombe car sa faible santé ne fut
en rien arrangée par le climat et, après deux mois sur place, il revint en
France très affaibli. Après bien d’autres, un autre artiste important tenta le
pèlerinage, ce fut Hugo Pratt (1927-1995), dessinateur de Corto Maltese et grand admirateur de Stevenson. Désireux de lui
rendre hommage par ce qu’il appelait un « pèlerinage laïc », il se
rendit à Upolu en 1992, peu de temps avant sa mort. Hélas, la route menant à la
tombe était alors impraticable à la suite d’un cyclone et Pratt dut se
contenter de survoler les lieux en hélicoptère.
En somme, sur cette île isolée et désolée au possible, la visite au
sommet du Mont Vaea prend l’allure d’une expédition dans la jungle à la recherche
du tombeau perdu. On voit que Stevenson ne s’est pas contenté d’écrire des
romans d’aventures ; lui qui se disait aventurier presque autant qu’artiste
est parvenu à créer une ultime œuvre d’art en faisant de sa propre sépulture un
objet d’aventure.
Lucien JUDE
*Sous le ciel immense et étoilé
Creuse la tombe et laisse-moi reposer
Heureux j’ai vécu et heureux je meurs
Et je m’allonge ici avec un vœu
Voici le verset que tu graveras pour moi
Ici il repose où il désirait être
Le marin est chez lui, de retour de la mer
Et le chasseur de retour de la colline
Images : la tombe de Stevenson face nord, plage près d'Apia, maison de
Stevenson à Vailima, vue du jardin depuis la terrasse, la bibliothèque, statuette
et tableau de Stevenson dans la salle-à-manger, épitaphe sur la tombe, la tombe
(photos LJ).